Campus n°136

« Le cœlacanthe évolue mais lentement »

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Lionel Cavin, conservateur au Département de géologie et paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève, publie un ouvrage dédié à un poisson qui a la particularité de s’être fait connaître sous la forme d’un fossile un siècle avant qu’on en pêche un spécimen vivant. Explications.

Campus : L’histoire du cœlacanthe, telle que vous la racontez dans votre livre, est remplie de passions. Il se trouve que la Suisse n’en est pas totalement absente. Elle est même impliquée dans la première découverte…
Lionel Cavin : C’est en effet Louis Agassiz (1807-1873) qui décrit le premier fossile de cœlacanthe en 1839. Alors installé à Neuchâtel, le naturaliste suisse a en effet la chance d’étudier cette pièce qui a été trouvée quelques années auparavant en Angleterre dans des roches datant de la période du Permien supérieur (dont on sait maintenant qu’elles sont âgées de 265 millions d’années). Il donne à ce nouveau genre le nom de cœlacanthe qui veut dire en grec « épine creuse », en raison d’une caractéristique de certains de ses os. Pour la petite histoire, Louis Agassiz est un savant brillant, à la carrière illustre, mais qui s’est également fait connaître, surtout durant la seconde moitié de sa vie qu’il passe aux États-Unis, pour son racisme scientifique assez extrême. Une position qui a des répercussions jusqu’à aujourd’hui puisqu’il est régulièrement question de débaptiser certains lieux nommés en son honneur en Suisse comme aux États-Unis.

 

Que contient sa description du cœlacanthe ?

La notice de Louis Agassiz est très précise. Elle est accompagnée d’une très belle illustration réalisée par Hercule Nicolet, qui dirige alors un atelier de lithogravure à Neuchâtel. Dans sa description, le naturaliste souligne déjà une particularité « vraiment exceptionnelle » du poisson, c’est-à-dire un « prolongement de la queue au-delà de ses rayons ». Ce petit lobe caudal, si caractéristique du cœlacanthe, est conservé à travers les centaines de millions d’années. Il permettra d’identifier la plupart des autres fossiles tout comme les individus vivants faisant partie de la même famille.


À quoi d’autre reconnaît-on un cœlacanthe ?

À quelques exceptions près, tous les cœlacanthes possèdent six nageoires lobées, une unique nageoire rayonnée, le petit lobe au bout de la queue que je viens d’évoquer, un crâne articulé et une mandibule caractéristique. La forme générale est relativement stable. On la retrouve aussi bien chez les espèces actuelles que dans les plus anciens fossiles qui datent de la période du Dévonien inférieur, il y a plus de 400 millions d’années, juste avant que les premiers poissons sortent de l’eau pour donner naissance aux amphibiens et aux reptiles.


Est-il dès lors légitime de parler de fossile vivant ?

C’est un débat virulent et interminable parmi les scientifiques. L’expression de « fossile vivant » est un oxymore utilisé par le naturaliste britannique Charles Darwin (1809-1882) lui-même. Certains biologistes aimeraient cependant qu’on l’abandonne totalement. Pour eux, cette appellation est trompeuse. Elle est surtout récupérée par des mouvements religieux comme les créationnistes qui l’utilisent comme un argument – fallacieux – contre la théorie de l’évolution. En réalité, ces animaux évoluent, comme tous les autres. Si leur forme est relativement conservée avec le temps, leur taille a beaucoup varié, allant d’une dizaine de centimètres jusqu’à plus de 6 mètres. Autre témoignage de l’évolution, les poissons actuels possèdent une relique de poumon munie de petites plaques calcifiées qui devaient agir comme un soufflet. Cet organe était probablement opérationnel chez les espèces ancestrales, notamment chez celles qui vivaient dans de l’eau douce où le fait de pouvoir respirer directement de l’air pouvait s’avérer utile. En d’autres termes, les cœlacanthes se sont sans cesse adaptés à des conditions environnementales différentes. À mon avis, on peut continuer à utiliser l’expression de « fossile vivant » car elle est très vendeuse mais il faut le faire avec prudence, en précisant systématiquement que le cœlacanthe n’échappe pas à l’évolution.


