Situation de l’Europe en juin 1953 (mai-juin 1953)a
Crise
Deux de nos grandes nations traversent une période de paralysie politique. Les Russes en profitent pour pousser leur tactique de « détente » visant à faire échouer la CED. Les États-Unis voient leur prestige baisser en Europe, et leur Congrès menace de réduire l’aide à certains de nos pays. Quant à notre opinion publique, dont le peu d’attention disponible est absorbé par les élections, les crises nationales, les prétendues « bombes diplomatiques » de l’Est et de l’Ouest, elle perd de vue le problème européen, qu’elle commençait tout juste à distinguer. Depuis deux mois, hors des milieux fédéralistes militants, personne ne parle plus de la Constitution. [p. 2] On ne peut dire que le débat se soit éteint : simplement, il n’est pas ouvert.
Cet ensemble de faits définit pour l’Europe une situation critique, non point désespérée, mais certainement la plus sérieuse que notre continent ait traversée depuis la dernière guerre.
Quel est le sens de l’action européenne dans cette conjoncture angoissante ?
Hiérarchie des problèmes
Les manchettes des journaux nous cachent l’Histoire comme l’arbre cache la forêt. Un seul exemple : pendant que les Français s’intéressent ou non aux combinaisons raffinées de leur Parlement, le reste de l’Europe doit marquer le pas et les Russes en profitent pour marquer des points. La conférence de Rome est ajournée, la CED reste en panne, l’Amérique s’énerve et laisse entendre qu’elle serait prête à passer outre, sans la France. En même temps, l’opposition à l’Europe augmente, à gauche comme à droite. Elle répète que les quelques hommes d’État français qui ont agi pour l’union, « incapables de résoudre leurs problèmes nationaux, tentent lâchement de les transposer au plan européen ». Je constate au contraire que ces problèmes (l’armée, les colonies, l’économie) sont sans issue dans le cadre national et qu’il faut donc chercher leur solution dans une forme quelconque d’entraide européenne. Ce n’est pas une question de lâcheté ou de courage, mais de simple sens politique, qui est le sens de la hiérarchie des problèmes.
Si chaque nation pouvait surmonter à elle seule toutes ses difficultés, pourquoi parlerait-on d’unir l’Europe ?
Trop de gens posent encore à notre union des conditions préalables (comme de rétablir l’équilibre économique, le potentiel militaire, la santé civique de telle ou telle nation) qui rendraient cette union superflue, et auxquelles d’ailleurs, sans union, l’on ne pourra jamais satisfaire. Trop de gens refusent encore de voir que la santé de chacun de nos pays ne pourrait être restaurée qu’au sein et à partir d’un ensemble plus vaste, qu’il s’agit de ranimer d’abord, et qui est l’Europe. Trop de gens pensent encore la politique en termes périmés de puissance nationale, quand il s’agit de penser désormais en termes de coopération, à l’échelle des réalités du xxe siècle, c’est-à-dire à l’échelle des ensembles viables.
Et enfin, et surtout, trop de gens oublient que l’Europe est quelque chose de plus que la somme de 20 nations, dont la plupart, dans leur forme nationale au sens moderne, n’ont qu’un passé des [p. 3] plus récents, et presque ridiculement court au regard de notre histoire commune. Ce qu’il s’agit de sauver transcende par nature les intérêts de chacune de ces nations, car c’est une civilisation, de laquelle nous sommes tous responsables. Il est faux qu’une nation n’ait de comptes à rendre qu’à elle-même, c’est-à-dire à ses députés, ceux-ci à leurs électeurs, et ces derniers à leurs intérêts individuels. Si notre civilisation, menacée de toutes parts, ne peut pas s’appuyer sur des institutions continentales, elle va se désintégrer, et avec elle non seulement nos nations et leurs partis, et les intérêts bien ou mal compris de leurs électeurs, mais tout ce qui fait pour nous le sens même de la vie.
L’Europe vaut plus que les Européens
En ce mois de juin 1953, il est plus facile que jamais d’être « pour l’Europe », plus difficile que jamais de justifier et de défendre — contre l’URSS, l’Amérique, et l’Asie — les Européens tels qu’ils se montrent.
Si les Européens n’étaient menés que par leurs intérêts matériels et s’ils les comprenaient, ils voudraient tous instituer l’Europe unie, à tout prix et sans délai. Cela peut se démontrer, et on l’a souvent fait. En revanche, personne au monde n’a jamais essayé de démontrer qu’il était de l’intérêt de nos pays de rester divisés, rivaux, hérissés de barbelés douaniers. Cependant, l’on fait tout pour qu’ils restent ainsi. Il faut donc croire que les Européens sont menés, en réalité, par des forces irrationnelles, au mépris de leurs intérêts.
