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1938-11-16, Max Dominicé à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Errant tout à l’heure sur les ondes lamentablement pauvres de notre pauvre Europe, j’ai saisi un fragment d’une causerie sur l’actualité sociologique, émise par radio PARIS PTT (donc mercredi soir à 20h15 françaises) : « Pour comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui », où l’on parlait avec de vifs éloges de ton petit livre, mais où l’on t’appelait « un jeune écrivain français » et où l’on ajoutait : « M. de Rougemont va certainement au-delà des faits quand il affirme qu’une seule force peut s’opposer au nazisme, celle de l’Église chrétienne… » (termes non garantis).

Notre séance de lundi dernier s’est très bien passée : nous publierons ton article dans la Vie protestante du 25 novembre, avec le chapeau suivant, rédigé par moi :

« Nous sommes heureux de compter parmi les amis et collaborateurs de Vie protestante M. Denis de Rougemont, le jeune auteur suisse dont la réputation n’est plus à faire. Nous lui laissons volontiers la parole, convaincus que nos lecteurs, même s’ils sont heurtés par certaines de ses expressions, sauront apprécier le point de vue chrétien auquel il se place. »

Ainsi nous disons bien que ce n’est pas nous qui parlons, mais toi, et cependant nous ne te lâchons pas, puisque nous déclarons ton article chrétien, endossant largement la responsabilité de le faire paraître.

J’espère que tu ne seras pas trop contrarié par ce chapeau. Si oui, [p. 2] dis-le-moi, et je verrai ce que je peux faire.

J’attends avec anxiété ton verdict sur nos premiers numéros.

Nous sommes aujourd’hui au-delà des 1500 abonnés, plus 1000 des cercles d’hommes. Tu vois que c’est très bien. Les échos sont partout favorables. Mais moi je suis loin d’être entièrement satisfait : nous publions dans le numéro du 18 novembre une méditation de Georges Berguer dans laquelle la doctrine du péché originel est dite doctrine « de nos ancêtres »…

Mais Chenevière m’assure que laisser passer des choses comme celle-là au début nous permettra par la suite de dire nos choses à nous sans risques de nous voir clore le bec par cette curieuse Église dont nous voulons être l’organe ! Chenevière, que les gens prennent pour un calviniste sectaire, m’inquiète aujourd’hui par son libéralisme et son sourire ecclésiastique.

Au revoir, mon cher Denis, à bientôt. Je pense organiser, à l’occasion de ton passage en janvier un « déjeuner de la V. P. », ou un dîner. Ce sera bien chic. J’espère que Cigogne t’accompagnera.
Max