Apprentissages scolaires

Apprentissage de la géométrie

L’acquisition de connaissances géométriques élémentaires est essentielle à l’être humain pour comprendre et transformer son environnement. Les figures géométriques élémentaires planes (cercle, carré, rectangle et triangle) peuvent être considérées comme des catégories (Neisser, 1976) comprenant une infinité d’exemplaires qui partagent des propriétés géométriques. La première question est alors d’examiner comment les jeunes enfants arrivent à traiter de la même manière des exemplaires d’une catégorie et donc à dépasser leurs spécificités au profit de leur généralité. Cette activité de catégorisation permettra ainsi à l'enfant d’organiser ses connaissances géométriques et de les généraliser à des exemplaires nouveaux. La deuxième question est d’étudier ensuite comment favoriser cette acquisition. Les évaluations réalisées dans différents pays à différents niveaux d’étude révèlent que cette dernière est loin d’être triviale à tous les niveaux scolaires et aussi bien en France qu’aux USA.

Connaissances géométriques à 5 ans

Clements et al. (1999) étudient la façon dont les enfants de 3 à 6 ans différencient les exemplaires d’une catégorie de figure parmi d’autres figures. Pour se faire, 97 enfants sont évalués au cours d’un entretien individuel dans lequel on demande à chaque enfant de marquer chaque figure cible. L’ensemble des tests est présenté en annexe 1. Les auteurs mesurent le nombre de figures cibles correctement reconnues parmi les distracteurs pour 3 groupes d’âge (4, 5 et 6 ans). Les résultats révèlent une augmentation des performances avec l’âge, pondérée par les figures (cercle, carré, rectangle et triangle). Ainsi, le cercle est très bien reconnu à tous les âges : 92 % à 4 ans, 96 % à 5 ans et 99 % à 6 ans. Le carré est reconnu à 82 % à 4 ans, à 86 % à 5 ans et à 91 % à 6 ans. Le rectangle est reconnu à 51 % à 4 ans, à 51 % à 5 ans et 59 % à 6 ans. Enfin, le triangle est reconnu à 57 % à 4 ans, à 58 % à 5 ans et 61 % à 6 ans. Il est cependant difficile de comparer les connaissances des enfants d’une figure à l’autre sans un contrôle plus rigoureux des figures cibles et distractrices proposées. En effet, le nombre de figures cibles et le nombre de figures total ne sont pas les mêmes pour les quatre tests. De plus, le choix des figures (la taille et l’orientation) n’est pas contrôlé. Dans l’ensemble, cette recherche présente des résultats intéressants mais qui méritent d’être confirmés avec une méthodologie plus rigoureuse (de la construction des tests aux traitements statistiques des données).  

Pinet et Gentaz (2007) ont proposé une expérience qui tente de répondre à ces objections. Excepté pour le cercle, l’examen des manuels scolaires et des erreurs commises par les jeunes enfants suggèrent que les exemplaires prégnants reconnus correctement par les enfants présentent des rapports spécifiques entre les longueurs des côtés. Très souvent, la longueur d’un rectangle est une fois et demi plus grande (environ) que sa largeur et, en ce qui concerne le triangle, on retrouve soit des triangles équilatéraux, soit des triangles isocèles avec une base une fois et demie plus courte que les deux autres côtés isométriques. De plus, les figures sont représentées avec le plus grand côté aligné à l’horizontale et servant de base à la figure. Ces dernières caractéristiques spatiales permettent de définir un degré de typicalité de chaque exemplaire d’une figure. Cette définition est très proche de celle proposée par Rosch et al. dans le domaine des catégories et des concepts d'objets (Rosch, 1973, 1975; Rosch et Mervis, 1975). Selon ces auteurs, chaque catégorie inclurait des exemplaires très représentatifs (c’est-à-dire possédant beaucoup d'attributs caractéristiques de la catégorie) et des exemplaires moins représentatifs. Le triangle équilatéral peut, par exemple, être considéré comme très représentatif de la catégorie triangle, le triangle quelconque comme très peu représentatif. Pour retenir une catégorie, il suffirait de conserver en mémoire un représentant type (le prototype), possédant de nombreux attributs caractéristiques de la catégorie. Notre système cognitif s'organiserait donc autour d'un « noyau de sens » ou « core meaning », représenté par des éléments prototypiques. Le prototype est décrit classiquement comme le point de référence. Il correspond à l'exemplaire le plus représentatif de la catégorie, partageant un maximum de propriétés avec les autres membres de la catégorie et un minimum avec ceux des catégories contrastées (Rosch et Mervis, 1975). En dehors du prototype, les autres membres de la catégorie peuvent être hiérarchisés sur un gradient de typicalité, en fonction du nombre d'attributs caractéristiques qu'ils possèdent. Dans cette perspective, le « prototype » de chaque figure est défini par le nombre et de l’orientation des axes de symétrie et, des rapports de longueurs entre les côtés et de l’orientation du plus grand côté. Le carré posé sur sa base serait l’exemplaire prototypique de la figure « carré ». Le rectangle, avec les longueurs une fois et demie plus longues que les largeurs et un grand coté parallèle au plan vertical du sujet serait l’exemplaire prototypique de la figure « rectangle ». Le triangle équilatéral posé sur un côté serait le prototype du « triangle ». Ainsi, notre hypothèse est que la reconnaissance des exemplaires prototypiques de chaque figure est nettement meilleure que celle des autres exemplaires de la même figure.  

