Culture et politique européenne (octobre 1952)a b
1. Je poserai tout d’abord une question très directe : Pourquoi parler de culture dans un congrès rassemblant des jeunesses politiques ?
Les hommes politiques qui se préoccupent du problème de l’union de nos pays considèrent que l’Europe doit être unie pour des raisons politiques et économiques. Ces raisons, bien connues désormais, sont la menace russe, la prépondérance américaine, la nécessité absolue d’élargir nos marchés nationaux, la volonté de régler le vieux conflit franco-allemand, la nostalgie de l’indépendance de nos pays.
L’un des arguments que l’on invoque pour convaincre le grand public de la nécessité d’une collaboration, économique ou militaire par exemple, c’est la sauvegarde du patrimoine culturel de l’Europe, l’héritage de notre glorieuse civilisation et son culte de la [p. 4] personne humaine. Ces formules fournissent des conclusions de discours. De plus, elles se révèlent parfois utiles. En effet, si quelqu’un vient à demander : pourquoi l’union (si difficile) de nos États, au lieu de leur pure et simple intégration (qui serait bien plus économique) à l’un des deux empires qui se disputent le monde ? — on ne peut lui répondre qu’en se réclamant de nos traditions culturelles, ainsi que des libertés qu’elles nous ont assurées.
Mais cela fait, on s’empresse de reléguer la culture à sa place d’objet de luxe (croit-on), pour se pencher sur les problèmes bien plus « urgents » que pose l’attitude des conservateurs anglais, des socialistes allemands, des radicaux français, des dirigistes, des libéraux, des syndicats, par rapport aux projets de la Pré-Constituante, qui doit coiffer d’un pouvoir politique l’armée européenne non encore ratifiée par les parlements : — et tout cela donne de passionnants problèmes d’arithmétique électorale pour chaque parti de chaque pays, et « voilà la réalité »…
Si l’Europe n’est que cela, admettons en toute sobriété qu’il n’y a guère de raisons de perdre son temps dans une commission « culturelle » lors d’un congrès des jeunesses (ou des aînesses) politiques. L’intérêt électoral de la culture est nul. Par suite, si l’on veut construire l’Europe sur la base des partis politiques, il faut renvoyer les « problèmes culturels » à plus tard.
2. Mais d’autre part, on peut penser que l’Europe qu’il s’agit de sauver, de ranimer et de rendre forte par le moyen de son union économique et politique, est une réalité de civilisation, une réalité culturelle, — s’il est vrai que la culture est la prise de conscience de ce que signifie l’existence, un besoin perpétuel d’approfondir la signification de ce que l’on sent et fait, et d’augmenter le pouvoir qu’exerce l’homme à la fois sur lui-même et sur les choses.
Je constate que l’Europe, cap de l’Asie, a dominé le monde pendant des siècles non point par la réalité de ses partis politiques mais bien par la vertu de ses inventions, non seulement politiques et sociales, mais d’abord religieuses, métaphysiques, éthiques — d’où naquirent les doctrines qui ont créé nos régimes — et par les formes de pensée philosophique qui ont permis le développement de nos sciences, et donc de notre puissance économique.
Car l’Europe, ce n’est pas le chemin de fer, l’électricité et le charbon, les sociétés qui les exploitent, les ouvriers qui les produisent, et les problèmes électoraux qui en résultent : tout cela n’est que résultats ou contrecoups épisodiques. L’Europe, c’est tout d’abord ce qui a permis et permet seul encore ces inventions techniques, sans lesquelles les « réalités concrètes » dont on nous parle [p. 5] n’existeraient pas. C’est une culture. Ce n’est pas une somme d’institutions, de partis et de préjugés tombés du ciel ou donnés par la nature, c’est une manière de vivre et de penser, née d’un profond remue-ménage d’idées, de sentiments, d’inquiétudes de l’esprit, qui est la réalité créatrice de tout le reste.
Négliger la culture, la tenir pour un luxe, serait agir à l’encontre du génie de l’Europe, de son idée de l’homme, donc de sa raison d’être, — et par suite de ses intérêts même matériels.
L’Europe est une culture, ou elle n’a rien de mieux à faire qu’à se laisser coloniser (en bloc ou en détail, unie ou non : cela ne changerait rien à l’affaire, une fois le sens humain perdu).
3. Les protagonistes de la construction européenne par le seul jeu des partis et des groupes d’intérêts économiques se plaignent du manque de passion dont les masses et même les élites témoignent à l’endroit de leurs efforts.
Pourtant rien n’est plus naturel. L’homme de la rue (qui est aussi l’électeur, accessoirement) se préoccupe de sa vie personnelle, avant de songer aux réalités électorales. Il demande que sa vie ait un sens. Qu’on lui en donne un sans discussion possible (et c’est la chance des dictatures), ou bien qu’on lui permette d’en chercher un, voire de le trouver parfois et de le vivre (c’est l’ambition démocratique). L’homme de la rue ne sait rien de Strasbourg. Il ne sait rien de l’Europe non plus. Et si vous lui apprenez que l’Europe est en train de se faire à Strasbourg, il n’écoute même pas le bruit que font ces deux mots également privés de sens pour lui. Toute propagande européenne digne du nom doit partir de ces évidences.