Donc il évolue mais très lentement…

Il faut admettre que le cœlacanthe évolue plus lentement que la plupart des autres animaux. Nous connaissons à ce jour une centaine d’espèces de cœlacanthes regroupées dans une cinquantaine de genres. Pour 420 millions d’années d’existence, ce n’est pas beaucoup. Les dinosaures, qui ont vécu deux fois moins de temps, comptabilisent déjà dix fois plus de genres. Des chercheurs ont tenté de quantifier le concept de fossile vivant à l’aide d’un modèle informatique utilisant des paramètres tels que le taux d’évolution morphologique, le degré de diversification en genres et espèces, etc. L’animal qui est sorti gagnant haut la main, ou plutôt haut la nageoire lobée, est le cœlacanthe, loin devant la limule ou le dipneuste qui, eux aussi, ressemblent à s’y méprendre à leurs lointains ancêtres.


Le cœlacanthe est-il un genre si ancien qu’il pourrait être notre ancêtre ?

Il ne l’est pas mais il peut nous renseigner sur notre ancêtre commun. Sur l’arbre de la vie, la branche des cœlacanthes est accrochée à celle des sarcoptérygiens qui contient les premiers tétrapodes qui sont sortis de l’eau et donc aussi les mammifères. Du point de vue évolutif, ces animaux sont donc plus proches de l’être humain que de 99% des poissons actuels. Quand on dissèque une nageoire de cœlacanthe, on retrouve d’ailleurs une succession d’os qui correspondent à l’humérus puis au radius et au cubitus humains. Cela dit, si la plupart des cœlacanthes se ressemblent beaucoup à travers les âges, la famille n’est pas si homogène que ça. Il existe un certain nombre d’exceptions. Une des plus spectaculaires a même été découverte en Suisse.


Laquelle ?

En 2017, un amateur a récolté dans les montagnes grisonnes, à plus de 2700 mètres d’altitude, un fossile en deux morceaux, une tête et une queue, sans connexion entre eux. La queue, avec son petit lobe typique, était celle d’un cœlacanthe, mais pas la tête. Je pensais que les deux pièces n’allaient pas ensemble. Mais le chasseur de fossiles est revenu plus tard avec un deuxième exemplaire, entier cette fois-ci. Il n’y avait plus de doute. C’était bel et bien un cœlacanthe. Nous avons présenté les deux fossiles dans un article paru le 20 octobre 2017 dans la revue Scientific Reports. Le nom de la nouvelle espèce est Foreyia maxkuhni et elle a une forme vraiment atypique. L’individu est plus ramassé que les autres poissons de la même famille. Sa reconstitution montre une petite bouche complètement infère (dirigée vers le bas), de très grandes nageoires et une espèce de pointe sur la tête comme si on avait étiré certaines parties de son crâne. Il est possible que des mutations sur un petit nombre de gènes (des gènes architectes appelés hox en l’occurrence) aient suffi à produire cette déformation spectaculaire. Le fossile est vieux de 240 millions d’années, c’est-à-dire qu’il remonte à la période du Trias, juste après une extinction massive. C’est comme si cette espèce avait profité d’un vide temporaire pour se diversifier et changer de forme. Quoi qu’il en soit, il est suffisamment remarquable pour avoir été nommé « espèce de l’année 2018 » par la Société suisse de systématique.


Allez-vous l’exposer au Muséum ?

Les fossiles originaux resteront certainement aux Grisons, bien que des prêts soient envisageables. Peut-être pour l’exposition permanente de paléontologie que nous prévoyons de remonter au Muséum d’histoire naturelle d’ici quelques années.


Quelle proportion de vos collections est montrée au public ?

Pas plus de 10%. Cela dit, le dernier rapport de l’Académie suisse des sciences naturelles, qui vient de paraître, insiste sur l’importance des collections biologiques et de géosciences qui nous aident à mieux comprendre notre passé et notre présent et fournissent ainsi une base pour prédire l’avenir. L’institution encourage notamment la numérisation des pièces. Au Muséum d’histoire naturelle, nous possédons entre 150 000 et 200 000 macrofossiles et des millions de microfossiles. Nous sommes en train d’établir une base de données contenant toutes les étiquettes. Dès que nous en aurons les moyens, nous pourrons songer aux photographies et aux scanners 3D. En attendant, il faut faire vivre les collections. En les revisitant régulièrement, on peut faire des découvertes extraordinaires. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dernièrement.


