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1926-07, Denis de Rougemont à Max Dominicé

Mon cher Domino,

Enfin… je crois bien que je vais t’écrire, malgré tout. « Tout », c’est d’abord mon genre de vie ici, et c’est aussi la perte de mon stylo, qui m’oblige à user d’une plume abominable. Je rentre d’une promenade à cheval qui s’est terminée par un galop sous l’averse. J’ai pu m’échapper d’une table de bridge — j’espère que tu as l’aversion de tous les gens d’esprit pour cette sorte de divertissement — et monter dans ma chambre où je viens de consulter la liste de mes 35 correspondants. D’autre part j’ai pensé plusieurs fois aujourd’hui, que nous avons le 20 du mois, et que c’est, sauf erreur, la date d’ouverture du camp. Autre cause déterminante, je n’ai rien à lire. Donc, allons-y, et commençons une lettre méditée depuis longtemps. Mais ce que je vais t’écrire sera sans aucun rapport avec ce que j’ai médité, probablement.

Tout ce préambule n’est que pour te faire comprendre que si j’ai tant de peine à t’écrire, ce n’est point que l’envie m’en manque, mais une bonne conversation ferait bien mieux l’affaire, et empêcherait les équivoques qu’une épître dans ce genre risque de créer à chaque ligne.

Ce que je fais ici ? Je parle français avec la famille Dohna — des cousins de mes cousins Wesdehlen — [p. 2] le comble de la noblesse prussienne, le junker dans toute sa gloire, Reiter et buveur de lait cru. Une belle race, mais une conception de la vie entièrement opposée à la nôtre. À cause de cela prodigieusement intéressante, et parfois (pardon-excusesa) agaçante. Ici la politesse est codifiée, et pourvu qu’on observe certaines règles, toutes les grossièretés non prévues par le code sont permises. Pourtant je n’ai pas à m’en plaindre personnellement, et jouis tout tranquillement d’un séjour de repos intellectuel bien mérité — et quand je dis « intellectuel », entends plutôt « moral ».

Je vis ici un peu l’équivalent moral d’une Chaniveb : éloigné de ma vie ordinaire et de mon milieu, dans une atmosphère de santé et d’énergie. (Là s’arrête, bien sûr, la similitude.) Et je considère avec étonnement ce pantin trépidant et un peu fou que je fus cet hiver, et ce printemps. Démentant ma vie par mes écrits, puis tâchant d’unifier le tout dans une « Confession tendancieuse », que tu peux lire aux Cahiers du mois (cahier Examen de Conscience), puis de nouveau tiré par une vie effrénée, avec cette devise d’aller « partout où ma Raison permet à mon cœur de m’entraîner » (Raison = quelques expériences de moi et d’autrui) (Cœur = tout ce qui me porte en dehors de moi, « amour du monde », désir d’aventure, élan vers les choses, vers des sauts dans le vide, etc.) Tout cela : culture du moi. Celle même que je condamne et que j’admire dans « Adieu beau désordre ». Mais culture d’un moi pris provisoirement comme fin ; sachant bien, par-derrière, qu’il n’est qu’un instrument au service de choses plus grandes, que je n’ose pas encore nommer. [p. 3] Tu trouveras ceci pédant, mais c’est vrai. Et je perds heureusement dans une assez grande mesure mon fameux sens du ridicule.

Voilà à peu près tout ce que je puis t’écrire sur l’année écoulée. J’en sors fatigué, mais enrichi, n’ayant perdu qu’assez peu d’illusions, plein de l’espoir de transformer les autres en réalités, décidé à utiliser l’année prochaine ces « matériaux » en travaillant beaucoup plus que je ne l’ai fait jusqu’ici, c’est-à-dire plus méthodiquement. J’ai trouvé une certaine assiette morale, et perdu beaucoup d’inquiétudes superflues. D’autre part, je pressens toutes sortes d’idées assez nouvelles, qui vont peut-être prendre corps, et la grande question pour moi, est de savoir si tout cela va « s’arranger » dans une religion chrétienne. Je découvre partout dans le monde d’aujourd’hui plus de relativisme que ne m’en faisaient soupçonner les pires sceptiques (en morale surtout) et je ne m’inquiète pas, étant bien sûr que je vis et que des forces existent ; mais je commence à chercher quelque base défendable à tous points de vue, non pas à un système philosophique, mais à ma vie, c’est-à-dire une morale, ou mieux à une éthique. — Mais je sens que je vais préciser pour pouvoir te l’écrire, une recherche qui s’exprimera plus justement en actes (vie et écrits) qu’en définitions. Je crois que les premiers de ces actes seront quelques déclarations de guerre assez violentes à un certain nombre d’hérésies dont se nourrit la médiocrité contemporaine. Sous l’influence de quelques jeunes gens (ou plutôt : en même temps qu’eux) du groupe Philosophies (aujourd’hui : L’Esprit) je suis arrivé à cette idée que nous ne pouvons plus nous payer de philosophies ou d’idées gratuites. Il faut penser vrai maintenant, c’est-à-dire n’avancer que des choses réalisables, ne lancer que des idées qu’on osera exécuter avec conviction. [p. 4] Cela nous délivrera de la jonglerie sans intérêt profond à quoi on en arrive en supprimant toutes les difficultés réelles, les bêtes de tous les jours et les impossibilités matérielles, par exemple, comme font les gidiens, etc. Accrocher à sa recherche tout le train des lourdes réalités, voilà qui redonne à la lutte intellectuelle son sens véritable, en même temps que ces « difficultés » sans lesquelles on ne fait rien de passionné. Et qu’on ne parle plus du « jeu des idées ». Mon prochain essai sera probablement sur la grande confusion moderne de l’art et de la vie, où je vois la source de toutes les erreurs artistiques et morales des jeunes écoles d’après-guerre.

