Un essai de synthèse (mai 1958)a
Les méthodes que l’on vient d’exposerb sont difficilement comparables ; elles se meuvent sur des plans différents.
L’une compte sur la vertu d’une saine doctrine pour « orienter » progressivement les hommes politiques nationaux et l’opinion, tandis que l’autre appelle la force d’une révolte populaire contre les États-nations ; une troisième entend fomenter les prises de conscience nécessaires et préalables à toute action commune, tandis qu’une quatrième pense qu’une technique adroite, modifiant l’administration des choses, réduira mieux les préjugés nationalistes.
Faute d’une machine électronique capable d’estimer et de prévoir la valeur énergétique de chacune des méthodes en soi, les résultantes de leurs combinaisons, permutations, effets directs et réactions induites, essayons de tirer de cette confrontation quelques conclusions de bon sens.
Dangers que présente chaque méthode en soi
Institutionnelle. Faire confiance à la vertu fédérative des « solidarités de fait » que l’on peut instituer à l’aide des moyens existants — industriels, techniques et financiers — c’est risquer de subordonner les fins aux moyens, et de ne convertir à l’Europe que les techniciens au sens large, non les masses.
Fédéraliste réformiste. Poser le schéma le plus satisfaisant du régime fédéral à établir, mais sans se préoccuper suffisamment des moyens de pression requis, c’est risquer d’être inefficace, non politique, et à l’extrême : de perdre au nom de nos raisons de vivre la vie même.
Constitutionnelle. Se préoccuper avant tout des moyens de pression nécessaires pour forcer l’établissement d’un régime fédéraliste, c’est risquer d’une part de ne pas susciter des moyens assez puissants, d’autre part et à l’extrême, de perdre au nom de la vie nos raisons de vivre.
[p. 36]Culturelle-éducative. Tenter d’éduquer des élites tout en informant les masses peut très bien prendre trop de temps et réunir trop peu de concours, face aux méthodes totalitaires plus brutales et plus fascinantes.
Exigences contradictoires de la situation européenne
Si l’on met en facteur commun les risques des quatre méthodes, on découvre qu’ils se ramènent à une antinomie fondamentale.
Il faut aller vite (si l’on tient compte de la conjoncture mondiale) et il faut réussir une Europe digne de ce nom (si l’on tient compte de ce qui la distingue dans le monde). Ces deux nécessités, rythme et finalité, paraissent en fait aussi contradictoires que la vie et les raisons de vivre. Bien réussir s’oppose à réussir à temps. Trois exemples :
1. Pour bien réussir, il faut préparer le terrain, comme le veut la méthode éducative et culturelle, mais cela prendra toute une génération.
2. Le Marché commun prévoit douze à dix-sept ans pour s’établir dans six pays seulement. Ce délai nous est-il assuré ? On est parti, bien sûr, et qui dit mieux ? Mais que feront d’ici-là tous nos autres pays ? Et ceux de l’Est ?
3. La revendication d’une Constituante élue exprime l’impatience la mieux légitimée. Mais s’il lui faut dix ou quinze ans pour convaincre le « peuple européen » qu’il est un peuple, et au surplus qu’il est perdu s’il ne le comprend pas tout de suite ?
La seule attitude efficace, en présence de ces contradictions, nous paraît devoir être celle d’un œcuménisme pratique. Elle doit enregistrer les faits suivants :
— chacune des quatre méthodes se justifie en soi ;
— aucune ne peut réussir à elle seule ;
— elles n’ont donc de chances sérieuses d’aboutir au but commun que toutes ensemble.
Approuver les quatre méthodes simultanément peut paraître une habileté politicienne (frisant aux yeux de certains la légèreté et même la mauvaise foi) ou au contraire une naïveté d’intellectuel contemplatif, « quand il n’y a rien encore à contempler » comme l’écrit Altiero Spinelli. Si j’adopte toutefois cette position, on voudra m’accorder que [p. 37] c’est en tant que philosophe et praticien de l’attitude fédéraliste1. Je connais les nécessités de la propagande, qui est action, et qui exige des choix sans équivoque, voire des partis pris polémiques. On ne fait rien de grand sans passion, c’est-à-dire sans partialité. Mais le fédéralisme a pour principe premier de composer des exigences valablement antagonistes, telles que la centralisation et l’autonomie, le plan d’État et les revendications locales, la liberté individuelle et le service communautaire, l’Autorité et le Pouvoir. Le fédéralisme existe, au sens fort, dans la tension des maxima contradictoires. Il recherche en tout l’optimum, qui ne peut jamais être obtenu par la suppression d’une des réalités antinomiques, ni par son triomphe isolé. jacobins et réactionnaires, unitaires et séparatistes jugeront toujours que l’attitude fédéraliste est un compromis impensable. Mais notons que leurs « succès » alternés n’ont provoqué que de mémorables catastrophes. Au surplus, les uns et les autres retardent dangereusement sur l’évolution de la pensée occidentale au xxe siècle.
