Campus n°124

« Poutine est un tsar postmoderne, mais il n’est ni fou ni idiot »

Viktor Erofeev est une des figures de proue de la contestation littéraire en Russie. De passage à Genève pour le lancement du programme « Geneva global », il livre une analyse sans concession du système Poutine sans pour autant minimiser les erreurs commises par l’Occident

Chemise pistache, pantalons assortis et mocassins rouges: la tenue de Viktor Erofeev est un pied de nez à la grisaille de décembre. Faisant aussitôt oublier le décor feutré des salons du grand hôtel genevois où nous reçoit l’écrivain russe, elle va par ailleurs comme un gant à ce personnage haut en couleur qui, à la fin des années 1970, a conquis sa liberté intellectuelle au prix de la carrière politique de son père. Brillant diplomate de l’ère soviétique, ce dernier fut en poste à Paris, à Vienne et à Dakar, puis à la vice-direction générale de l’Unesco avant de tomber en disgrâce à cause des écrits de son fils. Un choix que l’auteur de La Belle de Moscou ou de Ce bon Staline, qui compte aujourd’hui parmi les écrivains russes vivants les plus traduits au monde, n’a depuis jamais renié. Salué en Occident, et notamment en France où il a reçu le titre de Chevalier de la légion d’honneur en 2013, ce goût pour la contestation et la dissidence ne lui vaut pas que des amis au pays de Vladimir Poutine, où il est parfois considéré comme un «hooligan des lettres». Rencontre à l’occasion de la conférence sur les relations entre la Russie et l’Europe organisée cet automne à Uni Bastions pour le lancement du programme «Geneva Global» .

Campus: La crise ukrainienne a considérablement refroidi les relations entre la Russie et les pays européens. Un apaisement de la situation est-il envisageable à court terme ou toutes les portes sont-elles désormais fermées?

Viktor Erofeev: Il est difficile d’avoir des certitudes dans ce domaine, car tout peut changer très vite en Russie. Il me semble cependant qu’il existe encore des possibilités de dialogue. Moscou ou Saint-Pétersbourg sont aujourd’hui des villes plus proches du mode de vie occidental que ne peut l’être Helsinki par exemple. On y trouve beaucoup de gens qui envoient leurs enfants étudier à Londres, à New York ou à Paris et qui souhaitent un rapprochement avec l’Europe. La difficulté, c’est qu’il y a au moins autant de gens en Russie chez qui l’Occident suscite un mélange de peur et d’hostilité.

D’où vient ce ressentiment?

Dans les campagnes, qui sont encore très arriérées, subsiste une vision presque mythique selon laquelle l’objectif des pays de l’Ouest serait de coloniser la Russie pour pouvoir profiter des ressources que représentent ses forêts ou son gaz. Par ailleurs, beaucoup d’erreurs ont été commises au moment de l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991. En acceptant l’ouverture des frontières et la rupture avec le système qui faisait son identité, le pouvoir russe a fait preuve de courage et d’une certaine grandeur. Pour que les choses se passent bien, ce pays, héritier de l’Union soviétique abordant la transition démocratique avec des valeurs totalement différentes de celles de l’Occident et une culture politique quasiment nulle, aurait eu besoin de soutien et d’une certaine bienveillance de la part de l’Occident. Au lieu de cela, l’Europe comme les Etats-Unis se sont comportés de façon très arrogante, profitant de la situation pour placer très rapidement la Pologne, une partie de l’Ukraine, ainsi que les pays Baltes sous la protection de l’OTAN. La suite a montré que les Occidentaux avaient alors commis une énorme erreur de jugement en pensant pouvoir traiter la Russie comme un pays à bout de souffle qui n’aurait plus son mot à dire sur la scène internationale.

Pourquoi?

La situation de la Russie était effectivement difficile sur le plan économique ou en termes de niveau de vie mais, sur le plan idéologique, ce geste, qui a été perçu comme une véritable agression par les Russes, a favorisé le triomphe d’un nationalisme d’une puissance bien supérieure à celle du communisme. Dès l’époque de la présidence de Boris Eltisne, le parti autoritaire dirigé par Vladimir Jirinovski est ainsi devenu la principale force politique du pays en remportant davantage de voix que Marine Le Pen aujourd’hui en France.

Vladimir Poutine a-t-il joué sur ce sentiment anti-occidental pour conquérir le pouvoir?

Poutine est un dictateur postmoderne, mais il n’est ni fou ni idiot. Lui et son entourage ont parfaitement compris qu’ils pouvaient se servir du nationalisme russe à leur profit en faisant semblant de croire à l’idée du «destin spécial» et en offrant au peuple russe une forme de revanche sur les années Eltsine et la période démocratique russe. Mais ils ne sont pas dupes pour autant.

En quoi consiste cette «destinée spéciale»?

Dans le « projet russe « cher à certains nationalistes, on trouve à la fois un rejet du libéralisme, considéré comme contraire à l’esprit national, le rêve d’une armée capable de rivaliser avec celle des Etats-Unis et l’ambition de reprendre le territoire qui était celui de l’Union soviétique, à l’exception des pays Baltes pour lesquels c’est trop tard. Le succès de ces idées est regrettable, mais il est aussi le signe d’une nation sans réelle culture politique qui est en train de chercher sa voie. Le nationalisme est une idée dangereuse, mais elle constitue souvent la première étape de l’engagement politique. Dans un certain sens, ce qui se passe aujourd’hui en Russie peut donc être vu comme un processus naturel.

L’Occident a-t-il des raisons de craindre de nouvelles confrontations avec la Russie?

