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1927-02-09, Denis de Rougemont à Max Dominicé

Mon cher Domino,

Merci de ta lettre, Ô toi, l’homme qui sait être franc ! Tu te traites de « maître d’école », sans générosité ; mais c’est cela justement que j’aimerais : qu’on annote mes articles au crayon rouge et qu’on me les renvoie corrigés. Il y a tant de gens qui vous disent : « J’ai bien aimé… » ou « Je ne suis pas d’accord avec tout, mais dans l’ensemble, etc. » ou « Il y avait de bonnes choses » ou « J’aimais mieux ton dernier article », etc., etc. Toi, tu me dis « jusqu’à la page 22… le premier paragraphe de la page 25 ». Je t’en suis très reconnaissant. [p. 2] Je comprends parfaitement que tu critiques mon style « elliptique » — mais j’ai pour moi quelques bonnes raisons (beaucoup plus morales que littéraires) dont j’aimerais te parler autrement que par lettre, d’abord parce que ce serait trop long, ensuite parce je crains des malentendus qui naîtraient forcément des nouvelles ellipses dont j’userais pour défendre les premières. Donc, je remets ceci à notre prochaine conversation.

Idem pour la « question Rosset », complexe s’il en fut. Je te propose comme préparation à une conversation sur Rosset la lecture (ou la re-lecture) du petit livre admirable de Mauriac intitulé Le Jeune Homme. (Mauriac, soit dit en passant, a écrit à Rosset qu’il viendrait bientôt chez Bernard Barbey à Montcherand, et de là, à Neuchâtel.) (Ce qui me [p. 3] rappelle une « explication » interrompue à propos du Cœur gros, « frais et morbide ».)

 

Je serai libre en mars, entre les « théâtrales » de Belles-Lettres — j’y suis, jusqu’au cou, — et une école de caporal. Je viendrai à Genève le 9 mars, pour Belles-Lettres, et m’y arrêterai probablement deux jours — j’y ai passé au début de janvier, retour du Midi, où Roland de Pury m’avait emmené pendant les vacances de Noël. Ce Roland… Encore un sujet de conversation.

Mais je me rends compte que je ne fais que te les énumérer, ces sujets de conversations. Pour finir la liste, il faut encore que je l’indique : Karl Barth, sur qui je voudrais d’autres renseignements, pour faire suite à ce que tu m’en écrivais cet été ; Noël Vesper, pasteur réactionnaire et calviniste qui est venu « conférencier » à Neuchâtel [p. 4] sous les auspices… de Belles-Lettres !! — enfin, Calvin, lui-même, un très grand homme, mais est-il vraiment protestant ?

Je n’ai plus touché ma Bible depuis des mois, exprès. L’autre jour, je me suis remis à lire saint Jean, avec des yeux nouveaux, — et comme si Paul n’avait rien écrit… C’est absolument bouleversant.

 

Je me creuse la tête, en vain, pour imaginer ce que tu fais à Münster… Tournerais-tu au dominicain ? Médites-tu de fonder un ordre ? Entreprends-tu une traduction allemande de Calvin, ou une traduction française de Karl Barth ? Ou une de ces sommes protestantes dont nous aurions si grand besoin, il me semble ?

 

C’est donc entendu : à bientôt ici ou à Genève. J’attends un mot de toi.

Très amicalement.
Denis de Rougemont