Campus n°154

Le microbiome, cette « soupe de vie » méconnue

Colomban de Vargas, directeur de recherche CNRS à la Station biologique de Roscoff, a donné le 14 septembre une conférence sur les organismes invisibles qui représentent la base vivante du système Terre.

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Le microbiome global. Une biologie à l’échelle planétaire. Invité par la Fondation Louis-Jeantet et la Faculté de médecine, Colomban de Vargas, directeur de recherche CNRS à la Station biologique de Roscoff en Bretagne, a tenu le 14 septembre dernier une conférence publique sur les formes de vie les plus abondantes et diversifiées sur Terre, mais aussi les moins visibles. Les bactéries, archées, protistes et autres virus sont partout. Ils peuplent les mers, les terres, l’air et les sédiments. Cet univers, d’une complexité inattendue, joue un rôle primordial depuis des milliards d’années dans la fabrication de la biosphère et représente toujours l’élément majeur de son fonctionnement actuel. Ces organismes forment les fondements de la vie sur terre. Mais on les connaît à peine. Présentation du monde du tout petit à l’échelle planétaire, en compagnie d’un chercheur qui a participé à une trentaine d’expéditions scientifiques en mer, dont plusieurs à bord de Tara, une goélette à deux mâts de 36 mètres conçue pour naviguer dans les régions polaires et dédiée à la recherche scientifique depuis 2004.

Campus : Qu’est-ce que le microbiome planétaire ?
Colomban de Vargas : La définition la plus simple d’un microbiome est l’ensemble de tous les organismes plus petits qu’un millimètre, c’est-à-dire ceux qui sont invisibles à l’œil nu. La grande majorité d’entre eux est constituée d’organismes unicellulaires tels que les virus, les bactéries, les archées et les cellules plus complexes que sont les protistes. Ces derniers possèdent un noyau et ce sont ceux que je chéris particulièrement depuis mes premiers cours de biologie à l’Université de Genève [où il a obtenu sa thèse en 2000 sur les foraminifères avant de partir aux États-Unis puis en France, ndlr]. Certains ont la capacité de créer des formes d’une incroyable beauté, incarnées dans des squelettes en verre, en pierre ou en matière organique fabriqués à partir d’éléments abiotiques présents dans leur environnement. Ces microbes interagissent massivement entre eux, à travers toutes sortes de relations allant de la prédation aux symbioses les plus durables. Le microbiome comprend aussi des animaux microscopiques (zooplancton).


Pourquoi parle-t-on de microbiome planétaire ?
Parce que ce microbiome est partout. On le trouve jusque dans les abysses des océans, dans le sol, dans les aérosols en suspension dans l’air et les nuages, dans les sédiments marins, et même jusqu’à plusieurs kilomètres dans la croûte terrestre. Dans les océans, par exemple, on compte entre 10 et 100 milliards de microbes par litre d’eau de mer, leur densité étant plus élevée près des côtes qu’au large. De manière un peu contre-intuitive, il y a de plus en plus d’espèces différentes à mesure que l’on s’enfonce dans les profondeurs. La biodiversité du microbiome est plus importante dans le noir qu’à la lumière. Par ailleurs, la concentration d’organismes invisibles est beaucoup plus importante dans les sols que dans les mers.


Votre spécialité, c’est le microbiome des océans…
Je me suis spécialisé dans le microbiome de l’océan, mais je me concentre aussi de plus en plus sur tous les autres. La dernière expédition scientifique que je codirige et qui est en cours s’intéresse à l’interface entre la terre et la mer sur toutes les côtes européennes, de la Finlande jusqu’en Grèce. Elle associe la goélette Tara, qui longe les côtes, à un laboratoire mobile bardé de biotechnologies de pointe installé dans un camion. Le but est d’explorer et comparer les microbiomes des sols, des aérosols, de l’eau et des sédiments marins dans des sites sauvages et touchés par différentes pollutions.

Comment étudie-t-on un microbiome ?
Notre outil principal est le séquençage d’ADN. Cette technique est très puissante et nous permet d’identifier la quasi-totalité du contenu génétique et taxonomique d’un échantillon d’eau ou de terre. Selon les besoins, on séquence l’ADN total présent, le produit de l’expression des gènes, c’est-à-dire l’ARN, ou encore seulement des marqueurs qui sont propres à chaque espèce. On commence aussi à quantifier les protéines et les métabolites des écosystèmes. Par ailleurs, les technologies d’imagerie sortent doucement des laboratoires.

