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1932-09-30, Jean Paulhan à Denis de Rougemont

Mon cher ami,

Je suis tout à fait effrayé en revoyant la date de votre lettre. Et plein de honte.

Imaginez-vous que Jouhandeau a connu (je l’ai aussi connu) un jeune Suisse, fils d’un pasteur, auteur d’un singulier roman (dont le titre du moins était très beau : Le Voisin) et d’observations sur les maisons abandonnées de Paris, qui lui avait dit, entre autres, être l’auteur des notes signées par Denis de Rougemont — son pseudonyme, ajoutait-il, le plus courant. Ce jeune homme s’appelait aussi (et principalement) Alfred Rosset. Il avait décidé plusieurs de ses amis au suicide, [ce] dont il se montrait assez fier. Enfin votre note avait jeté Jouhandeau dans la perplexité, par son rapport (et son absence de rapport) avec ce qu’il connaissait [p. 2] de Rosset. Je l’ai détrompé. Vous a-t-il écrit ? Il me disait de votre étude des choses très intéressantes.

Croyez-vous qu’il soit prudent, ingénieux ou sage de se mettre à dix-huit pour découvrir la vérité ? J’espère bien que non. (Mais c’est pourtant un peu le sentiment que je garde de votre cause commune.)

Mais pour se plaindre de ne pas l’avoir découverte ? Soit. Mais pour dresser un cahier de revendications ? Peut-être. Mais pour préciser les conditions auxquelles la vérité devrait d’être acceptable ? Sans doute ; mais n’allez pas beaucoup plus loin. Et déjà il me semble que vous entendez par « révolution » trop de choses, ou trop peu. Quant à « humanisme »… vous m’accorderez bien que c’est surtout ce qui dépasse l’homme qui vous intéresse. Alors pourquoi reprendre des mots qui ont tant (et si mal) servi.

Pourtant… Ne serait-il pas intéressant de réunir, pour un numéro spécial de la NRF toutes les sortes de revendications dont il s’agit, de Th. Maulnier à Dandieu ? Accepteriez-vous de vous en charger, de présenter les témoignages, de conclure ? Cela pourrait être assez intéressant, je crois, peut-être assez grave. [p. 3] Nous en parlerons.

Nous rentrons à Paris le 5 octobre, après un mois et demi de vie sauvage : défrichement, piégeage, pêche. Ne viendrez-vous pas, quelque année, voir Port-Cros ?

Mes Fleurs de Tarbes ont sérieusement avancé. Elles m’apprennent beaucoup — mais c’est peut-être que j’avais beaucoup à apprendre. Il me tarde (ceci n’est pas dit à la légère) de vous les faire lire.

Prêtez-moi bien la Fin du mondea et, s’il est achevé, le roman de l’homme et de son ange. Il m’en tarde aussi. (Aviez-vous lu, il y a quelques années, un livre de Sichel, pas trop loin d’un chef-d’œuvre, qui s’appelait « Une création du monde de nos jours » ?)

Je vous serre bien amicalement les mains.
Jean Paulhan

 

Je voudrais une note de vous pour le prochain numéro.

À tout hasard :

Jaloux : La Balance faussée.

Ludwig : Le Monde tel que je l’ai vu.

St. Benson : Tobie et l’Ange.

(Si vous n’avez pas les livres, achetez-les, je vous prie. La NRF vous remboursera. Et prévenez-moi de vos choixb.)