Présentation du Centre européen de la culture (mars 1952)a
Quelques milliers d’hommes et de femmes, dans chacun de nos pays, s’inquiètent pour l’avenir immédiat de l’Europe. Ils voient qu’elle s’unit trop lentement, peut-être mal. Ils n’ont pas grande confiance dans le jeu politique des États souverains et des partis, quand il s’agit de surmonter les égoïsmes que les États et les partis, précisément, sont chargés de défendre, et qui nous ruinent, ils sentent que l’esprit manque trop souvent dans tout cela. Ils voudraient bien faire quelque chose, mais ne voient ni quoi, ni comment.
C’est à ceux-là que nous nous adressons. Nous leur proposons une action « européenne » autant par son esprit que par ses buts, précise, modeste d’apparence, mais immédiate et totalement indépendante.
Pourquoi l’Europe ?
L’Europe est non seulement menacée de l’extérieur, mais malade. Nous pensons qu’il faut la sauver pour deux raisons que chacun doit comprendre, qu’il soit Européen ou non :
— parce que l’Europe fut et demeure depuis des siècles, malgré tous ses péchés historiques, le seul foyer vivant d’une civilisation effectivement universelle ;
— parce que la renaissance d’une Europe vraiment libre paraît le meilleur moyen possible de prévenir la guerre.
La fédération nécessaire
Sauver l’Europe signifie pratiquement la fédérer, ou bien ne signifie pas grand-chose de raisonnable et de concret.
Ce qui s’oppose à la fédération, dont la nécessité n’est plus même discutée, c’est d’abord l’esprit de parti dans ses multiples manifestations, qu’il s’agisse des partis politiques proprement dits, ou des nationalismes hérités d’un autre âge.
On répète que ce sont les intérêts qui nous opposent : rien n’est plus faux. Les véritables intérêts calculent et jugent à l’unanimité que l’union leur serait favorable. Ce sont, bien au contraire, les idéologies qui nous empêchent de voir les faits. Ce sont les préjugés de groupes, les routines d’administration, les égoïsmes ignorants mais énervés, qui se déguisent en « réalisme » et multiplient les raisons de ne rien faire. Les vrais obstacles à la fédération ne résident pas dans les réalités, mais bien dans la paresse des esprits et des cœurs. Pour aboutir à fédérer nos peuples, il faut donc agir tout d’abord sur les esprits et sur les cœurs. Le vrai problème est là. Problème d’éducation, d’information patiente, de culture. Et le reste viendra par surcroît.
Appel aux intéressés
C’est sur le plan de la culture, précisément — hors duquel nous n’avons aucun pouvoir — que nous voulons agir et fédérer, par les moyens les plus directs, sans attendre l’avis des pouvoirs officiels qui s’occupent normalement d’autre chose.
Le Centre veut grouper ceux qui sont responsables dans leur domaine particulier. Les créateurs et les initiateurs. Ceux qui se sont montrés capables, par conviction et par conscience professionnelle, de préférer leurs intérêts bien définis aux passions et aux préjugés de leur parti, de leur nation ou de leur classe.
Il y a là quelque chose de neuf, plus qu’il n’y peut paraître à première vue.
Insistons donc : le Centre fait appel, en tous et en chacun, aux intérêts d’abord ; non point aux égoïsmes opposés par nature à toute coopération sincère et efficace — c’est tellement évident qu’on l’oublie dans tous les conseils des nations ; et non point à l’idéalisme ignorant le concret des problèmes ; mais au contraire, à une juste appréciation de l’utilité et de la nécessité de l’union fédérative, dans des domaines précis.
Le bulletin que nous lançons aujourd’hui s’adresse donc aux intéressés, dans le double sens de ce terme : ceux qui jugent que [p. 5] le Centre peut utilement servir les vrais intérêts de leur œuvre, en mettant à leur disposition des instruments de fédération ; et ceux qui approuvent nos buts, veulent suivre nos efforts, et cherchaient un moyen d’y prendre part.
Quelques milliers d’hommes et de femmes, ceux qui sont réveillés, dans chacun de nos pays.
Un lien et une correspondance
Nous ne fondons pas « une revue de plus », que cela soit clair. Notre bulletin naît d’une double exigence ; d’ordre technique autant que spirituel : celle d’offrir un organe commun aux diverses associations qui se sont constituées sous les auspices du Centre, et celle d’entretenir en permanence des contacts, un échange vivant avec ceux qui ont à cœur le sort de notre Europe, et qui se demandent ce que l’on fait pour elle en dehors du plan politique.
Nous avons attendu plus d’un an, avant de publier ce bulletin. Nous ne voulions pas annoncer des projets sans avoir enregistré des réalisations. Nous ne voulions pas tout embrasser sur le papier, vivre de plans et de manifestes. (Bien d’autres le font, à grands frais, au risque de lasser les meilleures volontés.) Nous avons attendu qu’on puisse nous reprocher, amicalement, un excès de discrétion sur ce qui se fait au Centre.
Si nous décidons aujourd’hui de rendre notre action publique, ce n’est point pour essayer de démontrer que le Centre « sert vraiment à quelque chose ». (Notre budget demeure assez réduit pour que nous n’ayons pas à le défendre au regard de ce que nous avons fait.) Mais nous sommes convaincus qu’il s’agit maintenant d’accélérer et d’élargir au maximum une prise de conscience de l’Europe.
Sans elle, les constructions de la politique resteront lettre morte, ou pire : s’édifieront sans tenir compte de ce qui fait la valeur de l’Europe, aux yeux du monde entier et pour chacun de nous, dans nos vies quotidiennes comme dans la vie de l’esprit.
Un travail théorique est certes nécessaire. Des appels éloquents sont nécessaires. Une propagande intense est nécessaire, pour amener cette prise de conscience. Mais bien plus efficaces encore sont les exemples, les précédents créés, les réalisations, et déjà nous pouvons en montrer. Ce qui est fait, ce qu’on peut donc faire, ce qui fonctionne dès à présent comme si l’Europe avait déjà fait son union, voilà qui parle mieux que les grands orateurs, et ne soulève pas les mêmes méfiances. Qu’on lise les pages qui suivent sur [p. 6] nos activités. On excusera peut-être leur sécheresse : celle de bulletins écrits dans le feu de l’action.
Pour élargir cette œuvre en plein essor, nous en appelons maintenant à la coopération des meilleurs, des plus responsables, dans chacune des cellules vivantes qui font la vraie vie de l’Europe : foyers locaux de culture et universités, syndicats et paroisses, groupes d’études ou d’échanges, il en est des milliers de toute espèce.
Nous en appelons aussi aux isolés, à ceux qui refusent l’engagement partisan, qui se méfient des plans et demandent à voir, à ceux enfin qui dans leur solitude, de plus en plus menacée de tous côtés, ne se veulent liés à rien d’autre qu’au sort commun de cette patrie spirituelle qu’est l’Europe libre.
Pour tous ceux-là, notre bulletin veut être un lieu, le courrier de l’Europe vivante.