Savoir ce que renferme un microbiome est une chose, en comprendre les mécanismes en est une autre…
Nous en sommes encore largement au stade de la rencontre avec le microbiome. Et nous sommes submergés par la nouveauté des organismes et molécules que nous découvrons. En fait, l’écrasante partie des espèces vivantes que compte la planète fait partie du monde invisible. Et on ne fait pour l’instant qu’entrevoir les branches principales d’un arbre taxonomique qu’on imagine gigantesque. En d’autres termes, on est loin, très loin, du recensement total de tous les habitants de la planète bleue. Le monde invisible que nous découvrons petit à petit est beaucoup plus riche que le monde visible non seulement en termes de diversité d’espèces mais aussi de gènes et de fonctions.

Que voulez-vous dire ?
Nous sommes face à une complexité spectaculaire. Parmi les protistes, par exemple, on trouve des cellules beaucoup plus complexes que celles du corps humain. Certains dinoflagellés possèdent des génomes entre 10 et 100 fois plus grands que celui de l’être humain – d’ailleurs très difficile à séquencer. Certaines espèces sont capables à la fois de photosynthèse, de phagocytose (le fait de manger d’autres organismes ou particules), voire de fixer de l’azote. C’est beaucoup, pour une seule cellule. Ces mêmes dinoflagellés sont plus diversifiés que tous les animaux connus. Bref, même si nous disposons de techniques d’analyse efficaces, cela va prendre un certain temps avant que l’on ait une vision exhaustive du microbiome planétaire, sans même parler de son mécanisme.

Vous faites de la systématique, en somme…
Notre travail est en partie descriptif, c’est vrai, mais c’est très excitant car tout est nouveau et invite à l’intuition et à la créativité. C’est d’ailleurs assez paradoxal de découvrir une telle quantité et complexité de vie à une époque où l’on constate au contraire une forte érosion de la biodiversité visible. C’est encourageant et cela fait du bien. Quand j’observe un échantillon de plancton, ça grouille de vie, de formes et de couleurs. C’est un spectacle merveilleux et apaisant. Plonger dans cette « nouvelle jungle », cette soupe de vivant incroyablement dense, permet de se reconnecter aux origines biologiques du monde et de nous-mêmes. Une vraie thérapie par le microbe.

Le microbiome joue-t-il un rôle important dans l’écosystème mondial ?
Il est la base vivante du « système Terre ». Les microbiomes ont mis en place tous les grands cycles biogéochimiques de la planète (ceux du carbone, de l’azote, du phosphore, etc.). Et ce, depuis 4 milliards d’années. On leur doit quasiment tout. Ils ont généré des structures géologiques, plus de la moitié des minéraux, les gisements de pétrole et la grande majorité de l’oxygène planétaire. Durant plus de 80 % de son histoire, la Terre n’a été peuplée que de microbes. Ceux-ci n’ont pas besoin de la biodiversité visible pour survivre. Comprendre les mécanismes du microbiome planétaire revient à comprendre les principes de base de l’évolution du vivant et de l’écologie planétaire.

Cette soupe de vivant est confrontée depuis plusieurs décennies, à un nouvel arrivant qu’est le plastique. En mesurez-vous les conséquences ?
Depuis 2014, les expéditions avec la goélette Tara utilisent systématiquement des filets « manta » qui flottent et filtrent en surface les microplastiques. Les premiers tests ont été menés dans l’océan Arctique qui est un environnement tout de même assez isolé. Tous les échantillons contenaient du plastique. Ce qui nous permet de dire que l’être humain a réussi à en répandre absolument partout. Cependant, nous n’avons pas d’informations sur les nanoplastiques, dont la taille est 1000 fois plus petite. En tout cas, entre ce que les cours d’eau déversent dans la mer et ce que l’on trouve effectivement dans les océans, les études montrent une énorme différence. On ne sait toujours pas si le plastique manquant a coulé au fond de l’eau et sous quelle forme ou s’il a été digéré par une partie du microbiome.

