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1971-05-31, Max Dominicé à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

En quelques jours, j’ai littéralement dévoré un gros ouvrage de 800 pages intitulé Talleyrand, paru en 1971 chez Flammarion, qui a pour auteur un nommé Jean Orieux, dont j’avoue avoir ignoré le nom jusqu’ici.

Si tu connais ce livre, n’en parlons plus. Mais si tu ne le connais pas, je me fais un plaisir — et même un devoir, vu ta vocation européenne — de te le signaler.

Ce livre est prodigieux. La figure du prince des diplomates, et malgré ses taches, y apparaît dans toute sa grandeur.

[p. 2] C’était un grand, un tout grand bonhomme, un véritable génie politique, et si l’animal de Bonaparte — et le congrès de Vienne — l’avaient mieux entendu, nous serions aujourd’hui moins malades en Europe.

Pour te mettre en appétit, je t’envoie ci-inclus un texte qui date du lendemain d’Austerlitz.

En me réjouissant de ta réponse, je te dis ma fidèle amitié.

… Et je vous exprime, à ta charmante épouse et à toi, ma très vive reconnaissance pour la participation active que vous avez prise à la fête de mes 70 ans — fête dont la lumière éclairera ma marche terrestre jusqu’à mon dernier pas — fête à laquelle il me semble que vous avez pris un heureux plaisir.

Fidèlement à vous deux.
Max

 

[p. ] 3 ] Texte d’histoire européenne à lire

Trois jours après Austerlitz (1805) Talleyrand écrit à Napoléon :

« Votre Majesté peut maintenant briser la monarchie autrichienne ou la relever. Une fois brisée, il ne sera pas au pouvoir de V. M. elle-même d’en rassembler les débris épars et d’en recomposer une seule masse. Or l’existence de cette masse est nécessaire. Elle est indispensable au salut futur des nations civilisées. »

… Et l’historien qui rapporte ce propos (Jean Orieux) ajoute : « Ces dernières phrases sont prophétiques : la monarchie autrichienne était absolument indispensable au salut de l’Europe. »

… Et il ajoute en note :

[p. 4] « on ne l’avait pas encore compris en 1918. L’histoire depuis a montré que l’erreur capitale du traité de Versailles (1919)a est d’avoir fait ce que Talleyrand suppliait Napoléon de ne pas faire. Où sont aujourd’hui les « débris épars » de l’Empire des Habsbourg ? La moitié de l’Europe s’est effritée. Qui peut aujourd’hui « en recomposer la masse » ? »

Extrait du Talleyrand de Jean Orieux, paru en 1971 chez Flammarion, page 438.

Maurras l’a dit bien souvent : On a brisé l’Empire austro-hongrois, tandis qu’on maintenait l’Allemagne dans son unité. Il fallait faire le contraire.

Maurras ajoutait que c’était l’anticléricalisme de Clemenceau qui était responsable de cette faute : il ne voulait pas d’un État (catholique) bavaro-autrichien, ni d’une Rhénanie (catholique) autonome.