Pour tester ces hypothèses, nous avons proposé à 44 enfants scolarisés en grande section de maternelle quatre tests de reconnaissance d’une figure cible (cercle, carré, rectangle et triangle) parmi un ensemble de figures distractrices (Pinet & Gentaz, 2007). L’analyse des bonnes reconnaissances montre que les peformances dépendent de la catégorie avec une meilleure reconnaissance pour les cercles, puis pour les carrés, puis pour les rectangles et enfin pour les triangles. Ces résultats sont proches de ceux obtenus par Clements et al. (1999) avec des enfants âgés en moyenne de 5 ans. De plus, nos résultats montrent pour le carré, le rectangle et le triangle, que la reconnaissance de l’exemplaire prototypique est meilleure que celle des exemplaires non prototypiques. Il ressort que l’exemplaire de chaque catégorie de figure que nous avons considéré comme étant le prototype est effectivement l’exemplaire le plus représentatif de chaque catégorie. Ces résultats valident ainsi la définition du prototype qui intègre des caractéristiques spatiales et géométriques (rapport entre les côtés et axe de symétrie vertical).

Entraînement visuo-haptique

Comment favoriser l’apprentissage des figures géométriques élémentaires ? Peu de recherches ont évalué les effets de différents types d’entraînements destinés à favoriser l’apprentissage de la géométrie.

Une étude ancienne de Prigge (1978) montre l’aide apportée aux enfants par l’introduction de la manipulation. Ainsi, 146 élèves de 5 ans sont assignés à un des trois programmes d’apprentissage des concepts géométriques: activités sans manipulation (test papier-crayon), activités avec manipulation en 2D (pliage de papier…), activités avec manipulation en 3D (solides de formes géométriques). Les performances ont été mesurées avant et après les dix jours d’activités. Les résultats indiquent que les enfants apprennent mieux les concepts géométriques lorsque des solides géométriques sont disponibles pour chaque élève durant les activités proposées, ceci étant d’autant plus vrai que les élèves ont un niveau de connaissances initial faible.

Comme pour les expériences précédentes, nous faisons l’hypothèse que les caractéristiques de la modalité haptique (traitement analytique et/ou double codage) pourraient également aider les jeunes enfants à traiter de manière plus efficace les caractéristiques des figures géométriques. Ainsi, cette modalité pourrait aider les enfants à traiter de la même manière les exemplaires d’une catégorie et donc à dépasser leurs spécificités au profit de leur généralité. En d’autres termes, l’introduction de l’exploration visuo-haptique dans le travail sur la reconnaissance des figures élémentaires, compte tenu des caractéristiques spécifiques du système haptique, devrait avoir des effets bénéfiques sur leur reconnaissance. L’objectif de cette seconde expérience est d’évaluer chez les enfants de grande section de maternelle les effets de l’introduction de la modalité haptique dans un entraînement destiné à préparer l’apprentissage de la géométrie (Pinet & Gentaz, soumis). Nous formulons l’hypothèse générale selon laquelle l’introduction de la modalité haptique, dans les exercices de reconnaissance des figures et d’utilisation du vocabulaire approprié, aiderait les enfants à mieux se représenter les figures planes élémentaires grâce à son traitement analytique et/ou à son double codage (visuel et moteur).

