Campus n°120

Les protestants, la France et l’invention de la laïcité

Auteur d’une monumentale somme sur l’histoire des protestants de France, Patrick Cabanel a passé deux mois au sein de la Faculté de théologie en tant que professeur invité. Entretien autour de la laïcité, des affinités entre le monde juif et la culture huguenote, ainsi que de la place de choix que tient Genève dans cette dernière

Campus : Dans votre «Histoire des protestants en France», Genève est plus souvent citée que Lyon, Marseille, Bordeaux ou Toulouse. La seule présence de Calvin suffit-elle à expliquer cette prééminence ?

Patrick Cabanel : Genève joue bien sûr un rôle essentiel de refuge physique pour les huguenots entre le XVIe et le XVIIIe siècle mais également – à l’instar d’autres villes européennes – de refuge moral et intellectuel. Une des caractéristiques fondamentales du protestantisme français est en effet que son histoire est marquée de manière récurrente par des épisodes au cours desquels la tête pensante du mouvement et/ou son autorité théologique se trouvent en dehors des frontières de l’Hexagone. Autrement dit, l’histoire du protestantisme français peut se lire comme celle d’un échec, d’une déchirure et d’un exil permanent.

Dont la première escale historiquement est la «cité de Calvin»…

Exactement. Au moment de la Réforme, Genève devient la capitale «multifonction» du protestantisme français. Parce qu’elle accueille de nombreux réfugiés, à commencer par Calvin lui-même, mais aussi parce qu’elle se trouve au centre d’une énorme entreprise éditoriale qui noie la France sous un flot continu de publications. Les quatre livres qui constituent alors les piliers de la religion et de la culture réformées pour les lecteurs francophones (la Bible des Martyrs d’Olivetan, L’Institution de la religion chrétienne de Calvin, les Psaumes de Marot et de Bèze et le Livre des Martyrs de Crespin) ont ainsi été écrits, traduits ou imprimés à Genève. Leur valeur est alors immense dans la mesure où c’est autour de ces ouvrages que les protestants de France vont pouvoir constituer le territoire de leur refuge intérieur.

Qu’entendez-vous par là ?

Lorsqu’une minorité est opprimée, il est essentiel qu’elle puisse donner du sens au malheur qu’elle traverse afin de le dépasser. En résistant au sens physique du terme, en montrant qu’ils tenaient bon et en écrivant des livres et des articles, les protestants exilés à Genève, à Rotterdam, ou, plus tard, à Lausanne, ont créé un espace immatériel dans lequel leur religion a pu continuer à vivre alors que son territoire géographique s’était, en France, réduit comme peau de chagrin. Et cette respiration a probablement été essentielle pour le développement d’une culture collective.

Culture qui a selon vous de nombreuses similitudes avec celle du peuple juif…

Il y a un parallèle assez évident entre le refuge huguenot et la diaspora juive. Tous deux évoluent dans une dimension géographique qui n’est jamais celle d’un seul pays, tous deux sont également caractérisés par un exil permanent. A l’instar des juifs, les protestants ont toujours été dans une situation minoritaire, leur nombre n’ayant jamais dépassé 10 % de la population totale du pays. Ces deux minorités ont fait, pendant des siècles, la même expérience psychologique et métaphysique du rapport au pouvoir, à la majorité, à la normalité et à la clandestinité. Partant de là, j’ai cherché à savoir si ces analogies avaient débouché sur des affinités électives dont on retrouverait des traces dans l’histoire.

Est-ce le cas ?

Oui. Pour l’illustrer, on peut s’en tenir à deux exemples classiques. Le premier, c’est l’affaire Dreyfus. L’envoi au bagne du jeune capitaine d’origine juive ne serait en effet sans doute pas devenu un scandale public sans l’intervention d’un petit noyau d’individus qui ont d’emblée pris fait et cause pour l’accusé. Parmi ces premiers militants, on dénombre certes quelques juifs, dont le frère du capitaine, ainsi qu’un député républicain (Joseph Reinach). Mais ils sont très vite rejoints par des protestants comme l’historien Gabriel Monod, qui publie en novembre 1897 un éditorial retentissant pour demander la révision du procès, ou Auguste Scheurer-Kestner, industriel alsacien qui est alors vice-président du Sénat.

Comment expliquez-vous cette mobilisation précoce ?

Parce qu’aux yeux des protestants de France, ce qui arrive alors au capitaine Dreyfus, c’est une répétition de l’affaire Calas (du nom de ce riche marchand d’étoffe toulousain exécuté à tort pour le meurtre de son fils en 1761 et dont le procès a été révisé sous la pression de Voltaire notamment, ndlr). La seule différence, c’est que, cette fois, ce n’est pas un protestant, mais un juif qui se trouve dans le rôle de la victime innocente broyée par l’appareil judiciaire. Et le retour de cette injustice, que les protestants ont vécue dans leur chair collective, leur est tout à fait insupportable.

Qu’en est-il de votre second exemple ?

