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1927-09-18, Denis de Rougemont à Max Dominicé

Mon cher,

Je trouve enfin le temps, et surtout la « stimmung » pour t’écrire. (Je ne peux pas écrire en vitesse, entre deux trams, même des choses à quoi j’aurais beaucoup pensé.)

Tu as si bien résumé, ou conclu ces deux jours passés chez toi que je ne trouve rien de mieux à en dire : nous ne sommes plus un cas l’un pour l’autre. [p. 2] Je suis heureux que ce soit toi qui l’aie dit, parce que, je crois, j’étais beaucoup plus un cas pour toi, que l’inverse.

Il faut que je te félicite pour le tour de force que tu as accompli : tu as fait mentir la tradition qui veut qu’un fiancé — et surtout aux premiers jours — soit un type insupportable qui ne vous parle que de son avenir et fait converger tous les [sentiers] de la conversation vers le temple de son amour, ce qui ne laisse pas que d’être assez fatiguant. (Excuse cette image [p. 3] non préméditée, et qui fait songer à Cathos et Madelon plus encore qu’à M. Piachaud.)

Certes, je crois comme toi à la Providence, dans ce sens que les événements de notre vie se produisent presque nécessairement à l’instant que tout est prêt pour les accueillir. Même, je ne puis concevoir la prière autrement que comme un effort de l’âme pour préparer la venue de tel événement, — pour s’y préparer elle-même. Ce que je trouve le plus beau, dans tes fiançailles, [p. 4] c’est que tu aies à ce point mérité ce bonheur, — et à tel moment, précisément.

Et en plus de cela, il y a cette grâce de l’amour, une véritable grâce, don gratuit, et, — pourquoi pas — miraculeux.

Tu es le premier de mes amis qui se fiance, c’est pour moi une joie toute nouvelle, plus grande je crois, que je n’ai su te la montrer — mais il me faut toujours un certain temps pour « réaliser » des événements de ce genre.

[p. 5] Des journées comme celles que j’ai eues avec toi, avec Maury, me font un bien fou. Je ne pourrais assez t’en remercier. Nous avons effleuré mille sujets — effleurer ? ne prendre que la fleur, comme dans le paradoxe que tu connais — mais nous en avons approfondis quelques autres tout de même, et c’est toujours pour moi une mise au point admirable. Je suis un être extrêmement tiraillé de droite et de gauche, et c’est pour moi un besoin vital d’extraire de temps à autre le commun dénominateur de mes recherches et certitudes.

[p. 6] Il y a une chose dont je m’assure, plus je vais, et qui me devient comme la pierre de touche : c’est la « primauté du spirituel » comme dit Maritain. De plus en plus, je crois que c’est une erreur fondamentale de « commencer » par la morale. De plus en plus, je crois que le point de départ est ce tressaillement que l’on éprouve à cette parole « Mais moi qui ne suis pas du monde… » — tressaillement de celui qui se reconnaît, ou qui se connaît simplement, dans une vérité qui était encore inconsciente pour lui. Cette petite phrase, je la cherche partout, je la trouve dans dix auteurs — pas toujours il est vrai avec le même sens — je m’en pénètre, il faut [p. 7] qu’elle devienne chair de ma chair. C’est pour moi la clé du grand malaise de ma jeunesse. C’est par elle que j’ai fait les plus grands progrès de cette dernière année.

Et je suis bien persuadé que cela me mènera au bout du compte à une morale, mais quelle, je ne le sais encore. Et cette morale ne sera pas un aboutissement, mais une conséquence secondaire. Entre vingt projets de bouquins, j’ai formé celui-ci : Le protestantisme contre la Réforme. Très ambitieux. Je ne me placerais [p. 8] pas du tout sur le terrain théologique où je suis un primaire. Ce serait du point de vue action de la religion dans le monde, réalisation des forces spirituelles. Naturellement, une violente critique du moralisme, de la religion-hygiène, etc. Et montrer dans quelle mesure les protestants d’aujourd’hui trahissent l’idéal de la Réforme, — dans cette même mesure, désolidariser la Réforme des critiques que s’attire l’actuel protestantisme. Je crois que je ferai ça, d’ici quelques années.

Pour le moment, des dates et des biographies à apprendre. Car c’est à quoi on réduit la jeunesse intellectuelle, aujourd’hui.

[p. 9] Tu vois que je me mets à écrire de longues lettres, à ton imitation. J’espère que tu ne perds pas cette habitude que chez toi je juge excellente. J’espère surtout que tu ne la perdras pas cet hiver, et que ton activité épistolaire ne sera pas complètement absorbée… ailleurs !

Ton ami vrai.
Denis de Rougemont