Orienter les espoirs européens (décembre 1954-janvier 1955)a
Fédérer l’Europe semble une utopie pour ceux qui n’ont pas vu que c’est une nécessité. Pour nous qui l’avons vu, c’est une action.
Action sur les esprits d’abord, comme le veut la réalité du xxe siècle. Il est très remarquable en effet que, dans ce siècle, pas un seul événement historique d’envergure n’ait été le fait des partis de gauche ou de droite, ni des politiciens, ni des parlements. Un doctrinaire brutal a provoqué la Révolution d’octobre. Un saint a libéré l’Inde. Un fou a subverti l’Allemagne. Un amateur distingué a sauvé les États-Unis ruinés par le « réalisme » des businessmen. Un grandiose hurluberlu — aux yeux des partis — a sauvé l’Angleterre et l’Occident. Une morale religieuse a permis la réussite sociale des États scandinaves et anglo-saxons. (Ce dernier exemple paraîtra le moins spectaculaire, mais à la réflexion c’est le plus convaincant, si toutefois les faits acquis, les succès durables et les progrès constants convainquent mieux que les cris et les slogans.)
Nous vivons dans un siècle où, très visiblement, ce n’est pas la politique qui fait l’histoire ; mais une doctrine, une foi, une folie, une personne. On dit : la propagande. Mais elle n’est rien en soi, pas plus que l’écriture ou la typographie, et sans idée personne n’en tirera rien qui vaille. Le communisme fut une idée, le fédéralisme européen en est une. Le reste est un mélange d’intérêts mal compris et de déchets d’idées, combinés au hasard : tous les micros de la terre n’en feront pas une action.
Une action se définit par son sens et par ses points d’application.
On sait ce que nous visons. Mais quels sont nos moyens ?
Puisqu’il s’agit d’idées, la question se ramène à savoir où naissent les idées qui conduisent en fait notre monde. Là seulement, l’action peut porter.
L’idée fédéraliste a été conçue et s’élabore dans quelques cercles assez restreints. L’idée nationaliste qui s’y oppose, est entretenue sans relâche par d’innombrables haut-parleurs, porte-paroles et porte-plumes [p. 2] qui s’alimentent dans le souvenir confus des manuels scolaires, eux-mêmes issus des théories hégéliennes du siècle dernier. (Ce n’est pas l’agitation du parti communiste, mais un certain enseignement de l’histoire qui a tué la CED en France.) Ces deux faits indiquent très clairement où nous pouvons intervenir, d’une part en offrant des moyens d’expression et des appuis techniques à ceux qui « pensent l’Europe » ; d’autre part, en contribuant aux efforts entrepris pour substituer à l’enseignement nationaliste une vue plus juste de l’histoire commune des Européens. Ceci n’est qu’un exemple.
Si nous cherchons encore où sont les principaux obstacles à l’avènement d’une Europe unie, nous trouvons trois zones marécageuses où viennent s’enliser la plupart des mesures d’union proposées par les économistes et les hommes politiques. Il s’agit là de forer des canaux collecteurs, qui transforment ces eaux stagnantes en courants, puis en forces motrices.
Première zone : elle est créée par l’absence de pente, le défaut d’orientation générale. On veut bien quelque union, confusément, mais on n’imagine pas ce qui en résulterait effectivement. Il s’agit donc de dresser devant nos contemporains la vision de ce que deviendrait leur existence au sein de l’union réalisée et grâce à elle ; de peindre un tableau réaliste des changements sociaux et économiques que produirait l’union ; de canaliser les bonnes volontés anxieuses et aussi de les rendre dynamiques.
Deuxième zone : elle est créée par l’inconscience générale de la situation de l’Europe dans le monde. Exemple : Français et Allemands restent face à face, à se demander s’ils doivent abaisser un peu ou élever encore les digues « traditionnelles » qui les séparent, alors que le flot russe menace de les submerger tous. Le problème franco-allemand reste insoluble dans son plan. En revanche, il se transforme et se résout en un problème européen commun dès que l’on envisage la position de l’Europe entre l’URSS et les USA, entre les menaces asiatiques et les chances africaines.
Troisième zone : créée par le compartimentage national ou balkanisation du continent. La solution est ici de rétablir un réseau européen d’échanges à travers nos frontières, peu à peu dévalorisées. Irrigation générale de l’Europe, d’après un plan qui ne tienne pas compte du tracé arbitraire des propriétés, mais de la configuration du terrain.
L’action nécessaire doit donc s’appliquer d’une manière générale à orienter les espoirs et les volontés, à situer les problèmes à leur véritable échelle, et à mettre en relation les forces dispersées.
[p. 3] L’analyse qui précède a dicté les grandes lignes de notre activité jusqu’à ce jour. Elle en indique aussi les développements prochains.
Mettre en relation les forces dispersées, c’est l’office des associations que nous avons déjà suscitées et qui fonctionnent depuis quelques années dans les divers domaines des arts, des sciences, de l’éducation et de la presse.
Situer nos problèmes dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’office des dialogues interculturels (avec les USA, l’Asie du Sud et l’islam) dont nous poursuivons la préparation : il s’agit là d’une œuvre de longue haleine dans laquelle on ne peut progresser que lentement, mais dont le jalonnement se précise de mois en mois d’une manière encourageante. (La création récente de « Liens avec l’Europe » se rattache manifestement à ce cycle d’activité.)
Orienter les espoirs, enfin : nous en sommes venus à penser que c’était la tâche la plus urgente de l’heure. En quoi consiste-t-elle ? Par exemple en ceci : projeter devant tous des images convaincantes du potentiel européen. Dire aux peuples et à leurs élites : voilà ce que peut devenir l’Europe une fois unie, et voilà ce qui en résultera pour telle classe ou telle profession, pour tel pays, pour la jeunesse, et pour le monde. Des séminaires spéciaux, groupant les meilleures forces scientifiques d’aujourd’hui, vont être consacrés à cette étude.
Une série de publications allant de l’ouvrage technique à la brochure populaire, du numéro spécial de revue à l’article de presse, du plan de causerie à l’émission de radio, en diffuseront plus tard les conclusions.
Au seuil de cette cinquième année de nos travaux, ce n’est pas un bilan qu’on vient de présenter mais un programme. Tel qu’il est, réduit à l’urgent et au possible, assez prochain, il déborde encore les moyens dont dispose en propre le Centre, mais non pas les moyens potentiels de l’Europe, dont il s’agit de susciter la mise en œuvre.
La première action de ce genre entreprise par le CEC, il y a plus de quatre ans, tendait à la création d’un Laboratoire européen de recherches nucléaires. Elle a réussi, comme on sait, sous les auspices de douze gouvernements. Plus ambitieuse encore, et destinée cette fois à demeurer très proche du Centre, une seconde initiative est en voie d’aboutir. Le 16 décembre 1954, à Genève, ont été signés et enregistrés les statuts de la Fondation européenne de la culture. Nous attendrons, pour en dire davantage, son inauguration prévue pour ce printemps.