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1936-08-09, Denis de Rougemont à Jean Paulhan

Mon cher ami,

Vous pensez bien que je me réjouis de vous voir venir au « système du pétrole », — mais convenez en attendant que vos Fleurs jettent le lecteur en plein « souci du langage », dans tous les sens de cette expression ambiguë. J’avoue que pour ma part je m’y plonge avec délices et ne souhaite qu’à moitié m’en voir guéri, — si vous avez le remède.

J’aurais un gros volume de questions à poser, à vous poser, à propos des trois premières livraisons. Votre dialectique est assez vertigineuse : l’on se sent tout le temps d’accord avec vous, dans le détail, et en fin de compte l’on est plus très sûr d’être d’accord avec soi-même, avec ses à priori les plus tenaces.

Le style des Fleurs m’apparaît complètement « terrorisé », — comme il arrive je crois chaque fois que l’on écrit de choses difficiles, résistantes et neuves. La Terreur s’institue en fait pendant la révolution, après tout. C’est-à-dire dans les littératures de révolte et de recherche constructives. Il y a toute une sociologie historique [p. 2] de la Terreur, à constituer. Et pour la Völkerpsychologie, quel beau prétexte ! Les Allemands ne comprendraient rien à votre essai, je crois, tandis qu’il touche au cœur tout écrivain français

(à suivre)

Il se peut que ma note sur Dujardin vous ait paru peu sérieuse. Je n’ai pas d’opinion très nette là-dessus — sur le « sérieux » du livre et de la note. Il insistait…

Je vais essayer de faire une note sur les Lagerlöf, mais je ne sais si j’aurai quelque chose d’intéressant à dire, et ne m’engage pas tropa.

À Francfort, la situation n’était guère brillante au moment où nous sommes partis. J’ai demandé un congé, qui sera sans doute refusé et se transformera en démission. Une année là-bas suffit, et tant qu’à manquer d’argent — faute d’étudiants — je préfère me rapprocher de Paris, où j’ai du moins l’espoir de trouver quelques traductions, collaborations, etc.

Je ne vous cache pas que je serais bien content de voir paraître mes dialogues [p. 3]la Carte Postale — avant novembre ou décembre : cela me faciliterait beaucoup le retour. Aurez-vous de la place prochainement ? Vous voyez que je suis sans vergogne… Mais aussi ce Church est inqualifiable : aller demander l’avis d’un bridgeur de Lausanne !

Il m’est arrivé une aventure comique : Penser avec les mains et le Journal d’un intellectuel en chômage, destinés à Grasset, m’ont été soufflés au passage par Sabatier, qui ayant passé chez Albin Michel y a fait prendre les 2 manuscrits. Je me laisse faire, trop heureux de n’avoir pas d’autres démarches à faire pour caser ces 2 livres. Mais c’est un peu hardi de paraître entre un Pierre Benoît et un Dorgelès. Penser avec les mains sortira sans doute en novembre, l’autre au printemps. J’aimerais beaucoup vous faire lire les manuscrits, peut-être des fragments du Journal pourraient-ils paraître dans la NRF.

Nous comptons aller à Paris fin septembre. Un ami me prête sa maison à La Celle-Saint-Cloud. Irez-vous à Port-Cros cette année ?

Je m’occupe beaucoup de mon fils, qui prospère glorieusement. Il articule quelques mots inconnus, et je vérifie la théorie de Pierre Janet : parler c’est commander.

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À propos de Terreur : avez-vous lu un article sur Ramuz, dans Esprit de mai, où je propose à un futur dictateur de nommer Ramuz président d’un tribunal destiné à châtier le langage. Je ne vous avais pas encore lu, les dates le prouvent !

Tous nos messages pour Madame Paulhan et vous, et toutes mes amitiés.
D. de Rougemont

Ce fragment de Manalive est-il une allusion perfide à Penser avec les mains ? Je n’ai pas lu le livreb.

L’article de Jean Grenier était très bien.