Ces forces s’appellent les partis. Et si les Européens méprisent leurs intérêts, c’est au nom d’idéologies sectaires, combinées avec l’ignorance, ou jouant sur elle. Dans plusieurs de nos pays européens, aujourd’hui, la politique signifie la lutte des partis et non pas la volonté de puissance et encore moins la recherche d’une bonne administration, d’une coopération internationale nécessaire, ou de l’application d’un idéal. On fait à cette « politique » un honneur immérité en la traitant de byzantine. Elle est tout simplement sectaire, bornée, villageoise, ignorante, inefficace.
C’est avec ces pays pourtant, malgré leur conception de la politique, — avec leurs drames accidentels ou essentiels, avec leurs vertus et leurs vices, — c’est avec ces pays tels qu’ils sont qu’il s’agit aujourd’hui de faire l’Europe.
Mais comment faire l’Europe avec une Italie dont 42 % des électeurs votent totalitaire, sont donc anti-Européens sinon par raison, [p. 4] du moins par consigne ; une Espagne qui refuse les droits de l’homme, tout en adhérant cyniquement à l’Unesco ; une Angleterre qui se croit encore une île ; une Autriche occupée, et pillée par les Russes ; des pays scandinaves drapés dans leur satisfaction, mais pleins de méfiance à l’égard du reste du continent, qui les a pourtant civilisés ; une Allemagne amputée d’un quart de sa population, encombrée de 12 millions de réfugiés, dévastée et désarmée ; une France enfin qui préfère les combats de coqs politiciens à l’existence politique dans le monde du xxe siècle, et fait défaut.
Comment faire l’Europe avec tout cela ? Pourtant, si nous ne la faisons pas, l’Amérique nous laissera tomber, et la Russie nous ramassera.
Certes l’Europe n’est pas la somme des Européens réels. Elle est tout à fait autre chose. Je ne fais pas là du paradoxe. Chacun sent que le Couronnement est tout à fait autre chose que la somme des Anglais.
L’Europe est une culture, une civilisation : c’est-à-dire un système de références, qui transcende à la fois la nation et l’individu, les partis et leurs parlements, les idéologies et leurs journaux, les intérêts et leurs intermédiaires.
L’Europe est une notion de la personne. On n’y accède que par l’éducation, laquelle est antérieure et supérieure à l’individu.
Nous voulons ici cette Europe, comme le moyen pour les Européens de se dépasser. Nous travaillons à cette éducation. « Il y a cet immense avenir tout neuf devant nous, qui nous attend et qui a besoin de nous, tant pis pour nous », comme dit Claudel.
L’idée avance, malgré tout
Seules les idées avancent. Et rien n’avance que par l’idée. Les choses, les hommes sans idées n’avancent jamais, ils se déplacent les uns les autres, tout au plus.
Il y a cinq ans, avant le congrès de La Haye, quand un journal de nos pays passait un papier sur l’Europe, c’était un bon succès, nos bulletins le soulignaient. Mais ouvrez un journal aujourd’hui, n’importe lequel au hasard. L’éditorial une fois sur deux, et trois sur quatre dépêches importantes vous parlent du « problème européen ». Il y a la CED et la CECA, bien sûr ; mais voyez les reportages sur les crises nationales, les élections ou les traités : tout se suspend, tout se trouve suspendu à la question européenne. Des ministres glissent dans une flaque d’alcool, comme ose l’écrire du [p. 5] haut de son prix Nobel le courageux François Mauriac. Mais la raison dernière de leur chute, c’est qu’ils voulaient ce que refuse encore un petit nombre dominant de leurs députés : l’Europe unie. (Et par exemple, une de ses conditions : la CED.)
Notre « Utopie » d’il y a cinq ans seulement, déjà renverse des gouvernements. C’est une preuve de réalité, quoique négative. Mais c’est peu, ou ce n’est rien, si cette réalité naissante reste incapable d’instituer un Pouvoir nouveau, conforme aux intérêts de l’Europe entière.
L’échec possible, et ce qu’il signifierait
Dans l’indifférence générale, notre destin commun d’habitants de l’Europe s’est gravement infléchi depuis quelques semaines. Il faut le dire : jamais l’effort de construction européenne, si près du but, ne s’est vu plus gravement compromis. Pour la première fois je l’écris : il se peut que l’Europe soit perdue.
S’il doit en être ainsi, la faute en retombera aux yeux de l’Histoire, non sur les Russes, non sur les Asiatiques, encore moins sur les Américains, mais sur les seuls Européens — sur tous ceux qui n’ont pas compris qu’ils sont Européens, bon gré mal gré. Voilà ce qu’il faut leur dire, voilà ce qu’ils doivent comprendre à tout prix et in extremis. Ils sont en train de démissionner. Et de quoi ? De l’Europe, donc du meilleur d’eux-mêmes.
