Dépolitiser la politique (printemps 1971)a
Dans Le Monde du 16 juin 1971, à propos d’élections partielles en Sicile, je lis ceci : « … la politisation à outrance de la campagne électorale, bien qu’elle ne concernât que des enjeux municipaux ou provinciaux… ».
Voilà pris en flagrant délit l’abus du terme politique et de l’adjectif politisé, devenu courant dans nos journaux, à la TV et dans tous nos débats.
La politique, dans cette acception ridicule mais de très loin la plus courante du terme, ne signifie rien de plus que la rivalité des sectes ou factions dénommées « partis politiques », et n’a strictement rien à voir avec la définition correcte — dérivée de polis, la cité — de la politique comme stratégie des affaires publiques.
Politiser une campagne signifie donc réduire la lutte électorale à des slogans et mythes partisans, c’est-à-dire détourner l’attention des problèmes réels — aliéner l’intérêt civique.
Dans le cas sicilien, c’est réduire les élections à une pâle copie du « totocalcio ».
J’éprouve la nécessité d’analyser quelques « prises » opérées sur l’immédiate réalité civique européenne, dans l’espoir de serrer de plus près le sens de quelques-uns des mots-clés notre époque.
Une approche aphoristique, me semble-t-il, s’y prêtera mieux qu’un discours ordonné.
1. L’État-nation totalitaire du xxe siècle accomplit les vœux du fascisme, chacun sait cela, mais aussi les vœux du Karl Marx d’après 1848, ce « révolutionnaire mort jeune », comme l’appelaient Aron et Dandieu, [p. 4] celui que Bakounine comparait à Bismarck, et qui pensait que l’État doit être fort pour servir fortement le Prolétariat, lequel ne manquera pas de s’en emparer un jour — après quoi, logiquement, l’État dépérira. Or, sous Lénine, c’est le contraire qui se produit : l’État conquis par le petit groupe des bolchéviques, les phagocyte séance tenante, Lénine compris1.
L’État-nation — formule Napoléon, Bismarck, Lénine, Mussolini, Staline, Hitler, Brejnev, Mao — égale Police plus Idéologie. N’importe quelle idéologie, d’ailleurs, jacobine ou fasciste, marxiste ou maoïste, socialiste ou franquiste : le contenu allégué ne change rien aux formes institutionnelles, seules contraignantes. L’État-nation s’est toujours révélé beaucoup plus fort que les mouvements qui s’en sont emparé. Et quant à leurs doctrines collectivistes, de droite ou de gauche, il a vite fait de les réduire à leur dénominateur commun : la bureaucratie du Parti régnant. Bismarck reste le maître « objectif » de Lénine. Après quoi, les fascistes vont copier sans nulle peine les modèles bolchéviques, eux-mêmes copiés sur le modèle jacobin2 de l’État « ultranationaliste » écrasant les autonomies et les soviets locaux ou régionaux.
2. Les idéologies ne comptent pas, au regard des structures de l’État. L’espagnole et la russe se veulent hostiles à mort, et par quelles différences cela s’est-il traduit dans les procès de Leningrad et de Burgos ?
On ne trouvera de nuances un peu marquées que dans l’esprit des communistes français, qui dénoncent les « fascistes assassins », mais murmurent « qu’ils ne peuvent manquer de regretter » que ne soient pas « mieux motivées » les condamnations de Leningrad contre des Juifs qui n’ont d’autre tort que de l’être.
D’ailleurs, la bonne ou mauvaise foi des gens de parti ne change rien à leur action concrète. Je ne renvoie pas dos à dos ces fascistes et ces communistes, je ne dis pas qu’ils sont tous les mêmes. Ils se haïssent, non sans quelques raisons, mais cela ne compte pas. Les structures qui gouvernent ces deux nations relèvent d’une seule et même implacable logique, celle de l’État totalitaire, aboutissement normal de l’idée de souveraineté revendiquée par une entité politique.
[p. 5] Au reste, l’État totalitaire n’est que le stade ultime du stato-nationalisme « démocratique » régnant sur tous nos pays. Nulle discontinuité des uns à l’autre, dans nul domaine. Pour passer au plus sanglant racisme, il suffirait que la France prenne au sérieux les paroles de son chant sacré « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »
Duclos, Séguy et le PC français se font « champions de l’indépendance nationale » avec autant de feu que Debré. Et si la « Diane française » d’Aragon reste moins efficace que Déroulède, cette injustice n’est due qu’aux circonstances, non à la différence des talents.
3. Ni l’Internationale ouvrière ni la catholicité ne tiennent plus devant la vraie religion de notre temps. Quand le pape demande la grâce des accusés de Burgos, et quand un PC européen s’inquiète poliment de la double condamnation à mort de Leningrad, ils se voient accusés d’ingérence dans des affaires qui relèvent, leur dit-on, de la seule souveraineté nationale — c’est-à-dire de la seule religion qui ait encore un bras séculier et qui s’en serve. On ne brûle plus les hérétiques du christianisme mais on fusille ou pend ceux que l’on accuse d’intelligences avec l’ennemi. On emprisonne les objecteurs. On les excommunie littéralement en les privant de leurs droits civiques. La gauche s’en moque et la droite s’en réjouit. Seul, un député de Nancy ose refuser le salut à l’État, tel Guillaume Tell.