Le microbiome est-il vulnérable ?
Il est difficile de répondre à cette question. On ne sait pas encore à quel point le microbiome peut résister ou même servir de tampon aux changements environnementaux en cours (perturbation du climat, destruction des habitats, pollution, accélération des extinctions…). Pour en savoir plus, il faut étudier l’écologie du microbiome, ce qui représente un défi colossal. Le plancton, par exemple, ne reste pas en place. Il erre au gré des courants marins à l’échelle de la planète. Lorsqu’on fait des mesures sur un même point mais à des instants différents, on ne retrouve jamais exactement les mêmes populations. La dynamique des fluides fait qu’une cellule peut partir dans toutes les directions. Sans parler du fait que les courants marins peuvent varier rapidement sous l’effet des changements climatiques et qu’une partie des microbes évolue très vite également. En d’autres termes, il est très difficile de mesurer ce grand corps complexe qui se défait et se reconstruit dans une dynamique chaotique.

Comment faire, dès lors ?
La première grande expédition dédiée à l’étude du plancton que j’ai contribué à réaliser est Tara Oceans. Elle a été menée entre 2009 et 2012 par un petit groupe interdisciplinaire de scientifiques (biologie, physique, chimie…). Au cours de cette mission, nous avons échantillonné 220 points répartis sur toute la planète. Nous avons pu récolter et mesurer à chaque endroit et à trois profondeurs la totalité du vivant, des virus jusqu’aux petits animaux, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Il faut dire que notre expédition a eu lieu exactement au début du séquençage massif à haut débit parallélisé qui a fait chuter le prix de cette technologie. Cela nous a permis de produire un set de données génétiques assez gigantesque, un véritable catalogue qui représente aujourd’hui la ligne de base de notre connaissance du microbiome océanique. Mais il faut se rendre compte que 220 sites, ce n’est pas grand-chose pour un océan global en perpétuel mouvement. Certes, ces données permettent de faire émerger un début de structure du microbiome planétaire et nous avons commencé à dégager des lois dynamiques comme le degré d’influence des courants sur la différenciation génétique entre deux sites. Mais pour en apprendre davantage, il va falloir prélever beaucoup plus d’échantillons, et de manière plus systématique dans le temps et l’espace. Avec Tara Oceans, nous avons réalisé la première image. Il nous faut maintenant tourner le film.

Avez-vous des idées pour y parvenir ?
Le problème, c’est que notre objet d’étude et notre laboratoire, c’est la planète vivante et qu’il est très coûteux, polluant et logistiquement difficile d’organiser de grandes expéditions. Une solution consiste à faire appel à la science citoyenne. Dans le cadre de l’initiative « Plankton Planet », nous sommes en train de développer une nouvelle génération d’instruments assez simples, bon marché et robustes permettant d’effectuer des mesures élémentaires du microbiome marin comme de l’imagerie quantitative du plancton ou la récolte sur filtre de petites galettes de biomasse planctonique séchée prêtes à être envoyées au laboratoire pour des analyses génétiques. Nous voulons distribuer ces instruments et protocoles homogènes via un réseau mondial de centres de biologie marine à tous les « sea-tizens », comme je les appelle, c’est-à-dire les personnes qui ont une relation intense avec la mer telles que les pêcheurs, les aquaculteurs, les équipages de cargos et les navigateurs et navigatrices de toutes sortes. Cela pourrait apporter une information standardisée, continue et planétaire, sur la composition biologique du microbiome océanique qui nous aiderait à comprendre comment il s’organise, s’adapte et évolue dans l’espace, le temps, et les variations environnementales planétaires. En parallèle, nous avons réussi à convaincre la marine française d’adopter cette même démarche avec l’aide de Christophe Prazuck, ancien chef d’état-major et aujourd’hui directeur de l’Institut de l’océan de l’Alliance Sorbonne Université. Des étudiants et des étudiantes seront donc bientôt engagées en qualité d’« officiers biodiversité » sur des bâtiments de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) qui sillonnent les eaux territoriales de toutes les îles que la France possède dans les océans du monde. Cela représentera, je l’espère, une rampe de lancement solide et pérenne pour une exploration du microbiome océanique.

Propos recueillis par Anton Vos