« Nous ne sommes qu’au tout début de l’aventure du LHC »
Fabiola Gianotti, directrice générale du CERN et future docteure honoris causa de l’Université de Genève, évoque les performances actuelles et futures du grand collisionneur LHC, ainsi que les projets visant à le remplacer dans vingt ans.
Le Grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN (le Laboratoire européen pour la physique des particules) est sur le point de vivre une solide mise à jour. En juin 2018 a été inauguré le début d’un chantier gigantesque qui devrait aboutir en 2026 à une multiplication par 5 voire plus de la luminosité de la machine, c’est-à-dire du nombre de collisions de particules par seconde qui ont lieu dans cet anneau de 27 kilomètres de circonférence. En raison de travaux de génie civil importants que cela implique et des opérations de mise à jour des installations, le LHC sera arrêté en décembre 2018 pour une période de deux ans. Actuellement aux commandes du plus grand centre de recherche du monde en physique des hautes énergies, Fabiola Gianotti, directrice générale du CERN, fait également partie des personnalités choisies cette année pour recevoir le titre de docteure honoris causa de l’Université de Genève à l’occasion du Dies academicus qui se tiendra en octobre.
Campus : Le LHC a permis de découvrir le boson de Higgs il y a six ans. Quelles autres découvertes le plus grand accélérateur de particules du monde a-t-il réalisées depuis ?
Fabiola Gianotti : À ce jour, le plus grand succès du LHC est en effet la découverte du boson de Higgs en 2012 qui a valu le prix Nobel, dès l’année suivante, aux théoriciens qui avaient prédit son existence dans les années 1960. Depuis, nous avons mesuré cette particule avec une précision de plus en plus poussée. Nous connaissons aujourd’hui beaucoup mieux ses propriétés qui, dans la limite de la précision expérimentale obtenue à ce jour, correspondent aux prédictions de la théorie actuelle appelée le Modèle standard (MS). Nous sommes d’ailleurs à l’affût de la moindre déviation des données par rapport à ces prédictions ou de l’apparition d’un signal témoignant de l’existence d’une particule inconnue. Cependant, même avec un LHC fonctionnant à un régime d’énergie record de plus de 13 TeV (teraélectronvolts), nous n’avons pour l’instant détecté aucun indice témoignant d’une nouvelle physique.
Comment expliquer cette absence de découvertes ?
Les incertitudes expérimentales demeurent importantes. Il nous faudrait beaucoup plus de données pour augmenter les possibilités d’observer de nouvelles particules ou des phénomènes rares. C’est la raison pour laquelle le CERN a décidé d’augmenter la luminosité du LHC. Cette opération va véritablement doper les capacités de la machine. Pour vous donner une idée, à l’heure actuelle, après dix ans de fonctionnement, nous n’avons récolté que 5 % de l’échantillon de données total que nous pensons pouvoir accumuler d’ici à la fin du LHC prévue autour de 2037. En attendant, si une nouvelle physique se manifeste à l’échelle d’énergie explorée par le LHC, on devrait pouvoir la découvrir.
Nous ne sommes donc qu’au tout début de l’aventure du LHC ?
En effet. Il est trop tôt pour tirer un bilan. La découverte du boson de Higgs représente déjà une énorme réussite. C’était la pièce manquante du Modèle standard. C’est une particule très spéciale qui n’a pas d’équivalent dans les autres classes de particules que nous connaissons. La théorie explique que c’est par l’interaction avec le boson de Higgs (ou, mieux, avec le champ qui lui est associé) que les autres particules acquièrent une masse. Grâce aux détecteurs Atlas et CMS installés sur le LHC, les physiciens ont d’ailleurs annoncé en juin avoir observé pour la première fois directement le couplage entre le boson de Higgs et la particule la plus lourde du Modèle standard, à savoir le quark top.
Pour l’instant, le Modèle standard, la théorie qui décrit les particules élémentaires et les interactions entre elles, résiste à tous les tests effectués par le LHC. Est-ce une bonne nouvelle ?
C’est à la fois une bonne nouvelle et un problème. D’un côté, cela signifie que nous disposons d’une théorie qui fonctionne très bien. Mais de l’autre, on sait que le Modèle standard est incomplet dans la mesure où il ne fournit aucune réponse à un certain nombre de questions ouvertes de la physique fondamentale telles que la nature de la matière noire, la dissymétrie entre matière et antimatière, certains comportements des familles de particules élémentaires, etc. Autrement dit, nous savons qu’il existe une physique au-delà du Modèle standard. Il n’y a aucun doute là-dessus. Le souci est de savoir où elle se cache. Peut-être se trouve-t-elle dans un domaine d’énergie qui nous est inaccessible pour l’instant. Il se pourrait aussi qu’elle interagisse de façon très faible avec les autres particules et qu’il nous faille plus de données pour la mettre en évidence. À l’heure actuelle, nous l’ignorons.
Les théoriciens ont développé de nombreuses théories susceptibles de décrire la physique au-delà du Modèle standard. L’une des plus connues est la supersymétrie qui propose l’existence d’un partenaire supersymétrique pour toutes les particules déjà connues. Aucune de ces particules hypothétiques n’a été observée pour l’instant.
Qu’en pensez-vous ?