4. Mais on va me dire : le mot culture n’a pas beaucoup plus de sens pour l’homme moyen.
Si c’est vrai, tirons-en les conclusions : il n’y aura pas d’union valable de l’Europe sans participation des masses à cette union ; pas de participation sans une prise de conscience des problèmes de l’Europe en relation avec nos vies quotidiennes ; enfin pas de sentiment européen tant que la masse restera séparée de la culture, force principale de l’Europe.
Tout le problème européen se ramène donc à celui de l’accès des masses à la culture (définie largement comme je l’ai fait plus haut).
Sinon l’Europe (unie ou non) restera le cadre en fil de fer d’un continent de plus de 300 millions d’individus qui cesseront peu à peu de chercher quel peut être le sens de leur vie difficile. Pour eux, cette Europe-là, même unie par en haut, restera sans contenu spirituel ou social. Elle n’aura pas de signification humaine. [p. 6] Armée ou non, elle ne peut être défendue, et ne le sera pas avec le « moral » nécessaire.
En revanche, vouloir l’Europe vraiment unie et forte, c’est vouloir que la vie ait un sens en Europe, c’est vouloir la culture, par suite ses conditions.
Votre commission culturelle doit préciser ces conditions. Je me borne à en indiquer quatre.
a) Un gouvernement qui augmenterait son budget de la défense aux dépens de son budget d’éducation et de culture saboterait, en vérité, la défense de l’Europe. La jeunesse de l’Europe a le devoir d’exiger que les États qui se disent en faveur de l’union augmentent très fortement leur budget de culture, prouvant ainsi qu’ils veulent les moyens de leur fin.
b) Pareillement, la jeunesse demandera que les gouvernements qui se déclarent en faveur de la fédération européenne soutiennent matériellement, sans plus tarder, les Instituts de culture européens (et non pas seulement nationaux), tels que Bruges, Genève, Nancy, Alpbach, et douze autres entreprises du même genre, qui sont à l’œuvre dans tous nos pays, qui font du bon travail, mais qui en feraient du meilleur si on leur en accordait les moyens.
c) La jeunesse de l’Europe s’étonne de voir végéter par milliers les Foyers de culture régionaux et locaux, où s’opère justement ce contact vital entre la culture générale et les réalités concrètes d’un coin de l’Europe. Ces foyers bien enracinés sont les cellules vivantes de l’union de demain. Ils ne demandent qu’à s’ouvrir les uns aux autres. Le Centre européen de la culture a créé le noyau de leur fédération. Mais il faut les aider tout d’abord à survivre (c’est une question de budgets locaux, non nationaux), ensuite à se fédérer effectivement pour multiplier leurs échanges : c’est poser la nécessité d’un budget fédéral de la culture, — d’un budget qui ne soit pas simplement l’addition de mesquines soustractions aux budgets nationaux, accordées en aumône à la cause de l’Europe.
d) Enfin, la jeunesse est consciente du fait que la culture apparaît trop souvent comme une activité lointaine de spécialistes ou de bourgeois disposant de loisirs, donc étrangère à l’homme du peuple. Comment remédier à cet état de choses, qui peut devenir désastreux pour l’Europe ? L’exemple des guildes du livre et leur succès croissant dans la plupart de nos pays, peut indiquer la solution. Pour ceux qui en ont le besoin réel (même inconscient) mais ne savent pas où la trouver, il s’agit [p. 7] d’apporter la culture à domicile, à l’atelier, à l’usine, au foyer rural, par le moyen du livre, de causeries, de concerts commentés, d’expositions itinérantes. (L’expérience des guildes a prouvé qu’il existe un public de lecteurs dix ou vingt fois plus vaste que celui que touchaient les libraires.)
5. La jeunesse montre peu d’intérêt pour la politique des partis, moins encore pour la politique européenne. Elle cherche ailleurs. Si elle trouve la culture, elle ne tardera pas à découvrir l’Europe, et c’est seulement dans ce cadre élargi qu’elle verra la nécessité de certains engagements politiques.
Une politique vraiment européenne, c’est-à-dire méritant cet adjectif, commencera donc par prendre au sérieux la culture.
Non point pour l’asservir à des fins étatiques, comme le font les totalitaires (qui eux, au moins, n’ont pas négligé le problème !). Mais au contraire, en vue de former des hommes conscients et en mesure de juger par eux-mêmes, qui seront demain l’Europe vivante.
Il s’agit là d’une tâche de longue haleine. Voilà pourquoi, précisément, votre congrès doit estimer qu’il n’y a pas une minute à perdre avant de s’y mettre.