4. Le seul problème politique sérieux d’aujourd’hui est de défaire l’État-nation. Défaire l’État-nation (et je ne dis pas détruire l’État, j’y reviendrai), c’est la seule hérésie créatrice au xxe siècle.
Car avec l’État-nation relâché ou totalitaire, « démocrate » ou « populaire », « purement formel » (c’est-à-dire accordant le droit de grève, de discuter et de circuler sur la planète) ou « enfin concret » (c’est-à-dire refusant tous ces droits) — ni l’union de l’Europe, ni la participation civique, par suite, aucune révolution réelle ne sont imaginables.
Tant qu’on laissera nos États-nations affirmer en dépit de tout leur souveraineté absolue et s’en autoriser non seulement pour refuser toute mesure d’union concrète mais pour justifier des conduites criminelles (ventes d’armes, d’avions et de sous-marins déclarés « défensifs », procès de Burgos et de Leningrad, prison pour les objecteurs de conscience, peine de mort pour les objecteurs politiques et les émigrants virtuels, etc.), l’Europe unie ne sera qu’une malingre chimère. On l’aura suffisamment empoisonnée pour prouver qu’elle n’est pas saine.
[p. 6] 5. La véritable alternative du siècle.
En 1949, à la Conférence européenne de la culture, à Lausanne, j’entre à 2 heures du matin dans un salon d’hôtel pour écrire le message final du congrès, à lire le lendemain matin. Je trouve là Carlo Schmid et des amis. Je leur demande de me suggérer un incipit. Carlo Schmid s’écrie sans hésiter : Il faut faire l’Europe, ou il faut faire la guerre !
Aujourd’hui, il faut faire une révolution si l’on veut « faire l’Europe, non la guerre ».
Il faut défaire et dépasser l’État-nation, fauteur de guerre, et seul obstacle à l’union de l’Europe comme à la participation des citoyens à toutes les affaires qui les regardent. Ce qui suppose nécessairement : une fédération continentale dont les régions seront les unités de base.
Je l’avais écrit dès 1940 et le redis au congrès fédéraliste de Montreux en 1947 :
Il n’y a, dans le monde du xxe siècle, que deux camps, deux politiques, deux attitudes humaines possibles. Ce ne sont pas la gauche et la droite, devenues presque indiscernables dans leurs manifestations. Ce ne sont pas le socialisme et le capitalisme, l’un tendant à se faire national et l’autre étatique. Ce ne sont pas la Tradition et le Progrès, qui prétendent également défendre la liberté. Et ce ne sont pas non plus la Justice et la Liberté, qu’il est aussi impossible d’opposer en réalité qu’en principe. Aujourd’hui — repoussant tous ces anciens débats à l’arrière-plan — il y a le totalitarisme, et il y a le fédéralisme. Une menace et une espérance. Le totalitarisme est simple et rigide, comme la guerre, comme la mort. Le fédéralisme est complexe et souple, comme la paix, comme la vie.
Cette antithèse domine le siècle. Elle est son véritable drame. Toutes les autres pâlissent devant elle, sont secondaires ou illusoires, ou dans le meilleur des cas, lui sont subordonnées.3
6. Analyse de quelques clichés.
La jeunesse est l’âge des clichés, pour la grande masse, si elle est l’âge du génie pour quelques scientifiques, et de la grande poésie pour deux ou trois par siècle.
Certains me disent que la Jeunesse dit aujourd’hui (c’est leur écho) :
[p. 7] a) L’Europe, connais pas.
b) Seul compte le combat de la gauche.
c) Il faut garder le contact avec les masses.
d) Et que faites-vous de la lutte des classes ?
e) La culture est un piège bourgeois.
f) Vous tentez de dépolitiser le problème.
Je réponds dans cet ordre fortuit. (Tout en notant que « la Jeunesse » est une expression de journalistes. L’humanité ne se reproduit pas tous les vingt-cinq ans et par tranches. À tout instant de la société, il y a des hommes de tous les âges, inextricablement mêlés, et co-responsables de tout.)
a) « L’Europe, connais pas ! » Dommage pour vous, mais le remède est simple : un séjour en Afrique ou en Asie au titre de l’assistance technique ou, à défaut d’un visa pour la Chine, un an à Milwaukee, quelques semaines à Riazan : vous comprendrez ce que tous les autres au monde ont si nettement et rageusement compris tandis que vous vous complaisiez dans cette mauvaise conscience narquoise qui est la bonne conscience du gauchiste. Quand Sartre, à la suite de Fanon, se félicite de ce que les Angolais « massacrent à vue les Européens », vous l’applaudissez sans remarquer qu’il vient de crever votre alibi.