Ouf. Je t’avoue que je viens de faire un gros effort. Je m’abêtis voluptueusement pendant ce mois de Prusse, et perds l’habitude d’écrire autre chose que des lettres descriptives et anecdotiques.

Il pleut si fort que j’ai dû allumer une petite lampe pour y voir. Une baronne balte sentimentale joue du piano dans un salon au-dessous d’ici. Fin d’une cigarette. Je ne sais plus où je suis quelquefois. Moustiques. Et je viens de t’écrire des choses qui te paraîtront si bizarres à lire à Chanive.

Merci de ta lettre, attendue depuis des mois, et reçue ici aux environs du 10 ou 12 juillet. Tu auras peut-être lu dans le Journal de Genève l’un de ces jours un article sur le dernier bouquin de Traz où je reprends en deux lignes ta critique sur cette façon « d’aller chercher chez les morts celui qui est vivant ». Ta lettre m’a décidé à formuler un malaise que j’avais ressenti tout le long de la lecture des pages par ailleurs très fortes sur Jérusalem. Je m’étais surtout attaché d’abord à la critique du catholicisme et du formalisme religieux qu’elles contiennent, plus ou moins dissimulée. Cet article de journal est d’ailleurs la seule concession que j’ai faite à la littérature durant ce séjour. Je ne pouvais pas refuser cette politesse à Traz, ni au Journal qui m’en offrait l’occasion.

[p. 5] Quel dommage que dans la littérature moderne les fameuses « difficultés à débuter » tombent aussi. On vous fait des offres de toutes parts, à vous couper les jambes avant le départ. Même la NRF, qui restait encore pour moi comme le but lointain vers lequel on s’efforce et s’encourage : quand on reçoit une offre de collaboration, l’envie vous en passe d’abord, puis c’est la peur chaque fois qu’on écrit, de se dire : « ça pourrait paraître dans la NRF, attention », funeste à toute création. On ne fait rien de bon que pour soi-même, et sans idée de publier où que ce soit.

Je ne sais pas si tu as appris que je suis dans l’Association chrétienne d’étudiants représentant unique de Neuchâtel au Comité national et rédacteur romand de Lux et Vita (charge jusqu’ici tout honorifique, en réalité)c. D’autre part, j’ai refusé la présidence des groupes gymnasiens, qu’on m’offrait je ne sais pourquoi — j’ai même été nommé, pendant une heure. — À vrai dire cela me paraissait un peu saugrenu. Je suis beaucoup trop jeune. J’ai prétexté un secrétariat central de Belles-Lettresd qui m’est échu pour l’année prochaine, c’est-à-dire que j’aurai toute la Revue sur les bras, ça n’est pas une sinécure. En même temps mes examens à préparer. Et surtout, je te l’avoue, la peur de m’engager à fond dans une direction unique, tandis que je « touche » encore de tant d’autres côtés. Cela créerait encore des équivoques et je passerais pour hypocrite et Tartuffe.

Ce qui ne m’empêche pas de regretter très vivement de manquer la Chanive de cette année. Je me console en me disant que je serai un peu plus digne de l’état de « directeur » l’année prochaine. J’espère beaucoup que Michel a pu venir. Je lui en avais touché un mot il y a un mois. [p. 6] Malgré l’absence de Saussure et [Lescazes] je suis sûr que le camp de cette année réussira très bien. Êtes-vous nombreux ? Tout le faisait prévoir, sauf pour Lausanne naturellement. J’espère recevoir un de ces jours des nouvelles du camp par Tuty c/o DuPasquier Emer à qui je te prie de faire mes messages, je vais lui écrire un mot aussi. Amitiés aussi à tous ceux que je connais au camp, — j’espère qu’ils sont nombreux, — et tout spécialement au grand chef Roger Thomas. Je joins ma voix par la pensée à celle des Fils-à-Papa. (Voilà une phrase digne du journaliste auteur du célèbre compte rendu qui débute ainsi : « Hier soir, notre jeune étoile en herbe chanta de main de maître le grand air de…, etc. »)

Si je ne te dis rien des fragments de Calvin que je te remercie de m’avoir copié, c’est que ce serait trop long, dans une lettre déjà démesurée. Je ne connais pas ce Karl Barth auteur du Römerbrief, mais ce que tu m’en écris m’intéresse énormément. Je ne lis pas assez facilement l’allemand philosophique pour m’attaquer à ce livre, malheureusement ; peut-être sera-t-il traduit ?

J’aurais beaucoup de questions à te poser — tu représentes pour moi un certain type moral auquel il m’est nécessaire de me référer et j’espère encore pouvoir te rencontrer en août, il y a une ou deux chances que ça puisse se faire ; au moins pour moi, je ne sais si tu seras encore à Genève à cette époque. Que fais-tu le semestre prochain ? Pour moi, je suis obligé de venir à Genève deux ou trois fois en tout cas ; si avec tout ça je n’arrive pas à te voir, c’est que le diable s’en mêle. À propos, crois-tu au diable, en tant que personne « positive », combattant contre/avec le Bien ? Ou bien est-ce l’absence de bien ?

Salut au revoir, tâche de me lancer au moins un petit mot pour me dire comment marche ce camp ; tous mes vœux de réussite éclatante, et beaucoup d’amitiés de la meilleure qualité de
Denis de Rougemont