Réformer nos catégories de pensée
Entre une méthode institutionnelle que le grand patronat redoute comme dirigiste et socialiste, tandis que les partisans de la Constitution lui reprochent au contraire de céder devant la volonté des nationalismes réactionnaires ; une méthode constitutionnelle que certains fédéralistes accusent d’antidémocratisme, alors qu’elle demande l’appel direct au peuple ; enfin une méthode culturelle qui prétend à la fois informer les masses et favoriser la créations d’élites, — on voit que les catégories de gauche et de droite ne jouent plus aucun rôle reconnaissable. « Je me sens perdu ! », diront en chœur les électeurs progressistes et les électeurs modérés, les rationalistes critiques et les totalitaires illuminés, les économistes libéraux et les anticléricaux fanatiques ; alors qu’ils ont enfin une occasion de trouver la seule voie praticable pour l’époque.
C’est la voie que nous indiquent depuis près d’un demi-siècle les sciences physiques et la philosophie. La voie de la dialectique, du principe de complémentarité et de la logique des contradictoires. Elle pourrait être définie par cette formule : les contraires ne s’excluent pas, mais s’impliquent mutuellement.
[p. 38] Nos partis, routiniers à gauche autant qu’à droite, en sont restés à une logique arithmétique qui n’a pas inventé la bombe H, laquelle domine pourtant la situation du siècle, tant militaire que politique. Or la bombe H est née d’une méthode de pensée et de calcul antinomique.
Si l’on n’arrive pas à penser la réalité physique, sociale, psychologique et politique, par paires ou pluralités d’antinomies valables, on ne concevra jamais aucune solution réaliste et véritablement fédéraliste, et l’on en restera aux oppositions « de principe » et aux exclusives formelles du xixe siècle, que Marx fut le premier à dépasser par son application de la dialectique aux faits sociaux, tandis que Kierkegaard, puis Nietzsche, redécouvraient que les réalités religieuses et philosophiques n’existent pas hors des contradictions irréductibles qui font le drame et la grandeur de l’Occident.
Convergence des méthodes
Du point de vue fondamentalement européen qui est celui de notre Centre et qui inspire sa méthode, quel intérêt éducatif et culturel présentent les trois autres méthodes ?
La méthode institutionnelle forme des cadres dans le train d’une action concrète et les amène à vivre le fédéralisme en dépit de leurs préjugés initiaux2. La méthode du « Congrès du peuple européen » (et du CIFE) forme des militants plus durement entraînés et souvent mieux avertis des pièges tendus par la politique officielle de nos États que la moyenne des adhérents de bonne volonté des autres mouvements. Quant à la méthode fédéraliste, elle apporte à mon sens la seule philosophie politique nouvelle depuis Marx ; et l’on espère que les mouvements qui s’en réclament sauront l’approfondir et l’illustrer avec autant de passion qu’ils mettent aujourd’hui à déplorer les « déviations » ou les « excès » de leurs meilleurs camarades de naguère.
Du point de vue de l’efficacité politique, l’avenir jugera, c’est entendu. Mais il devra tenir compte de ce peu que nous savons pour en avoir été témoins, parfois acteurs. Les institutionnels sont justifiés à dire que leur méthode « existe dans les faits » ; ils le sont beaucoup moins à ajouter que « les autres méthodes n’existent que dans les esprits », car la CECA n’aurait sans doute pas vu le jour, et n’eût sûrement point passé le cap des ratifications parlementaires sans la préparation des esprits — justement — que les fédéralistes (en ce temps unanimes) et les économistes de la LECE menèrent de Montreux à La [p. 39] Haye, puis de Westminster à Strasbourg, enfin dans les couloirs des parlements. Non seulement nos méthodes ne peuvent être estimées une à une, du point de vue de l’efficacité, comme si nulle autre n’agissait à côté d’elle ou n’avait agi avant elle, mais encore l’historien, s’il est honnête, s’avouera incapable de soutenir les procès en paternité qui diviseront nos successeurs3. Ces jeux restent frivoles, même si l’on se fâche, et l’aigreur des propos entre fédéralistes plus ou moins « constitutionnels » ne les rendra pas plus sérieux.
