Campus n°138

Christian Clot prépare demain en explorant les extrêmes

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Comprendre comment le cerveau humain réagit lorsqu’il est confronté à des situations extrêmes en s’appuyant sur des données scientifiques, c’est l’objectif que poursuit Christian Clot en collaboration avec plusieurs grands laboratoires européens dont le Centre interfacultaire en sciences affectives de l’UNIGE. Entretien avec l’explorateur neuchâtelois à l’occasion de son passage au Campus Biotech.

Il aurait pu arpenter les stades d’athlétisme ou les plateaux de cinéma, voire se faire généticien si le monde scolaire l’avait moins rebuté. Il y a une vingtaine d’années (il en a aujourd’hui 47), Christian Clot a pourtant choisi un autre chemin, celui de l’exploration scientifique. Le plus souvent seul, il a marché des jours entiers dans le désert sous une température flirtant avec les 60 degrés, pataugé dans les eaux tempétueuses des quarantièmes rugissants, s’est frayé son chemin à coups de machette au cœur de la forêt amazonienne et a traîné ses 100 kilos de matériel au milieu des glaces de la Sibérie. Le tout avec un objectif en tête : mieux comprendre les mécanismes cognitifs qui guident nos décisions dans les moments de crise afin de pouvoir se préparer aux changements massifs qui seront notre lot quotidien dans un avenir proche.


Campus : Après avoir vous-même visité ces territoires, vous prévoyez d’accompagner un groupe de 20 personnes (dix hommes et dix femmes) explorer les zones les plus hostiles de la planète en 2020 dans le cadre du projet « Adaptation ». Avec quel objectif ?

Christian Clot : Le monde occidental est aujourd’hui confronté à des changements structurels majeurs qui ont trois principales causes : la modification de notre environnement naturel, l’évolution technologique et l’accroissement démographique. Face à cette situation qui me semble inédite dans l’histoire humaine, nous sommes assez démunis. Nos sociétés se sont construites sur des concepts tels que le progrès, la croissance ou la stabilité. Sur le plan individuel comme au niveau collectif, nous sommes donc pris de court lorsqu’il s’agit de réagir rapidement. L’idée d’Adaptation est de mieux comprendre ce qui se passe dans le cerveau dans des moments de crise ou de stress.


Pourquoi avoir choisi de faire des milieux extrêmes votre laboratoire ?

La clé de ce genre d’expéditions, c’est qu’il faut constamment s’adapter et les changements continus suscitent des émotions très intenses que ce soit de manière positive ou négative. Émotions qui ont une influence déterminante sur le processus de prise de décision.


Comment mesurez-vous ces variations ?

Nous travaillons depuis longtemps déjà en étroite collaboration avec plusieurs grands laboratoires de recherche européens, dont celui de Didier Grandjean au Campus Biotech, qui dispose d’une très grande expertise sur les questions de perception émotive. Avec leur aide, nous avons mis au point un certain nombre de protocoles qui permettent de suivre précisément l’évolution du système cognitif. Ils comprennent notamment une batterie d’exercices qui doivent être réalisés quotidiennement sur le terrain ainsi que des mesures d’IRM effectuées avant et après une expédition. Nous développons également un appareillage spécifique comprenant un électroencéphalogramme ultra-­performant pouvant être utilisé sur le terrain. Nous recourons par ailleurs à des gélules qui permettent de connaître la température de l’organisme à tout moment ainsi qu’à un système de monitoring du rythme cardiaque et respiratoire mis au point par le Centre suisse d’électronique et de microtechnique.


Sur quelles bases ont été recrutés les volontaires avec qui vous allez partir sur le terrain ?

Nous cherchons des gens lambda âgés de 25 à 50 ans qui sont en bonne santé physique et mentale sans être pour autant des sportifs d’élite. Les groupes que nous avons constitués jusqu’ici sont socialement assez représentatifs du monde d’aujourd’hui. Il y a des gens très actifs, d’autres qui le sont moins, des banquiers, des chercheurs, des fermiers du Larzac, des travailleurs sociaux...


Quels résultats attendez-vous ?

Dans le groupe qui partira l’an prochain, la moitié des participants suivra une préparation axée sur le physique, l’autre moitié une préparation axée sur le mental. Cela nous permettra de voir si une méthode est plus efficiente que l’autre face à une situation de changement nécessitant une réaction rapide. Le cœur de nos travaux porte cependant sur les mécanismes cognitifs, un domaine dans lequel nous avons déjà soulevé quelques pistes intéressantes.


C’est-à-dire ?

La chose la plus étonnante que nous ayons découverte, c’est la vitesse avec laquelle le cerveau réagit. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, la plupart des neurobiologistes à qui j’en ai parlé étaient convaincus qu’on ne verrait aucun changement sur une période si courte (trente jours). Nous avons prouvé le contraire en mettant en évidence la création de neurones et de synapses ainsi que des variations en termes de masse. Cela veut dire que même à l’âge adulte, la messe n’est pas dite : on peut continuer à développer ses capacités cognitives. Notre organisme est aussi fait pour cela.


