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1936-08-22, Denis de Rougemont à Jean Paulhan

Mon cher ami,

Ce que je voulais dire — je crois — c’est que la critique terroriste n’existe, en Allemagne, que dans quelques ouvrages universitaires (et il me semble, dus surtout à des romanistes). On n’en trouve pas dans les revues littéraires. Qu’il arrive à un critique de reprocher à tel auteur ce que nous appelons cliché, — il ne trouvera pas d’autre mot que « cliché » précisément, en italique et entre parenthèses guillemets. En somme, je me bornais à une observation banale : que les Allemands ne posent pas la question, qu’ils sont bien plus naïfs que nous vis-à-vis du langage, — rencontrant beaucoup de difficultés de vocabulaire, et cherchant beaucoup moins à faire les malins avec des tours de phrase. Ils ont derrière eux la mystique et le romantisme, et nous, la cour et la Révolution.

Ils craignent les « machines de langage », certes, mais parce qu’elles viennent de France. Et aussi, ils les aiment, pour cette raison. Ils ne les craignent guère dans leur langue, elles y sont moins rigides, elles ne tirent pas l’œil, et n’interrompent point le courant de compréhension. En tout cas, c’est à quoi j’attribue mes échecs répétés, lorsque j’essayais d’attirer et de fixer l’attention de mes étudiants sur les « tours », clichés ou originaux, chez Mallarmé, ou Verlaine ; chez Valéry surtout. Les [p. 2] notes de Valéry sur la Littérature les exaspèrent, tout simplement. Refusant de voir aucune poésie dans les « accidents heureux du langage », ils se soucient peu des accidents malheureux. Mais pensent : voilà encore un de ces Français qui pensent aux mots plutôt qu’au sens, etc.