[p. 1]

1936-10-14, Denis de Rougemont à Jean Paulhan

Cher ami,

Merci de votre lettre. Vos critiques viennent assez tôt pour que j’en tienne compte. Je suis de votre avis sur presque toutesa. Sauf sur « la pensée en groupe », mais je vous en reparlerai. Certes, je bouscule un tas de problèmes : soit que je les croie insolubles à tout jamais hors d’un certain ensemble spirituel que je voudrais faire pressentir, soit que je les refuse, par hygiène intellectuelle. Mon livre ne vaut certes pas le détail de sa déduction. À cet égard, la conscience fanatique dont vous faites preuves dans vos Fleurs me remplit de confusion, si je compare. Je vous dirai l’admiration que j’ai pour votre ouvrage, et les questions qu’il me pose. Je viens de lire ceci dans un Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices du père François (xvie) : « Je ne veux pas tout dire, car d’un jardin de fleurs je ferais un labyrinthe de discours, et je n’en sortirais jamais. »

Je regrette beaucoup qu’un chapitre de mon livre ne puisse paraître dans la NRF. J’aurais facilement écrit l’article dont vous me parlez. [p. 2] Peut-être aussi aurais-je plus de chance avec le Journal d’un intellectuel en chômage, vers ce printemps ?

L’air du mois sur Law n’est-il pas trop hors de saison ? Sinon, je ne demande pas mieux.

Il faut que je gagne ma vie, ça n’en finit pas.

À bientôt je pense ? Et toutes mes amitiés.
D. de Rougemont

 

P.-S. Quelqu’un parlera-t-il du roman de Max Brod que j’ai préfacé à « Je sers » ? C’est une sorte de biographie — très exacte bien que mêlée à une histoire bizarroïde — de Kafka.