Comment s’expliquent ces modifications cérébrales ?

C’est une question à laquelle il est encore difficile de répondre, mais ce dont nous sommes certains, c’est que les émotions jouent un rôle fondamental dans tout ce qui est lié à la prise de décision, à la volonté et à la motivation. La capacité de s’émerveiller, de se projeter dans quelque chose de positif quand les choses commencent à se gâter sur le terrain a, par exemple, un impact étonnant. Et c’est quelque chose qui se voit de manière assez nette sur le plan de la physiologie cérébrale.


Qu’est-ce qui est le plus difficile : traverser le désert syrien, affronter les eaux et le vent en Patagonie, se frayer un chemin dans la forêt amazonienne ou supporter le froid sibérien ?

Tous ces endroits se valent plus ou moins en termes de difficulté. Toutes proportions gardées, la forêt tropicale me semble tout de même le plus accessible. C’est un milieu dans lequel il est certes très compliqué de pénétrer parce que, mentalement, c’est très anxiogène : on entend des tas de bruits inconnus sans rien voir, il faut tailler son chemin à la machette, ce qui est aussi très éprouvant physiquement. Mais une fois qu’on parvient à dépasser cet aspect des choses, on se dit que c’est un lieu où d’autres êtres humains vivent depuis des temps immémoriaux et qui n’est donc pas fondamentalement incompatible avec la vie humaine.


Ce qui n’est pas le cas des trois autres régions choisies pour ce projet...

Non, et cela fait une énorme différence sur le plan psychologique. Dans le désert du Dasht-e Lut, il y a une forme de continuité. Le paysage est pratiquement toujours le même. C’est très dur parce que la chaleur est vraiment accablante durant la journée et qu’il faut attendre la nuit pour s’hydrater sans quoi tout s’évapore presque instantanément. Mais il y a un côté permanent. À l’inverse, en Patagonie, la météo change très rapidement. On ne sait jamais ce qui va se passer. Dans le premier cas, il faut donc parvenir à vaincre la monotonie et dans le second être capable de se tenir en état d’alerte permanent.


En 2006, vous avez été le premier être humain à pénétrer dans la partie centrale de la Cordillère Darwin, à l’extrême sud du Chili. Quel souvenir en gardez-vous ?

C’est un épisode qui a profondément changé ma façon d’envisager l’existence. À un moment, je suis monté sur un sommet qui dominait la pampa d’un côté et la mer de l’autre. J’ai ressenti une immense émotion lorsque j’ai compris que j’étais le premier homme au monde à contempler ce paysage. Pourtant, ce n’était qu’une idée dans ma tête.


Comment s’est déroulée cette « conquête » ?

J’ai découvert cette région du monde quand j’ai franchi le cap Horn à la voile et ces montagnes m’ont tout de suite attiré. Lors de la première tentative, nous étions trois et ce fut une expérience terrifiante. Je n’avais jamais connu de telles tempêtes et après treize jours bloqués dans nos tentes nous avons finalement renoncé. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à m’interroger sur les capacités de résistance de l’être humain. Durant les années suivantes, j’ai monté deux nouvelles expéditions qui ont également échoué. Après ça, plus personne ne voulait partir avec moi. J’y suis donc retourné seul en changeant de méthode.


Pouvez-vous préciser ?

Plutôt que de me faire déposer sur place par un bateau, ce qui implique d’avoir un temps limité parce qu’il ne faut pas rater le rendez-vous du retour, j’ai effectué le voyage d’approche en kayak. J’ai ensuite dû patienter près de trois mois sur place avant de bénéficier d’une fenêtre météo convenable et de me lancer dans l’aventure.


Existe-t-il encore beaucoup d’endroits inexplorés sur notre planète ?

Il y a encore pas mal de sommets qui n’ont jamais été gravis et il reste certaines zones de la forêt tropicale qui n’ont jamais été explorées, du moins par les Occidentaux. Le milieu sous-marin, lui, reste encore largement méconnu de même que le monde souterrain où il y a énormément de choses à faire.


À vos heures perdues, vous dirigez également une collection de bandes dessinées consacrée aux grands explorateurs, pourquoi ?

La première raison, c’est que j’ai toujours adoré ce média. C’est un domaine qui m’attire depuis tout petit. Lorsque l’opportunité s’est présentée, j’ai donc foncé sans me poser de questions. Mon autre motivation, c’est l’envie de partager le goût de l’exploration et la capacité de se laisser surprendre par ce qu’on va découvrir comme ont pu le faire Darwin ou Magellan à leur époque.

Propos recueillis par Vincent Monnet