Journal n°160

En politique migratoire, les chiffres ont plus d’influence que celui qui les énonce

image-3.jpgEn politique, le pouvoir des chiffres, en particulier du premier qui est articulé sur la place publique, est considérable dans la formation de l’opinion. La preuve en est une nouvelle fois apportée par une expérience au cours de laquelle 300 personnes ont été soumises au texte suivant, d’une certaine actualité: «Les politiciens d’un parti ont proposé que la Suisse accueille 1000 migrants. Pensez-vous qu’il faille en accueillir plus ou moins? Combien exactement?» En parallèle, un second groupe de 300 personnes, au profil identique, a reçu la même question mais avec le chiffre de 100 000 migrants. En réponse, les premiers proposaient d’accueillir 20 800 réfugiés. Les seconds, eux, étaient prêts à en recevoir près de 126 000. Autrement dit, le seul choix d’un chiffre dans une question peut générer une hospitalité (ou une frilosité) jusqu’à six fois plus importante envers les migrants.

Cette expérience, menée par Fanny Lalot, chercheuse au Département de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), et ses collègues a été publiée le 18 mars dans le Journal of Applied Social Psychology. Elle met en exergue ce que les psychologues appellent le biais d’ancrage. Celui-ci se manifeste lorsqu’on demande à une personne de faire une évaluation tout en lui donnant de prime abord un chiffre qui servira d’ancrage à sa réflexion. Si le chiffre de la consigne est faible, sa réponse le sera également et inversement avec un chiffre élevé.

Selon les auteurs, même si ce biais de raisonnement est connu et étudié depuis 1974, les psychologues sociaux analysent encore trop souvent la problématique de l’influence exercée sur l’opinion publique à travers le seul prisme de l’idéologie politique et de l’appartenance à un parti. Peu d’entre eux s’intéressent au pouvoir des chiffres proférés par les acteurs politiques.

La question est particulièrement pertinente à propos des migrants puisque ce sujet se résume souvent à quelques nombres chocs et que les véritables statistiques sont souvent méconnues, déformées ou détournées.

Avec la crise des réfugiés qui s’est accentuée ces dernières années, politiciens et médias ont beaucoup véhiculé l’idée que l’Allemagne aurait accueilli un million de migrants en 2015 tandis que la Hongrie n’en aurait reçu aucun. En réalité, cette année-là, l’Allemagne n’a accueilli «que» 441 800 demandeurs d’asile tandis que la Hongrie en comptabilisait 174 435.

L’équipe genevoise s’est penchée sur l’influence sur l’opinion publique suisse des chiffres véhiculés dans les médias sur le nombre de migrants arrivés chaque année. Leur étude ne s’est pas bornée à mesurer le biais d’ancrage en faisant varier de 1000 à 100 000 le nombre de demandeurs d’asile que les participants étaient d’accord d’accueillir. Ils ont affiné leurs résultats en analysant leurs affinités politiques.

Les psychologues ont ainsi divisé les participants en quatre groupes. Le premier groupe recevait de la part de l’Union démocratique du centre (UDC, parti conservateur et anti-étrangers) un chiffre conseillé de 1000 migrants. Le second groupe recevait le même chiffre mais de la part du Parti socialiste (PS, dont les positions sont plus ouvertes aux migrants). Le troisième groupe recevait de l’UDC un chiffre de 100 000 migrants et le dernier groupe le même chiffre mais du PS.

Les auteurs précisent que leurs résultats mettent le doigt sur les dangers des votations fondées sur des chiffres

Curieusement, les moyennes des évaluations des participants sont presque semblables entre les deux premiers groupes (20 000 migrants contre 15 000), et entre les deux derniers  (140 000 contre 130 000). La source politique du chiffre d’ancrage importe donc peu pour l’évaluation du citoyen. Seul le chiffre lui-même compte.

Autre surprise, les personnes ayant une sensibilité plus à droite ont malgré tout donné un chiffre plus élevé que celui initialement proposé, respectivement 18 000 (contre 25 000 pour les participants plus à gauche) et 100 500 (contre 160 000).

«En général, les personnes recevant un chiffre d’ancrage élevé ont tendance à répondre un chiffre plus faible que celui proposé en préambule, explique Fanny Lalot. On dirait que cette problématique a provoqué une réaction plutôt humaniste poussant les gens à défendre des chiffres plus élevés que ce qu’un politicien aurait proposé.»

Les auteurs précisent que leurs résultats mettent le doigt sur les dangers des votations fondées sur des chiffres. Car quelles que soient les affinités politiques, les citoyens se retrouvent fortement influencés par les nombres véhiculés par les médias. Ce principe étant relativement connu, les partis politiques peuvent s’en servir pour tenter de manipuler l’opinion publique en étant les premiers à transmettre des chiffres allant dans leur sens. —