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1946-05-20, Max Dominicé à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Je ne crois pas éprouver jamais le sentiment qu’on définit par le mot « vexé »… et c’est peut-être par absence de réactions morales spontanées, ou par lâcheté foncière de caractère, ou par suite d’une empreinte chrétienne qui me fait sentir toujours très vivement que je ne suis jamais « digne » d’autre chose que de la colère de Dieu et de ses châtiments.

Ce n’est donc pas un homme vexé qui t’écrit, mais, je dois l’avouer, un ami profondément peiné d’avoir appris par le Journal de Genève que tu avais passé par Genève, et de constater que tu ne lui avais pas fait signe…

Tu peux me dire que mon silence total depuis 1940 est coupable, et j’en conviens, bien que je puisse arguer du fait que j’ignorais ton adresse américaine, et que les relations épistolaires n’ont guère été faciles. Et puis, comme tu ne m’as pas écrit davantage, j’ose espérer que tu as mesuré la difficulté d’entretenir une correspondance avec un ami éloigné, au milieu d’une vie suroccupée.

Mais je m’étais prodigieusement réjoui à l’annonce de ton retour en Suisse, et Madeleine aussi, et Françoise aussi, qui aime de façon touchante ce parrain invisible. Quel chagrin pour nous de penser que tu as passé par Genève sans nous donner signe de vie.

Ne crois-tu plus à notre affection ? T’est-elle indifférente ? Je t’assure qu’elle t’est conservée tout entière, et que ce serait une immense joie pour nous de te revoir. Reviens ! Annonce-toi ! Voici venir la Pentecôte, qui signifie la fin du lourd fardeau des catéchumènes, donc plus de temps pour voir ceux qu’on aime.

Je me réjouis de te revoir. On a tant de choses à se dire.

À toi du fond du cœur.
Max