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Stage d’Oosterbeek (septembre 1964)a

Je ne suis pas du tout géographe, donc pas du tout compétent pour introduire le stage d’aujourd’hui : je voudrais seulement vous dire, à vous professeurs de géographie, ce que je voudrais que l’on m’enseigne si j’avais le bonheur de retourner à l’école, et d’être enseigné plutôt que d’enseigner.

Je voudrais qu’on m’apprenne que la géographie précède l’histoire, mais ne la détermine pas. Et que les historiens nationalistes se moquent de nous quand ils prétendent que telle chaîne de montagnes ou tel fleuve divisent deux peuples, fatalement, et les obligent donc à se faire la guerre, alors qu’on peut aussi bien dire qu’ils unissent et relient ces mêmes peuples. Le Rhin divise Français et Allemands ? Mais le Danube unissait les sujets de l’Empire austro-hongrois et le Rhône réunit les Languedociens et les Provençaux ? Allons donc !

C’est l’histoire du trait d’union : est-ce qu’il sépare deux mots, ou est-ce qu’il les unit ? L’historien nationaliste dira qu’il les sépare. L’historien fédéraliste européen dira qu’il les unit en respectant leur diversité. Pas question de soumettre l’histoire, la culture, la nature physique, certes, mais pas non plus de justifier des absurdités historiques par la « nature des choses » et des sols. « L’Europe est un continent où l’histoire a souvent violé la géographie », écrit très bien Jacques Beaujeu-Garnier, professeur à la Sorbonne.

Je voudrais aussi qu’on m’enseigne les faits géographiques qui définissent l’unité de notre continent, et qui fassent voir combien sa division en nations « éternelles » est souvent arbitraire. Je voudrais qu’on me dise que l’Europe est un pays de grande densité humaine : 20 habitants au km2 en moyenne dans le monde, 57,85 en Europe.

Je voudrais qu’on me démolisse l’absurde théorie des « frontières naturelles » qui nous a conduits à couper en deux, trois ou quatre pays un bassin naturel (houille ou fer) comme celui de la Ruhr-Lorraine-Luxembourg-Belgique, sous prétexte que les gens, à la surface, parlaient des langues un peu différentes et avaient été conquis par des rois ou des États différents.

Je voudrais enfin qu’on me montre comment, dans une Europe politiquement unie, les régions naturelles de notre continent reprendraient vie. Car voici le raisonnement que je me tiens (sans doute naïf ? pas sûr) : les États actuels coupent les régions les unes des autres par des frontières arbitraires. Si ces frontières se dévalorisent (comme celles des Six, ou celles des cantons suisses), les régions naturelles ou créées par de nouvelles concentrations industrielles et commerciales vont être revalorisées. Elles vont respirer, [p. 81] délivrées du carcan État. Elles vont devenir des métropoles, des centres d’animation culturelle, et puis elles vont renouer entre elles, au-delà des anciennes frontières qui les opposaient artificiellement, des amitiés que la nature propose, et que la ressemblance de culture encourage, et que seules les administrations nationalistes centralisées interdisaient, transformaient en hostilités absurdes. Ainsi l’Europe politiquement unie pourrait revenir à ses réalités géographiques, pourrait recommencer une vie mieux aménagée (mot à la mode), plus riche et plus diversifiée, j’insiste sur le mot, car trop de gens prétendent que le projet européen est une sorte de rouleau compresseur qui va tout mélanger et uniformiser, tout écraser sur son passage.

Telles sont quelques-unes des questions que je pose aux professeurs de géographie. Et je ne sais s’ils y répondront pendant ces journées d’étude, mais ils sauront au moins qu’un Européen d’aujourd’hui se les pose, et que c’est cela qui l’intéresse et que c’est peut-être dans ces directions qu’ils feraient bien d’orienter l’esprit de leurs élèves : ils seraient tout à fait sûrs, alors d’être écoutés avec passion, et d’être en même temps bien utiles à la cause de l’union européenne.