Je ne le pense pas. D’une part, parce qu’au contraire du communisme, l’idée russe ne comporte pas une dimension impérialiste. De l’autre, parce que les événements qui se sont produits en Ukraine ont marqué la fin des ambitions de Poutine dans cette voie. Dans un sens, c’est une bonne nouvelle, puisque cet échec pourrait donner une chance à la Russie de s’engager sur le chemin de la démocratie.

Ce scénario est-il réellement vraisemblable avec un dirigeant comme Vladimir Poutine qui, vu de l’Occident, apparaît autoritaire et brutal?

L’Ouest a une vision très négative de Poutine et à certains égards, c’est justifié. Je suis loin d’être un de ses partisans, mais il faut reconnaître qu’il a réussi à s’imposer en jouant assez habilement avec les différentes tendances présentes dans l’opinion russe. En fait, Poutine est une matriochka (poupée russe) composée de différents personnages, y compris de petites matriochkas libérales. Et, même s’il reste en deçà de ce que je souhaiterais, le degré de liberté en Russie est aujourd’hui bien plus élevé qu’on ne le pense à l’Ouest.

C’est-à-dire…

Si Poutine est si populaire en Russie, c’est en partie parce qu’il est le premier à avoir instauré une certaine liberté en matière de vie privée. Sur le plan personnel, chacun peut aujourd’hui penser ce qu’il veut. Il n’y a plus de censure sur les publications et même les journaux qui sont très favorables à Poutine écrivent désormais des articles critiques sur la situation sociale du pays, comme cela peut se faire dans n’importe quelle démocratie occidentale. Pour les Russes, qui ont été habitués pendant des siècles à se comporter comme un troupeau de moutons, c’est un progrès majeur et une véritable révolution sociale. Au début de sa présidence, Poutine a d’ailleurs hésité sur le chemin à prendre, se montrant relativement pro-européen. En se montrant plus actifs, les Occidentaux auraient peut-être pu infléchir sa politique à ce moment-là.

A vous entendre, Poutine est un moindre mal?

Il ne s’agit pas de nier les erreurs ou l’aspect répressif du régime, mais qui peut imaginer ce qui se passerait si plutôt que de confier sa succession à Vladimir Medvedev (vice-président du gouvernement russe), Poutine choisissait quelqu’un comme Ramzan Kadyrov, l’inquiétant président de la Tchétchénie, scénario qui est hélas tout à fait imaginable aujourd’hui?

Votre père ayant servi d’interprète à Staline et à son bras droit, Viatcheslav Molotov, vous avez grandi au cœur d’un système politique totalement paranoïaque. Comment jugez-vous la vague sécuritaire qui s’est emparée de l’Europe dans le cadre de la lutte contre le terrorisme?

La sécurité est une question plus philosophique que bureaucratique. L’Union européenne ne peut la décréter par le haut. Qui plus est, c’est un jeu dangereux. D’une part parce que dans un tel contexte, il y a toujours des individus qui tentent de tirer profit de la situation pour imposer un modèle de société dont la fermeté n’a d’égale que l’inefficacité. De l’autre, parce que c’est une bombe à retardement. Lorsque je me rends en Allemagne, où cette question a une acuité particulière à cause du nazisme, j’ai l’impression de me trouver dans une société qui n’a plus d’énergie et où les hommes sont devenus de petits lapins qui ont peur de tout. Le problème, c’est que lorsque la sécurité est partout, non seulement dans la vie publique, mais aussi dans l’alimentation, la santé, la sexualité, l’homme, qui est par nature un animal agressif, n’a plus d’exutoire pour évacuer la violence qui est en lui de manière pacifique.

A l’époque de la tsarine Catherine II, la France était considérée comme un modèle en Russie. Cette relation spéciale s’est poursuivie durant une grande partie du XXe siècle. Qu’en reste-il aujourd’hui?

Dans les années 1950 en Russie, la France d’Yves Montand, de Piaf ou de Sartre était effectivement plus importante que l’Amérique ou la Grande-Bretagne. On voyait dans ce pays une sorte de Russie idéale où tout, parole, boisson ou sexe..., serait plus libre. Cette influence a ensuite baissé au profit des pays anglo-saxons avant de se réduire encore avec la perestroïka. Aujourd’hui, Paris ne fait plus figure de capitale mondiale pour les Russes aisés qui préfèrent s’installer à Londres ou à Berlin.

Vous vous êtes fait un nom dans le monde des lettres en publiant une revue clandestine intitulée «Metropole», ce qui a coûté à votre père sa carrière de diplomate. Vous est-il arrivé de regretter ce geste?

Le groupe qui s’est lancé dans cette aventure ne pensait pas que les choses finiraient comme ça. Nous estimions réellement pouvoir gagner la partie contre le pouvoir, ce qu’un collectif de peintres était d’ailleurs parvenu à faire quelques années auparavant. Hélas, les choses n’ont pas tourné comme prévu et nous avons tout perdu. Cela étant, écrire n’est pas une entreprise philanthropique ou humaniste comme on le pense souvent. Pour pénétrer les secrets de la nature humaine, il faut accepter de se salir les mains, de transformer et de remodeler la réalité. En ce sens, écrire c’est donc toujours une forme de trahison.

Le jeu en valait-il la chandelle?

Oui, parce que cette affaire m’a permis de me libérer de tous mes complexes et qu’elle marque par là-même l’acte de naissance de ma vie littéraire. Sans Metropole, j’aurais sans doute continué à végéter dans une espèce de banlieue de la liberté avec mes petits récits et mes nouvelles. Je n’aurais sans doute jamais été capable d’écrire un roman comme La Belle de Moscou qui est un livre totalement ouvert, dans lequel il n’y a pas d’héroïne et où c’est au lecteur qu’il revient de construire sa propre histoire. Et je n’aurais probablement jamais rencontré le succès que j’ai connu depuis.

Propos recueillis par Vincent Monnet