Ils crient la paix, la paix, et il n’y a point de paix, ils n’osent pas en regarder les conditions. Ils attendent un miracle des Bermudes, mais ils n’attendent plus rien d’eux-mêmes. Ils semblent avoir choisi de se faire entretenir, en gardant le droit de cracher sur les billets mendiés : ils appellent cela indépendance d’esprit et même Souveraineté nationale, insistant sur la majuscule. Byzance est morte en discutant le sexe des anges, sujet sublime, mais l’empereur combattait sur les remparts. Je ne connais pas de comparaison plus humiliante pour les Européens qui laissent mourir l’Europe en discutant le dosage d’un cabinet, d’un comité de liquidation « interpartis ». L’atonie générale, l’hystérie politicienne, le sourire en coin des intellectuels, la jobardise de la grande presse, la solennelle et tatillonne stupidité des « résolutions » partisanes, l’alliance incestueuse des communistes, des généraux défaitistes en retraite et des nationalistes psychopathes contre n’importe quelle forme d’initiative occidentale, tout concourt à rendre l’Europe incapable même de tomber, étant trop bas.
[p. 6] Tout au long de l’histoire du monde, la décadence des empires et des régimes démissionnaires ont vu revenir à la surface ces mêmes coalitions ou agglutinations de sceptiques complaisants, de traîtres silencieux, d’inconscients menés par quelques intrigants.
Imaginons maintenant le succès de leurs entreprises, financées par certaines industries que l’idée seule d’Europe unie pousse aux dernières extrémités, je veux dire aux larges subventions. Voici le tableau :
La Communauté européenne de défense n’est pas ratifiée. La Communauté politique est rejetée, presque sans examen. La Haute Autorité voit son fonctionnement enrayé ou vidé par des cartels. Les nations décident de s’en tenir à leur souveraineté, d’ailleurs fictive. Que se passe-t-il alors ?
La France, ayant refusé l’Europe au nom de ses colonies, perd ses colonies.
L’Italie ayant refusé l’Europe par la faute des néo-fascistes et monarchistes, est livrée aux communistes.
La Grande-Bretagne, ayant refusé l’Europe au nom de l’Empire et de l’amitié des USA, voit plusieurs Dominions se tourner vers les USA, qui se détournent d’elle.
Les socialistes allemands, ayant refusé l’Europe au nom du pacifisme, ont une armée allemande.
Les nationalistes français, ayant refusé l’Europe au nom de l’armée française, ont une armée allemande.
Ou à défaut d’armée allemande, pour les uns et les autres une armée russe.
Les USA, qui dénonçaient l’Europe « impérialiste », profitent de son désastre pour s’emparer de l’Asie : nous lui serons livrés par surcroît.
Presque rien de tout cela n’est encore fatal ; mais tout peut le devenir en quelques mois : un peu plus d’engourdissement de l’opinion sous l’effet des « vapeurs de paix » diffusées par Moscou, un peu plus de scepticisme des élites, un peu plus de discrédit jeté par elles-mêmes sur les institutions parlementaires, un peu plus d’atlantisme pour ne pas faire l’Europe, et nous y sommes : l’abandon des efforts d’union est tacitement admis par les Européens. L’Europe est définitivement effacée de la carte des puissances. Quelques guerres civiles ou troubles sociaux suffisent à motiver son occupation par l’un ou l’autre empire, ou par les deux, avec ou sans bombardements, selon l’usage qu’ils se proposent de faire de nos usines et de notre main-d’œuvre.
[p. 7] Que l’on me convainque d’erreur de diagnostic, tant mieux. Mais qu’on n’écarte pas ces prévisions à l’aide d’un adjectif genre « alarmiste ». Il s’agit d’alarmer, précisément.
Sens actuel de l’action pour l’Europe
Existe-t-il des forces en Europe qui puissent renverser le cours d’un tel destin ?
Le premier venu les énumère : forces constituées, forces de production, force de la presse, forces populaires, toujours latentes, forces spirituelles et religieuses.
Que l’une ou l’autre se manifeste sans réserve, expressément, au service de l’Europe, cela pourrait suffire à nous sauver.
Mais je n’en vois pas une seule qui soit mobilisable dans l’état présent non pas des choses, mais des esprits.
Que nos élites politiques reprennent soudain de la tenue, que des hommes d’État dignes du nom réussissent à s’imposer à temps, qu’une vague d’enthousiasme européen soulève les peuples, qu’un mouvement puissant de rénovation sociale et civique se déclenche dans les mois qui viennent, chacune de ces choses reste possible moyennant un miracle, pas autrement.
Mais les miracles ne se produisent jamais là où personne n’est disposé à les recevoir et à y croire. Ils n’ont jamais sauvé les « races incrédules », car celles-ci les transforment en catastrophes.
La condition première d’un redressement possible réside, par conséquent, dans une prise de conscience du drame présent et des désastres qu’il annonce, car seule l’inconscience générale annule en fait les forces qu’on vient de nommer. Forces qui cependant, une fois réactivées, seraient bien assez grandes pour nous sauver.
Que personne ne se rassure ! Que quelques-uns se réveillent ! Pour nous, sans illusions et presque sans appuis, nous tiendrons notre secteur.
« Il vaut mieux allumer une petite bougie que de maudire l’obscurité », dit un proverbe chinois, bonne devise pour ces temps.