Lorsque s’installe le régime de Vichy, les protestants vont, là encore, se mobiliser plus vite que les autres contre l’antisémitisme. De ce refus de principe, ils sont ensuite passés à des formes de résistance plus concrètes. Et, comme lors de l’affaire Dreyfus, s’ils ont fait ce choix, ce n’est pas tant parce qu’ils auraient été plus courageux ou plus lucides que leurs concitoyens mais parce qu’ils pensaient avoir quelque chose en commun de fondamental avec les juifs : cet habitus minoritaire, comme diraient les sociologues. En 1940, un protestant français qui voit un professeur juif chassé du lycée à cause de sa confession ne peut éviter de faire le rapprochement avec un passé alors encore pas si lointain. Les lois de Vichy sur le «statut» des juifs leur rappellent en effet l’épisode des années 1680, lorsque Louis XIV a commencé à interdire toute une série de professions aux protestants : maître d’école, avocat, sage-femme…

Peut-on chiffrer cet engagement ?

Il faut distinguer la résistance armée de ce que l’on appelle la résistance civile, domaine dans lequel les protestants sont clairement surreprésentés. Dans la France des années 1940, il y a environ 1,5 % de protestants. Or, parmi ceux que l’Etat d’Israël appelle les Justes des nations, il y a, en France, entre 10 et 11 % de protestants. Et parmi eux, on dénombre plusieurs dizaines de pasteurs, ce qui en fait, de très loin, la corporation la mieux représentée. Compte tenu de la forte dimension pacifiste du protestantisme, cette présence est beaucoup moins marquée pour ce qui est du combat armé. Ce qui n’empêche pas que la carte des places fortes du protestantisme en France recoupe assez précisément celle des maquis de la résistance.

Selon vous, les protestants ont également joué un rôle de premier plan dans l’avènement de la laïcité en France. Dans quelle mesure ?

La grande idée des protestants du XIXe siècle, c’est de construire, sur le sol français et non plus en exil, une sorte d’équivalent de l’utopique «République des lettres» dont rêvait le philosophe Pierre Bayle au XVIIe siècle. Il ne s’agit en aucun cas d’éradiquer le catholicisme ou de bâtir une France protestante mais de proposer un modèle concret dans lequel les mêmes règles s’appliqueraient à tous et où, avant d’être catholique, juif ou protestant, on serait Français. Et ce modèle de neutralité de l’Etat et de la puissance publique, qui permet à chacun, avec les mêmes chances, d’aller à l’école publique, de se faire soigner ou juger avec équité, c’est celui de la laïcité.

Comment ce renversement a-t-il été possible dans une société démocratique compte tenu de la faiblesse numérique des protestants ?

L’instauration de la IIIe République, dans les années 1877-1882, donne lieu à une véritable révolution culturelle : une idée nouvelle, qui est précisément celle de la laïcité, s’impose, et le personnel qui la sert est fortement renouvelé. Des centaines de magistrats et de hauts fonctionnaires, dans leur immense majorité catholiques, sont révoqués. D’autres refusent de servir un régime honni, ce qui crée un vide au sein de l’appareil d’Etat. Il sera largement comblé par des protestants et des juifs, capables de fournir des élites immédiatement disponibles pour le service de l’Etat. Du coup, dans les années suivantes, les protestants et, dans une moindre mesure, les juifs, sont fortement surreprésentés au niveau des grands administrateurs, des préfets et même des hommes politiques. Sur un simple plan statistique, il n’en demeure pas moins que la République n’a pu s’installer que parce qu’une majorité de Français ont su allier catholicisme et suffrage universel…

Ce phénomène est-il unique dans l’histoire de France ?

Non, il a également été observé dans le cadre d’une autre forme de révolution culturelle qui, celle-là, n’a pas été aussi loin, à savoir l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Le nombre de ministres d’origine protestante durant les deux septennats de François Mitterrand est en effet tout à fait saisissant, d’autant qu’il s’agit de personnalités de premier plan comme Gaston Deferre, Michel Rocard, Lionel Jospin, Pierre Joxe ou Catherine Trautmann.

Vous avez passé deux mois à l’Université de Genève. Que retiendrez-vous de votre séjour ?

D’abord l’accueil très chaleureux qui m’a été réservé au sein de la Faculté de théologie. Ensuite, j’apprécie beaucoup la qualité de vie offerte par Genève, le charme que lui confère le lac et la proximité de la nature. Mais c’est surtout un endroit où, en tant qu’historien, je rêvais de venir depuis bien longtemps.

Pourquoi ?

Sur le plan de la théologie et de l’histoire du protestantisme, Genève dispose d’une position qui n’a pas d’équivalent en France, sauf peut-être à Paris. En France, je peux presque compter mes collègues sur les doigts d’une main, et chacun est seul dans son université. Ici, il y a une telle concentration de talents qu’en quelques jours j’ai pu croiser plusieurs grands noms de l’histoire du protestantisme, de sa théologie, mais aussi de son monde éditorial. A cela s’ajoute la présence d’archives couvrant des périodes extrêmement diverses. Je citerai seulement les Papiers Court (Bibliothèque de Genève), essentiels pour l’histoire du «Désert» huguenot au XVIIIe siècle, ainsi que les archives du Conseil œcuménique des Eglises, qui permettent de reconstituer une partie de la résistance spirituelle des protestants français au cours des années 1940, et de leur aide aux juifs. Dans les deux cas, ce que j’ai trouvé ici a dépassé toutes mes espérances.