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1934-08-12, Denis de Rougemont à Jean Paulhan

Cher ami,

J’espérais vous trouver encore à Paris le 28 juillet, mais on m’a dit que vous étiez déjà à Port-Cros. J’ai vivement regretté de n’avoir pas avancé mon passage de quelques jours. Il y avait tant de choses dont j’aurais voulu vous parler. Quand rentrerez-vous à Paris ? Pour nous, nous passerons l’hiver prochain à Anduze (Gard) où l’on nous prête une magnanerie et un jardin ; nous y serons dès le 20 septembre. Peut-être nous croiserons-nous ?

Gallimard ne m’a pas donné signe de vie, à propos du manuscrit que vous avez eu la bonté de lui remettre. Dois-je lui écrire directement ? Je ne suis pas si impatient d’ordinaire, mais deux revues me demandent quelque chose sur Kierkegaard, et j’aimerais pouvoir publier des fragments du livre un peu avant qu’il paraisse. D’autre part, « Je sers » publiera en automne un recueil d’essais [p. 2] politiques et religieux, et je suis assez ennuyé de débuter en France avec un livre « de circonstances ». Mon horreur de toute politique croît à mesure que je termine ce recueil. — Pensez-vous qu’un des essais sur Kierkegaard pourrait paraître dans la NRF ? Je ne voudrais pas le donner ailleurs avant de connaître votre sentiment.

J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être une chronique de la vie privée. J’ai même un plan, assez joliment systématique. Mais avant de commencer à l’exécuter, il faut collectionner une quantité de petits faits et documents. Cela pourrait être horriblement subversif, et un peu utile.

Ne viendrez-vous pas à Pontigny cette année ? Nous allons à la 3e décade, décider s’il faut être révolutionnaire ou clerc parfait. Curieux exercice.

Tous nos souvenirs amicaux à vous et à Madame Paulhan, et à l’Île et aux Supervielle s’ils y sont.
D. de Rougemont