Campus n°96

L'invité/Julien Frydman

«L’action humanitaire est dans les gènes de Magnum»

Entre le reportage photographique et l’action humanitaire, les convergences sont multiples. Entretien avec le directeur de l’Agence Magnum pour la France à l’occasion de l’exposition présentée cet été à Genève pour célébrer la création du Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire (Cerah)

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Campus: Qu’est-ce qui justifie la collaboration d’une agence photographique comme Magnum avec un centre universitaire tel que le Cerah, dont les travaux sont centrés sur les problématiques liées à l’action humanitaire?

Julien Frydman: Il existe une grande complémentarité entre le travail effectué par les photographes de Magnum et celui des chercheurs du Cerah. Et cela pour au moins trois raisons. La première tient au fait que la volonté de témoigner des crises et des soubresauts du monde est présente dans les gènes mêmes de Magnum. Les quatre fondateurs de l’agence, Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, David Seymour et George Rodger, ont en effet tous couvert la guerre d’Espagne ou la Deuxième Guerre mondiale. Très vite, ils ont également abordé des sujets comme l’arrivée des nouveaux émigrants juifs en Israël, les grands mouvements de populations consécutifs à la création du Pakistan ou la problématique des orphelins dans l’Europe d’après-guerre. Ces photographes ont été parmi les premiers à voir et à montrer l’impact des conflits modernes sur les populations civiles

Quels sont les autres points de convergence?

A partir des années 1950, la photographie s’est imposée comme «le» moyen d’alerter l’opinion à propos d’une crise ou de rendre compte d’un événement important. Les reporters photo ont été de toutes les grandes catastrophes du XXe siècle, qu’elles soient naturelles ou qu’elles aient été générées par la guerre ou par des mouvements de population, ce qui les rapproche naturellement des spécialistes de l’action humanitaire. Par ailleurs, une des spécificités des photographes de Magnum est qu’ils travaillent dans la durée. Il ne s’agit pas tant de documenter un événement précis que de le comprendre dans sa globalité. A l’instar des universitaires, les photographes cherchent donc à saisir les mécanismes qui sont en jeu dans tel ou tel contexte. Pour y parvenir, ils se basent sur le même type d’information, fréquentent les mêmes théâtres d’opération et sont confrontés aux mêmes problèmes de logistique ou d’infrastructure que les scientifiques. Dans les deux cas, l’objectif est identique. Ce qui change, c’est la méthode et les outils utilisés.

Au moment de la fondation de Magnum, en 1947, il était incontestable que les photographes pouvaient montrer une facette de la réalité à laquelle personne n’avait eu accès jusque-là. Est-ce encore vrai dans le monde très médiatisé qui est le nôtre?

Il est vrai que le rôle qui incombait à la photographie – donner à voir le monde dans son immédiateté – a été largement repris par la télévision. De plus, la démocratisation des supports de prise de vue permet désormais d’être sûr que n’importe quel événement d’importance va être couvert d’une manière ou d’une autre. Dans un monde dominé par la vitesse et la consommation à outrance, la nécessité de rendre compte en profondeur d’une transformation au travers d’un travail journalistique de fond reste toutefois entière. Nous ne pouvons pas nous suffire uniquement de dépêches de presse. Nous avons besoin d’informations qui nous aident à mieux comprendre la complexité du monde. A cet égard, le reportage photographique conserve toute sa spécificité dans la mesure où il permet de s’intéresser à des éléments qui restent généralement hors du champ des caméras de télévision, mais qui sont indispensables à la compréhension de ce qui est en train de se passer.

Le développement du photojournalisme a longtemps été lié à l’évolution de la presse magazine. Or, ce secteur, qui était florissant à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, paraît aujourd’hui en perte de vitesse. Dans quelle mesure ce mouvement affecte-t-il le travail des photographes actuels?

A partir des années 1950, une mécanique s’est mise en place. Les magazines d’information ont pris l’habitude d’envoyer des photographes sur le terrain lorsqu’une crise se déclenchait. Ce type de média est progressivement devenu le principal commanditaire des images d’actualité et une source essentielle de revenu pour ceux qui les réalisaient. Avec le recul de la presse magazine, les reporters photo ont donc perdu ce qui constituait un de leurs principaux moyens de production. Le rôle d’une agence comme la nôtre est précisément de trouver de nouvelles voies pour permettre à ces photographes de faire exister leurs travaux.

