Journal n°158

Un espace de liberté à repenser

image-2.jpgLe Journal: En trente ans, le web a énormément évolué. A-t-il bien vieilli?
Antoine Geissbuhler: Après son invention, le web est rapidement devenu quelque chose d’extraordinaire: un monde ouvert, sans gouvernance centralisée et sans restrictions. Mais depuis l’apparition des réseaux sociaux, il se segmente et se privatise. Les grands opérateurs (Facebook, Google, etc.) ont créé des communautés fermées qui ne permettent plus l’émergence de nouvelles initiatives. Le monopole est tel que les autres acteurs du web sont devenus invisibles. D’autres problèmes existent, notamment avec le darkweb, une zone d’anonymat et de non-droit largement toxique pour la société. Mais surtout, l’outil a été détourné de son idéal initial, en se transformant en un outil de collecte de données et de capture de temps d’attention des internautes. Il doit y avoir un mouvement sociétal pour repenser cet espace de liberté devenu, pour beaucoup, un espace de contrainte.

Qu’en est-il de la gouvernance actuelle du web?
Internet est encore fortement sous le contrôle du gouvernement américain. Plusieurs tentatives ont été menées pour dépolariser cette gouvernance, pour qu’elle soit plus globale. Il y a plusieurs discussions autour du rôle de Genève, un lieu important de la gouvernance globale et où siège notamment l’Union internationale des télécommunications. La Fondation Dona, rattachée à l’UNIGE, réfléchit à un modèle alternatif de l’organisation de l’information sur internet. D’autres structures comme la Geneva Internet Platform travaillent à une gouvernance plus multilatérale de l’internet. Notre Université peut agir comme force de proposition dans la gestion de ce qui est devenu, en quelque sorte, un bien commun global.


La neutralité du web est-elle encore garantie?
La capacité d’accéder de manière libre et équitable aux ressources de l’internet est actuellement remise en question, en particulier aux États-Unis. Il y a heureusement un mouvement européen de résistance à cette privatisation. C’est une question de survie du web. Mais va-t-on être capable de lui redonner le statut d’une plateforme créative, ouverte, libre et indépendante des grandes pressions financières? C’est grâce à ces caractéristiques que Wikipédia a pu émerger par exemple. On peine aujourd’hui à voir d’autres réalisations de ce type, même si on relève des efforts dans le domaine des sciences citoyennes, qui restent toutefois assez confidentiels.

On parle beaucoup aujourd’hui de fracture numérique. Quelle est l’ampleur de cette menace?
Dans une vision positive du web, on conçoit cette fracture entre ceux qui ont accès à internet et ceux qui ne l’ont pas. Mais selon quelques futurologues, le luxe ultime, celui que seuls certains ultra-riches pourront s’offrir, sera de ne plus être visible dans un monde globalement connecté. La sphère privée est en train de disparaître. C’est un contrôle orwellien qui se met en place dans certains pays, avec le big data et les systèmes de microsurveillance. Dans une sorte de contrat social numérique auquel l’Europe réfléchit, il devrait être possible pour les citoyens de garder une zone d’ombre. Une université polyvalente comme la nôtre peut jouer un rôle majeur dans la réflexion à mener pour reconstruire un monde numérique habitable et un web qui respecte les valeurs humaines. Au moment où une partie des tâches de l’humain vont être effectuées par des automates, nous devons aussi réfléchir à notre manière d’enseigner pour développer les compétences qui restent fondamentalement humaines: la résolution collaborative de problèmes complexes, la pensée critique, la créativité ou encore l’intelligence émotionnelle.  —