Bilatérales III: la méthode Fasel

La conclusion des négociations entre la Suisse et l’union européenne a débouché sur un accord, actuellement en phase de consultation, qui fixe les bases de la relation entre les deux parties pour les prochaines décennies. Entretien avec Alexandre Fasel
Les dés sont jetés. Après des mois d’âpres négociations, la Suisse dispose d’un nouvel accord avec l’Union européenne. Ce texte de près de 1500 pages, qui porte à la fois sur des questions institutionnelles et sur de nouveaux domaines tels que la santé, la sécurité alimentaire ou l’électricité, permet de relancer la voie bilatérale après la crise du printemps 2021 autour de l’accord-cadre. En phase de consultation jusqu’au 31 octobre, les «Bilatérales III» devront toutefois être soumises aux Chambres, puis au peuple avant leur entrée en vigueur. Le point avec Alexandre Fasel, secrétaire d’État au Département fédéral des affaires étrangères et coordinateur des négociations avec l’Union européenne, qui était de passage à l’Université de Genève dans le cadre d’une conférence donnée le 26 juin dernier.
Campus: Après l’échec des négociations sur l’accord-cadre avec l’Union européenne en 2021, le Conseil fédéral a choisi de relancer la voie bilatérale. Quels étaient les principaux enjeux des négociations qui ont abouti à la conclusion de ce nouvel accord?
Alexandre Fasel: L’enjeu principal, c’était tout simplement de préserver la voie bilatérale. Cette façon qui a toujours été la nôtre de régler nos relations avec l’Union européenne (UE) et qui devrait rester la nôtre dans les années à venir. L’objectif de la négociation en tant que telle consistait à la fois à stabiliser et à développer ce mode de coopération. Et ce, de manière simultanée.
C’est-à-dire?
Depuis que la Suisse s’est engagée dans la voie bilatérale, notre pays a négocié une multitude de traités et d’accords avec l’UE qui touchent à des domaines très divers. Mais ces accords sont statiques. Ce qui signifie que leur actualisation dépend de la volonté des parties. Le risque de voir la situation juridique en Suisse et au sein de l’UE différer en raison de développements divergents existe. L’UE a d’ailleurs décidé en 2021 de ne pas actualiser l’accord sur les obstacles techniques au commerce dans le secteur des dispositifs médicaux malgré l’équivalence du droit suisse. Aussi, l’UE a fait savoir à la Suisse au tournant des années 2010 qu’il était impératif de régler ces problèmes institutionnels avant de conclure tout nouvel accord. La grande réussite de la dernière négociation, c’est que nous avons réussi à avancer sur les deux sujets d’un seul coup.
Dans quel climat se sont déroulées les négociations, la Suisse ayant claqué la porte au nez de l’UE il y a quatre ans de cela?
L’accord-cadre, qui n’a jamais abouti, visait précisément à répondre au souhait de l’UE de régler les questions institutionnelles avant toute négociation de nouveaux accords. Face à l’impossibilité de trouver un terrain d’entente, surtout sur des intérêts essentiels pour la Suisse, le Conseil fédéral a choisi de tirer la prise, ce qui a engendré une rupture de confiance et une certaine méfiance de la part de l’UE à l’égard de la Suisse. C’est dans ce contexte que le Conseil fédéral a proposé de changer de méthode et d’approche.
En quoi consistait cette nouvelle stratégie?
D’abord à négocier de nouveaux accords bilatéraux dans certains domaines spécifiques tout en réglant, en même temps, les questions institutionnelles au cas par cas et non de manière globale. Ensuite, plutôt que de rentrer tête baissée dans une nouvelle négociation et risquer d’aller au casse-pipe, le Conseil fédéral a proposé de prendre le temps de mener une phase exploratoire pour se mettre d’accord sur l’objet exact des discussions, sur les problèmes précis à régler ensemble et sur les solutions communes envisagées. De plus, il a conféré au dossier européen une grande assise politique interne, pour assurer la faisabilité et l’acceptation des solutions trouvées avec l’UE dans notre pays. Et il s’est avéré que ces trois choix tactiques et politiques ont été la clé du succès. Les négociations ont certes été ardues, parce que chacune des deux parties souhaitait obtenir un résultat maximum, mais les dix-huit mois consacrés à la phase préparatoire avaient permis de se dire les choses, de rapprocher nos positions mutuelles et de recréer une relation de confiance. Si bien qu’au final, l’accord conclu est bon et équilibré.
Pour la Suisse, l’Union européenne est un partenaire indispensable. Mais la réciproque n’est pas forcément vraie. En tant que négociateur, quelle était votre marge de manœuvre?
