Campus n°128

De l’art de la paranoïa constructive

4IN.JPG

Auteur de livres à succès traitant notamment du destin et de l’effondrement des sociétés humaines, le géographe américain Jared Diamond était invité cet automne à l’Université de Genève pour témoigner de ce que les sociétés traditionnelles peuvent nous enseigner.

À 79 ans, Jared Diamond tient la forme. Professeur de géographie à l’Université de Californie à Los Angeles, mondialement connu pour ses ouvrages de vulgarisation (De l’inégalité parmi les sociétés, prix Pulitzer 1998, et Effondrement), il poursuit son enseignement et ses recherches et compte même retourner prochainement en Nouvelle-Guinée, sur son terrain de prédilection. Dans son dernier livre (Le Monde jusqu’à hier paru en 2013 pour la traduction française), il s’intéresse à ce que les sociétés traditionnelles ont à nous apprendre. C’était également le sujet de la conférence qu’il a donnée à Genève cet automne à l’occasion de la présentation des lauréats des prix Latsis universitaires.

Campus : Qu’est-ce que notre société peut apprendre des sociétés traditionnelles ?
Jared Diamond : Nous sommes certes très en avance dans un certain nombre de domaines tels que les armes, la technologie, les moyens de transport ou de communications. Mais en ce qui concerne les problèmes humains comme l’éducation des enfants, la santé, la résolution de conflits ou encore la gestion du danger, les sociétés traditionnelles ont beaucoup à nous apprendre.

La gestion du danger ?
Aux États-Unis, la population se méprend en général sur les dangers qui la guettent. Au cours d’un de mes séjours en Nouvelle-Guinée dans les années 1950, je me suis rendu sur la crête d’une montagne pour observer les oiseaux. Là-haut, j’ai voulu monter ma tente au pied d’un gigantesque arbre. Mes guides papous ont commencé à s’agiter : l’arbre en question était mort, il était dangereux, selon eux, de dormir dessous. Quel était le risque, me suis-je demandé, que cet arbre s’écroule sur moi précisément cette nuit ? Un sur mille ? J’ai décidé que la peur de mes compagnons était excessive et j’ai dormi sous l’arbre. Eux, 150 mètres plus loin.

Et alors ?
L’arbre n’est pas tombé mais, depuis, j’ai remarqué que dans la forêt, on entend tous les jours et toutes les nuits tomber des arbres morts. En fait, la chute d’arbres représente une des causes de morts et de blessures les plus fréquentes dans cette région. Les Guinéens connaissent bien ce risque et prennent soin de minimiser leur exposition à ce type de danger.


Qu’en avez-vous tiré comme enseignement ?
J’ai développé ce que j’appelle une paranoïa constructive. Je suis devenu très prudent avec les choses qui, dans ma société, représentent le plus de danger. Je ne parle pas du terrorisme, des accidents nucléaires, des crashs d’avions ou encore des organismes génétiquement modifiés qui sont en tête des préoccupations de mes concitoyens. Ces événements exceptionnels marquent l’imagination parce qu’ils sont hors de notre contrôle et sont susceptibles de tuer un grand nombre de personnes à la fois. Mais le risque individuel d’en périr est minime. Le plus dangereux dans notre vie, ce sont les accidents domestiques et de voitures, la consommation d’alcool, de tabac ou de nourriture trop riche, etc. Des risques que nous avons l’illusion de maîtriser mais qui tuent beaucoup plus. Ce que les Guinéens m’ont appris, c’est de ne pas me préoccuper des terroristes ou des accidents nucléaires mais de me méfier, par exemple, de la chute, première cause d’infirmité, voire de décès, chez les personnes de mon âge. Le moment de la journée où je risque le plus ma vie est celui où je prends ma douche quotidienne. La salle de bains est en effet l’endroit le plus propice à une glissade.

Les sociétés traditionnelles peuvent nous apprendre à rester en bonne santé, dites-vous. Mais notre espérance de vie est beaucoup plus élevée que la leur ?
Il est vrai qu’en Europe ou aux États-Unis le risque de mourir au moment de la naissance, de malnutrition, de maladies infectieuses ou de violence est moins grand qu’en Nouvelle-Guinée. Cela dit, les principales causes de décès en Occident sont les maladies non transmissibles comme le diabète, le cancer ou les maladies cardiovasculaires. Il se trouve que ces pathologies sont pratiquement inexistantes dans les sociétés traditionnelles. Principalement en raison de leur mode de vie qui comprend beaucoup d’exercices et un régime dépourvu de sel, de sucre ou de gras. Les habitants de ces sociétés traditionnelles ne sont jamais en surcharge pondérale et sont beaucoup plus vigoureux que nous. Sur ce point, ils ont donc davantage de choses à nous apprendre que l’inverse.

