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1932-11-15, Jean Paulhan à Denis de Rougemont

Mon cher ami,

Je trouve décidément votre enquête passionnante (je comprends d’ailleurs mieux après l’avoir lue sur quels points elle peut ennuyer Jean Guéhenno).

Lefebvre me semble excellent (l’un des plus « humains » de tous) ; Nizan, un peu sommaire, mais amusant (est-ce qu’il ne finira pas comme Berl ?) ; Lamour, acceptable ; Maulnier tout à fait excellent de pensée, avec beaucoup de délicatesse et de force ; Dandieu, fort maladroit (je lui écris et lui demande s’il ne pourrait pas, sur épreuves, expliquer un peu mieux cette « spécificité » de l’esprit, qu’il commence par nous lancer dans les jambes). Mounier, pas du tout déplaisant (et même plus fin et plus ferme que je ne m’y attendais). Je me passerais fort bien de René Dupuis : mais il est vrai qu’il représente quelque chose qui a droit à l’existence.

Je crois, par contre, que nous aurions le plus grand tort de donner les témoignages de Sylveire et d’Alexandre Marca. Vous savez quelle est mon estime pour Sylveire. Eh bien, il n’est pas douteux que son Un risque de le déconsidérer à jamais : cela paraîtra purement verbal, insignifiant et criard. Que signifie donc cette vérité qui apparaît à la première ligne ? Quelle vérité ? D’où sort-elle ? Et qu’est-ce qu’être ? (La définition qu’il en donne est fort banale, et n’apprend exactement rien.) Je devine évidemment ce qu’il veut dire (et qui est fort intéressant, et qui prépare évidemment vos conclusions) mais enfin le fait est qu’il ne le dit pas. [p. 2] Quant à Marc, il me semble banal, plat et tout à fait creux.

Évidemment la suppression de Marc et de Sylveire aurait l’avantage :

1. de donner un plus grand poids aux autres articles ;

2. de permettre de les imprimer en corps 10, d’aller à la page pour chaque article, de les mettre ainsi mieux en valeur ;

3. enfin d’accroître dans une large mesure la valeur de votre enquête.

Je ne prends cependant pas sur moi, bien entendu, de la faire ; mais si elle vous paraît possible, avertissez-moi d’urgence (ou si vous le pouvez, passez aujourd’hui même à la NRF où je vous attendrai jusqu’à sept heures et quart.)

Votre ami.
Jean Paulhan