Il me paraît bien plus intéressant de constater la convergence finale de nos méthodes, s’agissant de la prochaine et décisive étape conduisant à la fédération : l’élection de l’Assemblée chargée d’élaborer le statut politique des peuples fédérés de toute l’Europe.
On trouvera ci-après (page 41) le tableau des positions déclarées par tous les mouvements, associations et pressure groups qui se réclament des diverses méthodes qu’on vient de décrire. Résumons encore ce schéma :
1. Tous veulent une Assemblée élue au suffrage universel.
2. Tous veulent que cette Assemblée élabore le statut politique ou la Constitution de l’Europe fédérée.
On pourrait donc penser que tous sont d’accord. Il n’en est rien. Car certains ne veulent élire au suffrage universel que l’Assemblée des trois Communautés (CECA, CEE, Euratom), actuellement nommée par les parlements nationaux. Tandis que d’autres veulent élire une Assemblée non prévue par le traité de Rome, mais chargée des mêmes attributions constituantes, à ratifier soit par les parlements ou par les peuples des États, soit par le peuple européen dans les divers États.
Là-dessus les uns disent aux autres : — Vous ne voulez pas vraiment l’Europe unie ! Tandis que les autres répliquent : — Vous voulez une union qui ne serait pas vraiment l’Europe !
Nous avons nos Bleus et nos Verts et nos jeux doctrinaux comme Byzance. Ce ne serait rien si les fédéralistes dominaient l’opinion et la vie politique. Deux équipes font un match, deux camps une politique, dans une démocratie qui « joue ». Mais ce sont vingt partis, dix-huit États, et d’innombrables groupes économiques, et toutes leurs presses, qui entretiennent le tohu-bohu de gaffes parfois tragiques, d’actions désordonnées, d’imprévoyances et d’humiliations représentant la somme [p. 40] européenne de nos politiques nationales. Cette somme égale zéro dans le meilleur cas. Il n’y a pas de politique européenne.
Pour un pacte de salut public
Désunion de l’Europe, union de ses adversaires : ces deux grands faits dominent la situation à laquelle les fédéralistes européens ont à faire face.
Nasser, Bandung, Mao et le Kremlin n’agissent pas contre nous en ordre dispersé, même si leurs intérêts divergent par ailleurs. C’est notre désunion qui les groupe aujourd’hui. Une Europe fédérée, capable de mener une politique commune au plan mondial, pourrait seule négocier avec force et succès la solution des problèmes différents qui se multiplient autour de nous, tels que la libération des pays de l’Est, la transition du régime colonial à l’autonomie ou à l’association fédérale, et l’aide aux pays sous-développés.
Aux menaces qui ne cessent de grandir à nos portes, nous ne pourrons opposer à temps ni le succès du Marché commun dans douze ans, ni le succès d’une éducation civique européenne dans les générations montantes, mais la seule union politique du continent. C’est à ce résultat prochain, seul suffisant, que doivent concourir les méthodes que nous venons de voir nécessaires, — et les mouvements fédéralistes.
La multiplicité de ces mouvements était peut-être inévitable. Elle ne deviendra fatale — au double sens du mot — que s’ils ne parviennent pas à fédérer leurs forces pour exiger ensemble et sans plus de délais l’élection d’une Assemblée européenne chargée de doter nos peuples d’un pouvoir politique commun.
Le problème de l’union politique domine tout. Or c’est là justement que nous sommes le plus faibles, et que nous avons enregistré le moins de succès. Notre économie se renforce. Notre culture reprend conscience de ses pouvoirs et rayonne dans le monde entier. Mais tout peut être compromis par l’échec de l’union politique.
C’est dans cette perspective d’urgence mondiale que les fédéralistes ont maintenant le devoir de se placer. Alors leurs divergences et leurs rivalités apparaîtront de peu de poids. L’idée d’un Pacte de salut public conclu par les mouvements et groupes de toute nuance cessera d’être « impensable » — comme beaucoup le croient encore — dès l’instant qu’on verra qu’elle est impérative.