Pour tester cette hypothèse, nous avons proposé deux types d’entraînements (17 enfants par groupe) respectivement dénommés « Visuel (V) » et « Visuo-Haptique (VH) » qui se différencient uniquement par les modalités sensorielles sollicitées. Ainsi, alors que l’entraînement V sollicite uniquement la modalité visuelle, l’entraînement VH sollicite les modalités visuelle et haptique. Ces deux entraînements ont en commun de proposer des exercices sur la connaissance des figures géométriques planes élémentaires (cercle, carré, rectangle et triangle) et de leurs propriétés. Cependant, ce travail repose sur une exploration uniquement visuelle dans l’entraînement V alors qu’il repose sur une exploration visuo-haptique dans l’entrainement VH. Si notre hypothèse est valide nous devrions observer une amélioration des performances après les entraînements V et VH, mais avec une amplitude plus importante après l’entraînement VH. Les deux entraînements se déroulent donc de la même manière et seuls les supports d’apprentissages diffèrent entre les deux types d’entraînements. L’entraînement V est réalisé avec des figures imprimées sur papier couleur et l’entraînement VH est réalisé avec des figures en relief découpées dans de la mousse.   L’analyse des bonnes reconnaissances des figures cibles montre que seul l’entraînement VH permet aux enfants de mieux reconnaître les figures cibles après les séances d’entraînement. Ces résultats sont compatibles avec notre troisième hypothèse selon laquelle l’ajout de la modalité haptique dans un entraînement destiné à préparer l’apprentissage de la géométrie s’avère bénéfique en améliorant le nombre de reconnaissances correctes et en diminuant le nombre d’erreurs. Ces résultats sont cohérents avec les études qui montrent que l’utilisation de la manipulation facilite la construction de représentations efficientes des concepts géométriques que ce soit avec de jeunes enfants (Prigge, 1978) ou des plus âgés. Néanmoins, des études complémentaires à plus grande échelle sont nécessaires pour valider définitivement les apports bénéfiques de cet entraînement VH.

En conclusion, le premier résultat montre que les quatre catégories de figures (cercle, carré, rectangle et triangle) ne sont pas reconnues avec le même niveau de précision. Cette modulation des performances semble liée à une hiérarchie allant du cercle (la figure la mieux reconnue), au carré, au rectangle et enfin au triangle (la figure la moins bien reconnue). Le second résultat indique que tous les exemplaires d’une même catégorie ne sont pas reconnus aussi aisément. Ainsi, comme le souligne Neisser (1987), chaque catégorie aurait un exemplaire prototypique, c’est-à-dire le plus représentatif de la catégorie. Cet exemplaire prototypique semble être caractérisé spatialement (axe de symétrie vertical) et géométriquement (rapport entre les longueurs des côtés).

Les résultats montrent aussi que seuls les enfants ayant exploré manuellement les figures ont amélioré leur reconnaissance des figures géométriques, avec davantage d’exemplaires reconnus et moins d’erreurs commises à l’issue de l’entraînement VH. Ces effets bénéfiques s’expliquent probablement par les caractéristiques fonctionnelles de la modalité haptique manuelle décrites précédemment. En effet, percevoir manuellement une figure implique un traitement plus analytique de l’information, contrairement à la modalité visuelle impliquant un traitement plus global. De plus, il semble qu’à l’âge de 5 ans, la modalité haptique permet une bonne discrimination des formes et des orientations. Ainsi, au-delà d’une simple image mentale prototypique visuelle, l’exploration haptique, permettrait à l’enfant de porter plus particulièrement son attention sur la structure même de ces figures et ses propriétés.

En résumé, l’ensemble de ces premiers résultats permet de confirmer que même si des connaissances géométriques existent chez les jeunes enfants, un apprentissage explicite incluant la modalité haptique est bénéfique en permettant d’augmenter la flexibilité de leurs représentations mentales et la précision de chaque catégorie.