Comment?

Ce qui importe aujourd’hui, c’est de multiplier les initiatives. Cela peut se faire par le biais de commandes émanant de la presse, de partenariats publics et privé, en éditant des livres, en proposant des opérations évènementielles, en développant des outils multimédias, en vendant des tirages. Par ailleurs Magnum propose et loue près de 100 expositions chaque année sur le seul continent européen.

N’y a-t-il pas quelque chose de choquant à présenter un travail évoquant un conflit ou une catastrophe et contenant des images parfois difficilement soutenables dans les murs d’un musée ou d’une galerie?

Toutes nos expositions ne portent pas sur ce type de thématiques. Quand c’est le cas, il y a naturellement un certain décalage entre ce qui est montré et ceux qui regardent, mais c’est la réalité du monde. Nous sommes tous confrontés à des contraintes et à des compromis. Ce qui est essentiel, c’est que l’ensemble de ce que présente le photographe reste cohérent et qu’il n’entame pas son intégrité. Du moment que le discours exprimé est valorisé et rendu largement accessible, c’est un moindre mal que de devoir passer par quelques mondanités. A mon sens, le vrai problème réside d’ailleurs davantage dans le manque d’environnements permettant une bonne réception de ces travaux photographiques

Qu’entendez-vous par là?

Regarder un reportage photographique demande un peu de temps, mais surtout une certaine disponibilité d’esprit. Il faut être prêt à entamer une réflexion, à se remettre en question. Cela implique de pouvoir se sortir des petites tracasseries du quotidien pour prendre un peu de distance. Or, ces moments ne sont pas faciles à aménager dans le monde qui est le nôtre. Internet permet de réintégrer une part de liberté dans la gestion de sa disponibilité, mais le problème, c’est que pour l’instant ce média n’est pas tant perçu comme un espace de réflexion que comme un moyen de divertissement.

C’est malgré tout un des domaines sur lesquels vous semblez miser pour l’avenir...

Depuis quelques années, sous le label Magnum in motion nous produisons en effet des éléments multimédias réalisés sur la base d’un reportage ou d’une thématique photographique. Des commentaires, émis soit par le photographe soit par une personne extérieure, donnent un complément d’information afin d’apporter du contexte aux images. Ces documents sont très facilement accessibles et ils fonctionnent sur un temps de lecture relativement rapide qui convient bien à Internet. Mais le grand avantage de cette formule réside dans le fait qu’elle permet de toucher un public beaucoup plus large qu’auparavant. Pour ne prendre qu’un exemple, le livre tiré du travail effectué par Paul Fusco sur Tchernobyl il y a huit ans a dû se vendre à 3000 exemplaires environ, alors que son sujet multimédia a été vu par plusieurs millions d’utilisateurs. Il y a là un changement d’échelle tout à fait considérable.

Souscrivez-vous à l’idée qu’une photographie peut changer quelque chose dans notre façon de voir le monde?

Combien de fois avez-vous vu la photographie montrant un homme seul faisant face aux chars d’assaut sur la place Tienanmen? Cette image est devenue le symbole de combat pour la liberté d’expression en Chine. Elle est entrée dans notre inconscient, elle nous dit quelque chose sur ce que signifie le courage.

La situation des droits de l’homme en Chine n’a pourtant pas évolué très favorablement depuis…

Non, mais il y a beaucoup d’autres exemples où des images ont permis de changer les choses. Prenez la prison d’Abu Ghraib. De très nombreux citoyens américains se disaient prêts à tolérer l’usage de la torture avant la publication des photographies montrant ce que cela voulait dire dans les faits. Puis, en quelques jours, on a assisté à un renversement complet de la situation avec la condamnation quasi unanime de ces pratiques. Ces images ont eu un impact considérable sur la poursuite de la guerre en Irak et sur la politique de George Bush.

Propos recueillis par Vincent Monnet