La réponse de Denis de Rougemont (1977)a
Chers amis,
Tant d’éloges, mérités ou non, ce n’est pas à moi d’en décider, me laissent presque sans voix. Que devenir, que dire en pareille circonstance ? Il n’y a plus qu’à se montrer bonhomme, si on le peut…
Les volumes de Festschrift ou de mélanges représentent un genre littéraire bien défini, que je connais un peu, pour avoir collaboré à une bonne quinzaine d’entre eux au moins (j’en ai fait mentalement le compte tout à l’heure), consacrés à des écrivains, à des théologiens, à des hommes politiques, à des philosophes, à des juristes, à un ethnographe, etc.
On y trouve en général deux parties. Pour la partie Mélanges, pas de problèmes. Chacun donne un essai, un poème, un chapitre de livre en train, qui, d’une manière ou d’une autre, volontairement ou par coïncidence, pourrait ressembler par quelque côté à celui auquel on le dédie, rappeler ses thèmes favoris, ou encore évoquer son style ou sa démarche intellectuelle.
Mais il y a la partie des Témoignages personnels — et celle-là peut réserver à l’heureuse personne qui en est l’objet ou l’occasion, les surprises les plus délicieuses — ou les plus inquiétantes, selon que l’on se sent « deviné », « vraiment compris », traduisons : loué sans réserve et bien au-delà de ses mérites ; ou au contraire mécompris, entendez : qu’on aurait pu tout de même dire mieux et plus…
Cela, c’est le risque, le tragique du genre ! Mais il y a le comique aussi, le joyeux, les jugements de fait, plus encore que de valeur, en flagrante contradiction terme à terme, bien que portés sur la même personne. Je vous en donnerai deux exemples. Je les puise dans des articles de presse me concernant, parus en 1948 et en 1950 à Paris. Le premier me décrit [p. 18] en ces termes : « Petit, trapu, l’œil sombre, le poil noir, le sourcil épais, la mâchoire forte, peut-être, le croisant dans la rue, l’aurais-je pris pour un homme dur et violent. Mais à l’entendre parler… » l’auteur se déclare rassuré. Le second article commence ainsi : « Denis de Rougemont, ce grand homme souple dont le sourire semble excuser le sérieux et la gravité du regard… »
Je suis persuadé que dans ce beau volume je vais trouver quelques exemples intéressants de semblables… nuances, dirons-nous, dans la description (« petit, trapu… » contrastant avec « grand et souple »). Et ce sera très bien ! Car voici ce qui me frappe : c’est que chacun a raison d’une certaine manière, selon ce qu’il est lui-même et la manière dont il voit les autres : tout portrait ressemble à son auteur, et tous les portraits peints par Rembrandt à ses autoportraits. C’est ce qui rend un volume comme celui-ci redoutablement instructif pour son récipiendaire : il va découvrir enfin ce qu’il a pu être dans les yeux d’autrui, il va donc découvrir son personnage, les apparences toujours multiples qui cachent parfois plus encore qu’elles ne la révèlent, sa personne.
Il y a là de quoi passionner le personnaliste que je suis, et de quoi rendre encore plus mystérieux le complexe nodal, fondement de la personne — de quoi m’amuser indéfiniment pendant les années qu’il me reste à vivre, à agir et à méditer, c’est-à-dire à Penser avec les mains cette Politique de la personne dont nous sommes tous d’accord, ici, pour affirmer qu’elle devrait dominer et orienter L’Aventure occidentale de l’homme, et qu’en elle sont Les Chances de l’Europe.
Merci, mes chers amis, pour ce cadeau somptueux — sur lequel je vais me jeter, toutes affaires cessantes, à peine sorti de cette salle.
Une seule ombre au tableau : l’idée que les trois réalisateurs de l’ouvrage, mes deux collaborateurs et amis Henri Schwamm et André Reszler, et M. Hermann Hauser, le plus respecté et le plus respectable des éditeurs suisses, ont dû sacrifier à la préparation de ce livre de fête une partie de leurs vacances et de leurs travaux personnels… Tout ce que je peux leur dire pour atténuer mes sentiments de culpabilité à leur égard, c’est qu’on n’a pas souvent 70 ans, et que, pour ma part en tous cas, je ne recommencerai pas, c’est juré !
À Genève, le 8 septembre 1976.