En effet, les négociations, conduites du côté suisse par le négociateur en chef Patric Franzen, n’ont pas été une promenade. Ni pour la Suisse ni pour l’UE. Il y a effectivement une asymétrie en termes de taille et de poids économique entre la Suisse et l’Union européenne. Mais chacun de nous est pour l’autre un partenaire important. La Suisse n’est pas une entité totalement négligeable pour l’UE. Du point de vue de cette dernière, ce qui est essentiel, c’est d’avoir des relations solides et stables avec ses partenaires tout en sauvegardant ses principes de base et l’intégrité de son marché intérieur. Du moment que cela est garanti, l’UE a tout intérêt à la participation d’une économie forte, innovante, à la pointe de la technologie comme celle de la Suisse. Notre pays étant par ailleurs une grande puissance en termes de science et de recherche, sa participation à des programmes de coopération comme Horizon constitue également un bénéfice certain.
Sur ce plan-là, quelle est la situation aujourd’hui?
En ce qui concerne le programme Horizon Europe, nous sommes parvenus à négocier une solution transitoire qui a permis aux chercheurs en Suisse de participer aux appels à projets du programme ouverts pendant les négociations en 2024. Cette solution transitoire a ensuite été élargie à tous les appels à projets ouverts en 2025 d’Horizon Europe, mais aussi des programmes Digital Europe et Euratom, dès la conclusion matérielle des négociations. Si l’accord est signé avant mi-novembre 2025 et qu’il est appliqué provisoirement avec effet rétroactif, les projets des chercheurs en Suisse évalués positivement pour cette année seront financés par l’UE. Pour Erasmus+, les fonds pour financer une participation dès 2027 devront encore être approuvés par le Parlement.
Quels sont les autres domaines concernés par ce nouvel accord?
La Suisse a obtenu satisfaction sur un certain nombre de points. De nouveaux accords bilatéraux ont été conclus dans les domaines de l’électricité, de la santé et de la sécurité alimentaire. Et d’autres déjà existants portant sur la libre circulation des personnes, le transport aérien et terrestre, l’agriculture ou la reconnaissance mutuelle ont été stabilisés. Une solution satisfaisante a également été trouvée sur la reprise dynamique du droit communautaire ou la mise en place d’une procédure solide de règlement des différends qui constituaient des demandes de l’UE.
En quoi consiste le compromis trouvé sur ces deux sujets, sources d’opposition en Suisse?
Sur la reprise du droit, ce qu’il faut comprendre, c’est que la Suisse ne reprend pas l’ensemble de l’évolution du droit communautaire. Cela ne concerne que quatre des accords sur le marché intérieur existants et deux nouveaux accords. De plus, dans des domaines clés comme la libre circulation, la protection des salaires, les transports terrestres et l’électricité, la Suisse a obtenu des exceptions protégeant ses intérêts essentiels. C’est donc très spécifique et cela n’a rien d’automatique. Par ailleurs, nous gardons toute latitude pour opérer ces transformations de manière autonome et dans le respect des procédures nationales.
Qu’en est-il pour le règlement des différends?
Jusqu’ici, les désaccords étaient réglés par un comité mixte composé par des fonctionnaires chargés de l’application de ces traités et qui se réunissaient une fois par année. Cela permettait d’échanger nos points de vue, de pointer ce qui ne fonctionne pas, mais dans les faits, les problèmes n’étaient pas réglés. Dorénavant, nous disposons d’un outil efficace. Si un différend survient, la première étape est toujours le comité mixte. Mais si on n’arrive pas à se mettre d’accord, chacune des deux parties peut en référer à un tribunal arbitral paritaire qui doit trancher la question. Dans les cas où, pour prendre une décision, il est nécessaire de se référer à un article du droit européen dont l’interprétation est problématique, le tribunal arbitral peut demander un avis à la Cour européenne sur ce point précis, si cela est pertinent et nécessaire pour résoudre le cas. Il n’est donc pas du tout question de mettre le destin de la Suisse dans les mains de juges étrangers puisque la décision finale revient dans tous les cas à une instance dans laquelle notre pays est représenté à parts égales avec l’UE.
En Suisse, la gauche est hostile aux mesures de l’accord portant sur le travail détaché par crainte de dumping salarial…
Sur cette question de la protection des salaires et des conditions sociales, le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche a conduit, parallèlement aux tractations avec l’UE, une négociation avec les partenaires sociaux. Cela s’est concrétisé par la proposition d’un paquet de 14 mesures offrant des garanties tant sur les conditions salariales que sur la protection sociale et la couverture des frais associés aux travailleurs détachés. À l’heure actuelle, il existe un consensus entre les partenaires sociaux sur 13 des 14 mesures. Celle qui est encore discutée porte sur la protection contre les licenciements abusifs des personnes syndiquées. C’est un vieux problème qui n’a rien à voir avec le contenu du paquet négocié et pour lequel on peut espérer une solution dans les prochains mois.