Les sociétés traditionnelles ont-elles développé une façon de résoudre les conflits qui pourrait nous être utile ?
Oui, mais je pense aux conflits personnels – les sociétés traditionnelles n’hésitent pas à se faire la guerre entre elles. Aux États-Unis, en cas de divorce ou d’accident de voiture, par exemple, le système judiciaire ne cherche pas à réconcilier les protagonistes mais à savoir qui a raison et qui a tort. Résultat : dans mon pays, lorsque vous passez par la case justice, vous en sortez en général avec un sentiment de colère qui dure jusqu’à la fin de votre vie. En Nouvelle-Guinée, en revanche, tous les efforts visent à rétablir des relations normales entre les personnes concernées qui vont devoir de toute façon continuer de vivre dans le même village jusqu’à la fin de leur vie. Une telle « justice réparatrice », inspirée notamment des sociétés amérindiennes, est actuellement importée dans les pays occidentaux pour tenter de réconcilier des personnes divorcées et même des meurtriers avec les familles de leurs victimes. Il en résulte une chute des taux de récidive et les victimes ressentent moins de colère.

Vous connaissez particulièrement bien la Nouvelle-Guinée. Y êtes-vous allé souvent ?
Je m’y suis rendu une trentaine de fois. La première fois en 1964, à peine trente ans après la découverte des régions centrales de l’île par les Européens. Objectivement, la Nouvelle-Guinée est l’endroit le plus intéressant du monde. Quand vous êtes allé là-bas une fois, le reste du monde vous paraît ennuyeux. Il s’agit de la deuxième plus grande île de la planète après le Groenland. Située entre l’Équateur et l’Australie, elle compte des montagnes culminant à 5000 mètres d’altitude et de la forêt vierge. On y trouve les oiseaux les plus beaux du monde et pas moins de 1000 tribus différentes y habitent parlant presque autant de langues.

D’où vient une telle diversité ?
Les montagnes et les vallées assez escarpées tendent à isoler les villages les uns des autres. Par ailleurs, la Nouvelle-Guinée n’a jamais été politiquement unifiée. L’Europe dans son ensemble l’a été au temps de l’Empire romain déjà. Lorsqu’un tel phénomène se produit, le gouvernement en place tente d’imposer ou du moins de promouvoir la langue principale du pays. Il y a 2000 ans, par exemple, il est probable qu’en Suisse, il existait une centaine de langues, un peu comme en Nouvelle-Guinée aujourd’hui. Mais en raison de l’unification politique, il n’en reste aujourd’hui plus que quatre officielles (sans compter les quelques patois survivants).

N’avez-vous jamais été intéressé par l’étude des sociétés traditionnelles helvétiques ?
Pas dans le détail, mais la Suisse est un pays très intéressant. Regardez le Rhône qui coule par Genève. Il se dirige vers le sud et la mer Méditerranée. À Bâle, le Rhin s’écoule vers le nord. Le Danube s’en va en direction de la mer Noire. Le Pô vers l’Adriatique. Tous ces fleuves, qui prennent leur source dans les Alpes, s’écoulent dans des directions opposées. Comme je l’explique dans un de mes livres, ils tendent à séparer l’Europe en des unités politiques distinctes et contribuent à compliquer la formation de l’union de l’Europe. Cette multiplication d’États en concurrence les uns avec les autres a marqué l’histoire du continent tout en favorisant le développement des connaissances et des technologies.

Comptez-vous retourner en Nouvelle-Guinée ?
Oui. La Nouvelle-Guinée est une des dix régions du monde qui ont inventé l’agriculture il y a plusieurs millénaires. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans le Croissant fertile, en Chine, au Mexique ou au Pérou, ce bouleversement majeur n’a pas débouché sur la création d’un État ou d’un Empire. Le même phénomène s’est déroulé d’ailleurs aussi dans le sud-est des États-Unis et en Afrique. J’ai démarré un projet de recherche sur ce sujet en 2016 pour comprendre pourquoi les choses évoluent dans un sens ou dans un autre. Et c’est dans ce cadre que je retournerai en Nouvelle-Guinée au mois de septembre.

Vous ne semblez pas très intéressé par la perspective d’une prochaine retraite…
J’ai appris qu’en Suisse, on force les chercheurs à partir à la retraite à 65 ans. À mon sens, il n’y a pas de meilleur moyen pour ruiner un pays. À 65 ans, un chercheur atteint le pic de sa carrière. Il a davantage d’expérience que jamais auparavant, plus de temps libre et de contacts, etc. Cette limite existait aussi aux États-Unis, mais elle a été supprimée il y a quelques décennies et aujourd’hui, à mon âge, j’estime que mon enseignement est à son apogée. Selon moi, de telles lois sont insensées. La Suisse devrait elle aussi les abolir.


Propos recueillis par Anton Vos