Chacune de ces théories indique des routes que l’on pourrait suivre. Mais la nature pourrait bien avoir choisi un autre chemin. Mon attitude consiste dès lors à dire qu’il faut rester ouvert à tout. Pas seulement dans l’analyse et l’interprétation des données produites par le LHC mais aussi dans l’établissement du programme du CERN dans son ensemble qui ne se résume d’ailleurs pas à son plus grand collisionneur. Les accélérateurs plus anciens existent encore. Ils servent d’injecteurs successifs pour le LHC mais sont toujours utilisés pour des expériences indépendantes. Ils produisent des faisceaux de plus basse énergie mais de haute intensité permettant notamment d’explorer de manière indirecte des domaines de hautes énergies. En d’autres termes, l’ensemble du programme du CERN vise à chercher une nouvelle physique ou à récolter des indices nous indiquant où chercher.
Ne serions-nous pas arrivés à la limite des découvertes réalisables avec de telles machines ?
Il est possible que le LHC ne soit pas assez puissant pour découvrir la physique au-delà du Modèle standard. Je reste néanmoins persuadée que les accélérateurs représentent l’une des approches les plus prometteuses de résultats intéressants pour la physique fondamentale. Ils l’ont toujours été et continueront à l’être. Mais ce ne sont pas les seuls outils à notre disposition. La question de la nature de la matière noire, par exemple, est attaquée de tous côtés, notamment par des détecteurs souterrains, des missions spatiales, etc. Le CERN, lui, poursuivra dans son domaine de prédilection, c’est-à-dire des accélérateurs atteignant les énergies les plus élevées possible.
À ce propos, quels sont les futurs projets du CERN ?
À court et moyen terme, nous allons exploiter le plus possible le LHC. À plus long terme, nous pourrions aller jusqu’au double de l’énergie actuelle avec le même tunnel. Pour atteindre des énergies encore plus élevées, il faudrait une machine plus grande. Nous avons l’idée d’un projet de collisionneur de 100 kilomètres de circonférence qui passerait sous le Jura, sous le lac Léman et derrière le Salève. Avec une telle machine, on pourrait atteindre les 100 TeV dans des collisions entre protons. Il existe également dans nos tiroirs un projet d’accélérateur linéaire (le CLIC ou Compact Linear Collider) fonctionnant avec des électrons et des positrons (des antiélectrons, de charge positive). Long de 11 à 50 kilomètres, il pourrait être construit après la fin du LHC. La physique et la technologie dont nous disposerons alors nous dicteront laquelle de ces stratégies devra être poursuivie en premier.
Il se trouve que la Chine planche elle aussi sur un projet de collisionneur de 100 km de diamètre. Deux machines aussi grandes pourraient-elles voir le jour en même temps ?
Je ne pense pas. De telles machines représentent un investissement important. La communauté scientifique ne peut pas se permettre d’en construire deux et de consommer ainsi des ressources qui pourraient être profitables au développement d’autres instruments complémentaires et tout aussi utiles à la physique fondamentale. Pour l’instant, les deux projets avancent. Nous avons des échanges avec nos collègues chinois lors de réunions scientifiques. Nous assistons à certains de leurs ateliers de travail et eux aux nôtres. Nous sommes à la fois dans une forme de compétition et de collaboration, ce qui est stimulant et fait la démonstration de la vigueur de notre discipline.
L’Europe pourrait-elle se faire doubler par la Chine sur ce dossier ?
J’espère que non ! Nous bénéficions tout de même de plus de soixante ans d’expérience. Le site du CERN est unique dans sa puissance technologique et sa complexité. L’infrastructure est en place pour recevoir un nouvel accélérateur. De telles conditions ne se créent pas en une seule fois et représentent un net avantage qu’il faut conserver. À cet égard, les années qui viennent seront très intéressantes.
Pourquoi ?
En 2019-2020, comme tous les 6 ans, aura lieu une mise à jour de la stratégie européenne pour la physique des particules. Les priorités pour les projets futurs seront établies sur la base de nos connaissances les plus récentes en physique (en particulier provenant des résultats du LHC) et du développement technologique nécessaire pour les réaliser. La stratégie européenne se décide dans un contexte de collaboration mondiale, en tenant compte justement des développements existants sur les autres continents. Ce sera l’occasion d’affirmer avec force et conviction la voie que l’Europe entend suivre. Il vaut mieux prendre l’initiative que de se contenter de ce que les autres ne veulent pas faire.
Le CERN s’est toujours distingué en rassemblant en un seul lieu des chercheurs issus du monde entier, faisant fi des frontières politiques et des barrières culturelles. Est-ce encore le cas ?
Plus que jamais. Notre organisation compte 22 pays membres, huit membres associés et d’autres États qui contribuent à des projets spécifiques, parfois de manière importante, comme les États-Unis dans le cas du LHC. Par ailleurs, 13 000 scientifiques du monde entier participent au programme scientifique du CERN. Certains d’entre eux viennent de pays en conflit ou modestes du point de vue scientifique. Cela crée une diversité fantastique, un milieu où les gens collaborent de façon pacifique quelles que soient les relations entre leurs gouvernements, et nous permet de développer des compétences dans des pays en développement. Cette dimension de formation et de promotion de la paix est pour nous une mission, presque un devoir.
Propos recueillis par Anton Vos