L'invité/Rony Brauman
«Depuis trente ans, l’humanitaire s’émancipe du pouvoir»
Rony Brauman anime le centre de réflexion et de formation de l’association Médecins sans frontières dont il est l’ancien président. Il a donné la leçon d’ouverture du semestre de printemps et ouvert ainsi le cycle des Grandes conférences du 450e anniversaire de l’Université
Campus: Comment avez-vous réagi à l’opération «Plomb durci» qu’Israël a lancée cet hiver dans la bande de Gaza?
Rony Brauman: J’ai eu un sentiment de révolte et d’indignation mêlé d’un mouvement de solidarité vis-à-vis des Palestiniens de Gaza qui ont fait les frais de cette démesure dans la violence. Ma conviction est qu’avec cette opération, Israël a franchi un pas de plus sur le chemin qui la mène vers l’abîme. Cela étant dit, ce qui m’a choqué aussi, c’est l’évolution perverse du discours traitant de cette guerre. Dès le début, la propagande israélienne a martelé qu’il n’y avait pas de crise humanitaire, que la situation était sous contrôle et que les convois d’aide pouvaient passer…
Ce qui était faux…
Oui, mais ce qui est plus grave, c’est qu’à de
nombreuses reprises, des journalistes m’ont demandé,
à moi ainsi qu’à d’autres représentants
de l’aide humanitaire, s’il y avait vraiment une
crise humanitaire à Gaza. Que l’on pose une
telle question alors que l’on assiste à un déluge
de feu sur une ville très densément peuplée et
que les morts et les blessés se comptent déjà par
milliers montre que la formulation «crise humanitaire
» relève de la langue de bois et que
sa première fonction est d’empêcher de penser.
Dire: «Quelle est la situation humanitaire?»
n’a littéralement aucun sens. C’est une fausse
conceptualisation qui empêche de comprendre
la situation du point de vue humain et politique.
C’est comme demander si une personne
qui s’est fait passer à tabac souffre d’une crise
orthopédique, ou appeler un viol une crise
gynécologique. C’est cet emploi hors limite du
terme humanitaire qui caractérise ce conflit.
L’humanitaire a pris de l’importance dans
l’opinion. N’y a-t-il pas un risque d’instrumentalisation,
comme en Irak, où l’on s’est
servi d’un argument humanitaire – renverser
un tyran – pour mener une guerre pour
le pétrole?
Cela me laisse de marbre. Historiquement, le
mouvement humanitaire est né dans le cadre
d’une rhétorique de pouvoir. Au XVIe siècle, la
grande motivation des conquérants espagnols
aux Amériques était la lutte contre les sacrifices
humains – fût-ce au prix de la décimation
des Amérindiens. On retrouve ce discours
dominateur avec l’impérialisme colonial
du XIXe siècle et l’idée qu’il est du devoir de
l’homme blanc de civiliser les barbares, par la
force. J’affirme pour ma part que, depuis une
trentaine d’années, l’humanitaire s’émancipe
du pouvoir politique de manière progressive,
bien que ce processus soit loin d’être complet ni
même partagé par tous. Tous les conflits d’idées
que j’ai pu avoir avec Bernard Kouchner, un des
fondateurs de Médecins sans frontières (MSF)
et actuel ministre des Affaires étrangères en
France, l’illustrent bien. Je suis convaincu qu’il
faut arracher l’humanitaire à la décision politique,
tandis que lui tout comme André Glucksmann
et d’autres intellectuels français sont
partisans de l’ingérence humanitaire, de la défense
des droits de l’homme, et donc les valeurs
de l’Occident démocratique, par la force.
Les deux positions ne sont-elles pas compatibles?
Non. Très logiquement, des gens comme Kouchner
et Glucksmann ont été amenés à approuver
l’intervention en Irak en 2003. Non pas au
nom de la sécurité mondiale, car ils savaient
bien que les armes de destruction massive
n’existaient pas, mais au nom des droits de
l’homme et du fait que Saddam Hussein était
un tyran qu’il fallait renverser. Je suis persuadé
qu’il ne faut ni approuver ni désapprouver quelque
conflit que ce soit au nom de l’humanitaire.
Sinon on devra porter un jugement sur toutes
les autres guerres qui ne pourra plus être a
priori négatif. Il variera en fonction des conditions.
La seule manière de se sortir de ce piège
est de se tenir à l’écart de tout jugement ou de
se déclarer pacifiste.