L’opposition de la droite, quant à elle, porte sur le droit des citoyens de l’UE dont elle ne veut pas.
Les cercles eurosceptiques ont une autre vision de notre relation à l’Europe. Ils ne veulent pas d’une reprise dynamique des acquis communautaires ni d’une procédure de règlement des différends telle qu’elle a été dessinée et, tant qu’à faire, ils souhaitent aussi restreindre la libre circulation des personnes. Nous sommes là face à une opposition de principe qui n’est pas compatible avec la voie bilatérale que nous essayons de stabiliser et développer. Cela dit, je tiens à préciser que le maintien de la libre circulation des personnes tel que nous l’avons négociée reste associé au fait d’avoir un emploi. Ceux qui n’en ont pas ne peuvent donc pas entrer en Suisse et ceux qui n’en ont plus doivent quitter le pays.
Quel est le calendrier pour les mois à venir?
Le texte du paquet Suisse-UE est en phase de consultation depuis le mois de juin et jusqu’au 31 octobre. Cette procédure porte sur l’ensemble du paquet, c’est-à-dire non seulement le texte des accords, mais aussi les mesures de mise en œuvre et d’accompagnement qui sont proposées par le Conseil fédéral. Sur les accords, on ne peut que dire oui ou non. En revanche, nous disposons d’une grande latitude pour mettre en musique ces accords à notre façon. Et c’est là tout l’intérêt de cette phase de consultation qui devrait déboucher sur un bon millier de prises de position. Celles-ci devront être analysées avant d’éventuellement amender les mesures de mise en œuvre et d’accompagnement proposées par le Conseil fédéral. Le message final sera probablement soumis au Parlement au printemps 2026, puis, en cas de référendum après le débat parlementaire, le texte fera l’objet d’une votation populaire.
Êtes-vous serein face à ces échéances?
Oui, parce que l’objectif du Conseil fédéral est clair et que la transparence sur la négociation, son résultat et sa mise en œuvre, a été totale. L’ensemble du processus a été très inclusif et correspond à la façon dont la Suisse fonctionne. Et je suis de ceux qui acceptent cette vérité profonde qui consiste à dire que la Suisse ne fait que ce sur quoi elle arrive à se mettre d’accord.
Est-ce qu’un refus est envisageable?
Ce n’est pas souhaitable, car ce texte jette les bases de notre relation avec l’Europe pour les vingt à trente prochaines années. Un refus ne signifierait pas pour autant la fin de la Suisse. Mais ce serait indiscutablement la fin de la voie bilatérale comme nous la connaissons.
Quelles alternatives nous resterait-il dès lors pour régler notre relation avec l’Europe?
Dans le sens d’une plus grande intégration, on peut choisir l’adhésion mais celle-ci ne recueille qu’environ 10% d’opinions favorables dans les sondages. La question ne se pose donc pas, contrairement aux votations sur l’Espace économique européen (EEE) de 1992 où elle avait contaminé le débat et mené au rejet des accords par le peuple et les cantons. La seconde possibilité est une quasi-adhésion, à l’image de la solution trouvée pour Andorre ou Saint-Marin. Ce choix implique cependant d’être intégré à l’union douanière, ce que la Suisse ne souhaite pas afin de pouvoir conserver la possibilité de conclure des accords commerciaux spécifiques avec le reste du monde. Adhérer à l’EEE n’est pas une option non plus car cela signifie qu’il faudrait adopter l’ensemble des règles régissant le marché intérieur européen, ainsi que l’intégration à des structures supranationales, ce qui est exclu. Reste la solution minimale qui consisterait à avoir une simple relation de libre-échange comme l’Ukraine, l’Angleterre ou le Canada. Mais nous aurions beaucoup à y perdre.
Est-ce que les récentes décisions de Donald Trump sur les taxes douanières ont une influence sur le débat autour de l’Europe?
Nous sommes dans une grande période d’incertitude qui voit tous les points de repère et de référence s’estomper. L’UE est notre principal partenaire économique et pour un pays qui est très fortement dépendant de ses exportations, c’est une relation quasiment vitale. Par ailleurs, par les temps qui courent, une bonne relation avec l’Europe est en passe de devenir une nécessité stratégique.
Propos recueillis par Vincent Monnet