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1933-11-11, Denis de Rougemont à Jean Paulhan

Mon cher ami,

Voici une note sur Ehrenbourg. Plus court eût été injuste. C’est un livre émouvant malgré certains côtés ridicules, voire odieux.

Un an plus tard est un bon titre. Je pensais à « un an après », mais ce n’était que le vingtième d’un titre de Dumas.

Puis-je vous faire une note sur Barth ? Puisqu’il y en a sur Maritaina… (Une belle note d’ailleurs ! Mon ambition secrète serait d’avoir une note de Ch.-A. Cingria sur mon Paysan, fût-ce un éreintementb.)

Votre idée de faire une place dans la revue aux actualités est excitante et dangereuse, me semble-t-il. Ne serait-ce pas introduire Marianne dans la NRF ? Ceci pour la critique de films, pièces et concerts. L’avantage serait que la NRF est indépendante de toute publicité et pourrait se montrer plus sévère. Quant aux faits-divers, conversations et intimité, leur critique ne suppose-t-elle pas une Weltanschauung bien définie, un point de vue éthique et politique tout au moins ? Je ne dis pas que la NRF n’en ait pas ; mais elle en a plusieurs. Maintenant, ce pourrait être intéressant de les comparer plus concrètement. Ce serait, en somme, un Carnet des Spectateurs, et il est certain que c’est par là qu’on commencerait à lire la revue. Pour ceci, je serais enchanté de vous envoyer quelques remarques d’ordre politique et surtout, d’ordre privé (beaucoup plus efficace au point de vue révolutionnaire).

Ramuz aura sans doute des notes excellentes dans ce goût, telles qu’il en publiait dans Aujourd’hui.

[p. 2] Maintenant, c’est à M. Jean Guérin que je m’adresse. Sa petite note sur le dictionnaire des étymologies de Bloch m’inquiète et me pose des questions. Si l’étymologie est fausse « scientifiquement » et pratiquement, s’ensuit-il qu’elle ne puisse servir d’instrument de mystification efficace, pour le philosophe et l’essayiste ? Si penser n’avait jamais voulu dire peser (le pour et le contre, comme l’indique je crois Littré, que je n’ai pas ici) : si penser n’a jamais voulu dire non plus peser sur (comme j’aimerais le croire), — ne peut-on pas, tout de même, tirer des conclusions intéressantes (utiles, significatives), du rapprochement de ces trois termesc ? N’est-ce pas là ce qu’ont fait Montaigne, Novalis et Claudel, et tous les occultistes ? Ces « origines » n’ont pas d’autre vérité que leur fécondité poétique ou éthique, mais croyez-vous qu’il faille la sacrifier à une exactitude d’ailleurs provisoire et, en partie, conventionnelle ? — Je serais très curieux de connaître votre opinion là-dessus. Certains essais auxquels je travaille depuis des mois touchent de près à ces questions.d

Nous vivons dans un pays pauvre et lumineux dont j’ai chaque jour un peu moins l’envie de sortir. À part quelques paysans, nous ne voyons exactement personne. C’est une richesse.

Bien amicalement à vous, et mes hommages, je vous prie, à Madame Paulhan.
D. de Rougemont.