Ce sont deux façons très différentes d’être
«humanitaire»…
Oui. L’une est d’intervenir dans une guerre afin
d’en adoucir les méfaits, d’aménager des oasis
d’humanité. L’autre, c’est la réfutation de la guerre. Les deux sont moralement défendables.
Moi, j’ai choisi la première position. La guerre
est une réalité et sauver quelques corps, adoucir
quelques souffrances dans ce contexte ne signifie
pas que l’on collabore au conflit. Mais je
comprends aussi ceux qui ne veulent rien avoir
à faire avec la guerre, même pas pour secourir
les victimes, car cela signifierait déjà, pour eux,
d’entrer dans une logique qu’ils condamnent.
L’action humanitaire, elle aussi, a besoin de
moyens et d’une visibilité auprès de l’opinion
pour être efficace. Certains conflits sont
pourtant si peu médiatisés que l’on pourrait
penser qu’ils sont oubliés…
Je trouve cette notion de «conflit oublié» très
contestable. On a tendance à confondre l’information
avec le journal télévisé du soir. Pourtant,
le contenu de ce dernier ne remplirait
pas un quart de page d’un quotidien. La presse
écrite et électronique nous offre une capacité
d’information bien plus grande. Si on veut savoir
ce qui se passe, on le peut. Ce ne sont pas les
prétendues carences de la presse qui caractérisent
ces conflits «oubliés», mais le désintérêt
du public. De leur côté, certains humanitaires
ont tendance à héroïser leur situation en se posant
comme les porte-parole des victimes de
«conflits oubliés» de façon indue voire illicite,
alors que personne ne les a nommés à ce poste.
D’autres ont une vision messianique de l’humanitaire
comme les responsables de l’Arche
de Zoé. Qu’en pensez-vous?
L’Arche de Zoé est née à la suite du tsunami
de décembre 2004 dans un moment de démagogie
compassionnelle intense. Les membres
de l’association se sont présentés comme des
sauveurs francs-tireurs, qui prennent leur 4x4
pour atteindre des populations que les grosses
agences, paralysées par la bureaucratie, ne sont
plus à même de secourir. Ensuite, quand il s’est
agi d’aller au Darfour, ils ont accentué ce trait.
Comme ils l’affirment eux-mêmes, ils ont repris
à leur compte la description de la situation telle
qu’elle a été faite par des personnalités politiques
de haut rang et de tous bords en France et
dans d’autres pays ainsi que par divers intellectuels
(toujours les mêmes). Tous dénonçaient
en coeur le génocide en cours et conspuaient les
tergiversations diplomatiques et l’impuissance
de l’aide humanitaire sur place. Ces gens-là ont
dressé un cadre dans lequel l’initiative de l’Arche
de Zoé prenait tout son sens. Les membres
de l’association sont donc allés arracher à leur
famille des enfants qu’ils prétendaient inéluctablement
promis à la mort. Le fait qu’ils répondent
aujourd’hui de leurs actes est positif, car
cela rappelle que les humanitaires n’ont pas le
champ libre, mais qu’il existe des règles et des
lois auxquelles ils doivent se soumettre.
Vous leur en êtes reconnaissant?
A plus d’un titre. Cette affaire
montre à quel point les enjeux politiques
dans le tiers-monde sont
encore assimilés à la lutte des forces
de la civilisation contre celles
de la sauvagerie. Car, dans cette
histoire, qu’est-ce que le génocide?
C’est le mal absolu. Les victimes d’un génocide?
L’innocence personnifiée. La simplification est
commode: c’est le bien contre le mal. On est revenu
au temps des colonies.
Comment sortir de cette logique?
En restituant la complexité des situations.
Malheureusement, en temps réel, les chances
de succès auprès de l’opinion sont du côté des
simplificateurs. Ceux qui défendent une vision
plus complexe sont disqualifiés dans la
compétition médiatique. Certains ont tenté
d’expliquer qu’au Darfour, ce n’est pas un génocide
qui a lieu, mais une guerre civile, qui
a commencé avec un soulèvement, qui a généré
à son tour une contre-insurrection dans
laquelle les rebelles ont joué un rôle, etc. Mais
cela ne fait pas le poids devant une dénonciation
bien ficelée, drapée dans un manteau
humanitaire. Cela dit, même à moyen terme,
j’observe que des voix moins manichéennes
finissent par se faire entendre. MSF, par exemple,
a choisi depuis longtemps de se situer dans
une communication plus complète et plus critique.
Avec succès puisque cette organisation a
réussi à s’imposer comme un acteur important
et écouté à l’échelle internationale. ❚
Propos recueillis par Vincent Monnet et Anton Vos