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1939-01-03, Denis de Rougemont à Max Dominicé

Mon cher Max,

Je n’ai pas pu t’avertir plus tôt de mes projets pour Genève, ils ne sont finis que depuis hier. Si tu crois cette rencontre avec les étudiants utile, il faudrait la placer dans l’après-midi avant la conférence, car je partirai le 26 au matin (à 10h03 exactement) pour Lyon, où je vais voir Roland quelques heures. Je dois être à Paris le 27 au matin, pour mes Cahiers. Je préférerais avoir cet entretien avant plutôt qu’après la conférence. Je serai sans doute assez fatigué, parlant à Bâle le 20, à Neuchâtel le 23 et à Lausanne le 24.

Pourquoi cette subite indignation à propos de mon Nicolas ? C’est un sujet que nous n’avons aucune raison de laisser aux catholiques. Nicolas mourut en 1491, avant la Réforme. Bien commun. Les trois premiers drames composés sur lui, en 1526, 1538, 1540, sont des drames protestants, satires violentes des catholiques qui ne suivent pas les conseils du « Frère Claus ». Zwingli, Vadian, Luther lui-même ont cité Nicolas comme étant des leurs avant la lettre. Matthias Flacius Illyricus (1556) le mentionne longuement dans son Katalog der Glaubeurzeugen, welche vor M. Luther mit Wort und Schrift gegen den Papst une seine Irrtümer gekämpft. Que veut-on de plus ? C’est plus tard que les catholiques se sont avisés d’en faire un saint. Ils ont bien vu, comme me le disait récemment Spoerri, que c’est le seul grand sujet suisse. Je le leur reprends. Et ils s’en inquiètent déjà ! Je compte d’ailleurs publier un ou deux articles sur N. et la Réforme. Dans la V. P. si tu veux ! (au moment où ça se jouera, 23 septembre)a

[p. 2] Je voudrais bien t’envoyer autre chose et tout de suite. Mais quoi ? Je suis un peu poussé par l’effort que je viens de fournir pour terminer mon drame dans un délai très court. Et je ne vois rien.

Merci pour les lettres que tu me communiques. Je vais répondre à Fiaux qu’il ne m’a pas compris. Je dis simplement le contraire de ce qu’il croit. Ton oncle a compris mes conclusions — qu’il refuse — mais ne tient aucun compte de mes arguments, c’est comme si je n’avais rien dit. D’ailleurs, c’est typique : par deux fois dans sa lettre, il se demande « à quoi veulent en venir » les auteurs de la V. P. Trait courant aujourd’hui. On juge sur l’étiquette, non sur le contenu ; sur les intentions de derrière la tête, non sur les arguments allégués. Enfin, je suis très heureux pour vous et moi que l’article ait plu en général. Si seulement je trouvais une « actualité » de ce genre… Inspire-moi !

Schlemmer est sévère, mais il faut tenir compte de ses critiques, justes. Il y a aussi des éloges à vous faire. [Visser] ’t Hooft, parfait.

Ah ! il me vient un sujet ! Quelque chose contre l’idée « Pro Deo ». Dieu n’est pas à défendre. L’Église n’est pas un parti. Sa cause n’est pas une cause entre autres. Elle ne peut pas être perdue. C’est le monde qui est perdu, et les religions, dont la chrétienne. Mais il y a eu la Croix, rien ne peut l’ôter. — Qu’en penses-tu ? Nous devons être « pour le monde », car c’est lui qui est en péril.

Sur ce, au revoir, au 25. Il me reste juste assez de place pour vous dire à tous nos vœux affectueux. Je n’enverrai pas un bol de lait à Françoise, car « le lait suisse est le meilleur », mais il y aurait moyen de réparer cela bien sûr. En attendant donne-lui un gros baiser de ma part.
D. de Rougemont

 

Je te retourne la lettre de Schlemmer et le Comoli, canon courbe. Il n’y a rien d’aussi détestable que ce genre que j’appelle la lettre anonyme signée.