Qu’avez-vous déniché ?

En fouillant dans une collection de fossiles de baleines trouvés au début du XIXe siècle au nord de la France, nous sommes tombés sur un bout de crâne que j’ai immédiatement attribué à un cœlacanthe. Personne ne l’avait identifié auparavant. Le morceau en question est très grand mais ce n’est que la partie arrière de la moitié avant de la tête (visible au premier plan sur la photo de la page 40). Du coup, l’animal entier devait mesurer entre 5 et 6 mètres. C’est un des plus grands cœlacanthes connus. Nous préparons une publication à ce sujet prochainement.


Un fossile de cœlacanthe vaut-il cher ?

Les plus beaux, oui, certainement. Heureusement, ils ne font pas l’objet de ventes aux enchères. Cette pratique, qui se développe de plus en plus et que je trouve ridicule, touche essentiellement les squelettes de dinosaures. Les prix qui y sont proposés sont prohibitifs pour les institutions publiques. Mais le problème, c’est qu’un fossile qui passe en mains privées quitte la sphère scientifique. Un spécimen que l’on décrit doit pouvoir être à la disposition de la recherche à tout moment. S’il trône sur la cheminée d’un riche collectionneur, ce n’est plus possible.

 



 

« Latimeria », un animal robuste mais une espèce fragile


Le premier cœlacanthe vivant a été pêché en 1938 au large de la côte orientale de l’Afrique du Sud par un chalutier qui raclait les fonds de l’océan Indien. Par la suite, on a découvert une population d’une centaine d’individus de la même espèce, baptisée Latimeria chalumnae, aux Comores puis tout au long de la côte orientale de l’Afrique. En 1997, une seconde espèce, Latimeria menadoensis, est identifiée près de l’île de Manado Tua dans la mer des Célèbes, en Asie du Sud-Est.
Considérée comme l’événement le plus important de la zoologie du XXe siècle, la découverte du cœlacanthe a soulevé pas mal de passions et même des réflexes nationalistes. Ainsi, lorsque la deuxième espèce a été décrite par un biologiste américain, un concurrent français a produit une photo truquée pour tenter de démontrer qu’il avait réalisé la découverte avant.
« Ce genre d’anecdotes ne relève pas de la science mais elles éclairent la façon dont la science fonctionne parfois », commente Lionel Cavin, conservateur au Département de géologie et paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève.
Les cœlacanthes sont des animaux robustes qui peuvent mesurer jusqu’à 2 mètres de long mais leur métabolisme est particulièrement lent. Ils ne sont pas très agiles et se fatiguent très vite. Ils dorment la journée dans des grottes entre 150 et 300 mètres sous la surface et partent chasser la nuit à de plus grandes profondeurs.
Les populations, encore mal connues, sont sous pression. Leur habitat, notamment, est menacé de destruction, lors du développement de ports commerciaux qui se multiplient sur la côte africaine. On a également repêché des cœlacanthes qui se sont étouffés avec des déchets plastiques. Les inquiétudes des spécialistes sont d’autant plus grandes que les populations de ce poisson sont petites, que les individus vivent vieux et qu’ils se reproduisent lentement.
La chair de cœlacanthe, elle, a très mauvais goût et possède des effets diurétiques. Peu de chances donc que le poisson se retrouve sur un menu de restaurant. Cependant, des entrepreneurs japonais ont émis l’idée d’en conserver quelques individus dans un aquarium ouvert au public. Cette proposition a été vivement critiquée par tous les spécialistes du cœlacanthe, aussi bien vivant que fossilisé.
« On ne connaît pas assez bien l’animal pour être en mesure de réaliser une telle expérience, précise Lionel Cavin. On ne sait même pas avec certitude ce qu’il mange, ni comment il se reproduit. Une telle entreprise provoquerait un taux d’échecs élevé et des individus mourraient les uns après les autres alors que l’espèce est déjà menacée. À la limite, on peut imaginer un aquarium dans les lieux de pêche pour y garder les individus remontés accidentellement, le temps de les remettre à l’eau. »


Propos recueillis par Anton Vos