b) « Seul compte le combat de la gauche. » La corrosion des champs, des villes, des eaux, de l’air, des corps et du sommeil par l’industrie et par l’auto est-elle un produit spécifique de notre société de consommation et du capitalisme de profit ? La destruction massive et populaire des oiseaux de la vallée du Yang-Tsé accusés de manger des graines, d’où prolifération d’insectes dans les récoltes, d’où famine pour les masses chinoises, est-ce un produit spécifique du communisme ? Ces phénomènes sont décisifs pour l’avenir de l’humanité, mais les énervés de Nanterre ne veulent pas en entendre parler : ils discutent avec une rage froide des moyens théoriques et pratiques — ou mieux : théoriquement pratiques — de détruire un « système » dont certains de leurs aînés leur ont parlé à partir de Mai 68, et qui pousse la perversité jusqu’à ne pas exister comme système. (Nul ne l’a jamais défini.)
Si l’on admet que la droite se définit par le souci de conservation et d’ordre, la gauche par une volonté d’innovation et de progrès bousculant les équilibres traditionnels et le confort prétendu bourgeois, voyons comment cela se traduit dans la réalité du siècle. Prenons le problème majeur de l’écologie.
[p. 8] C’est décidément la droite patronale qui est responsable de la destruction du milieu naturel et du confort des citadins, c’est elle qui refuse encore, parce que trop coûteuses, les normes et régulations qu’il s’agit d’imposer de toute urgence au développement des industries (auto, avion en premier lieu) et de leurs innovations plus polluantes les unes que les autres. La droite ne « conserve » rien que le pouvoir de s’enrichir aux dépens de la Nature qu’elle bouleverse et des populations urbaines qu’elle intoxique.
La gauche alors, dans cette affaire ? Elle proteste contre la pollution, à l’exemple et à la suite d’intellectuels bourgeois, mais refuse elle aussi les mesures nécessaires pour arrêter la pollution, parce qu’elle redoute leurs incidences sur le pouvoir d’achat des « masses ».
Finalement, gauche et droite politiciennes s’accordent en fait pour préférer le niveau de vie quantitatif au mode de vie qualitatif.
Il faudra bien que cela change, si l’on veut que la vie continue, mais ce ne sera qu’au prix d’une révolution dont la gauche comme la droite feront les frais.
c) « Garder le contact avec les masses », dites-vous. Vous ne croyez pas en Dieu, que vous n’avez jamais vu. Avez-vous vu les masses, auxquelles vous croyez ? Moi, je les ai vues dans une Allemagne possédée par le verbe et le tam-tam hitlériens. De Gaulle a eu le contact, en prenant ses bains de foule. Mais les partis qui invoquent les masses ne rassemblent jamais que des minorités, comme on le voit dans les élections libres. Et quand un philosophe qui veut parler aux masses monte sur un tonneau devant les usines Renault, il réunit deux-cents curieux. Curieux d’entendre un produit si typique de « l’élite ».
Si les masses signifient les ouvriers d’usine, elles sont partout minoritaires, et de plus elles fondent à vue d’œil au profit du secteur tertiaire. L’automation doit supprimer à terme la condition prolétarienne. Où seront les masses ? Dans Tel Quel.
(N. B. « Les jeunes pensent… disent… refusent… exigent… » Si l’on s’en tient aux nombres, les mouvements fédéralistes européens touchent beaucoup plus de jeunes que les sectes gauchistes. Et c’est cela qui comptera lors d’élections à l’échelle de l’Europe. Les sondages montrent en effet que 65 % des personnes interrogées dans les pays de la CEE se déclarent favorables à l’union de l’Europe, et que les jeunes de 18 à 35 ans constituent 75 % de cette majorité.)
[p. 9] d) « Mais où est la lutte des classes dans tout cela ? », me disent ces dévots scandalisés, comme d’autres intégristes s’écrieraient que j’ai oublié le péché originel, tout simplement !
Eh bien, la lutte des classes est une réalité très différente de celle dont je traite ici. Elle me paraît indépendante du problème de l’État-nation, et c’est même tout ce qu’elle peut nous apprendre à son sujet. En effet, qu’en est-il aujourd’hui de la lutte des classes ?
En URSS d’abord. Vous me dites que le problème là-bas ne se pose plus, puisque le Prolétariat est au pouvoir, s’étant approprié les moyens de production. Bien. Mais chacun peut voir que ce qui est aboli, c’est la lutte, ce ne sont pas les classes4. Chacun peut voir les différences qui subsistent entre ouvriers d’usine, paysans des kolkhozes, apparatchiks et membres de ce qu’on appelle chez nous les professions libérales. En France, la condition d’un ouvrier d’usine nationalisée ne diffère pas de celle d’un ouvrier d’usine privée, mais diffère largement de la condition d’un ouvrier des pays de l’Est dits « socialistes » : ce dernier étant non seulement moins bien payé (en valeur absolue et en pouvoir d’achat) mais privé du droit de s’en plaindre, du droit de grève, et de toute participation aux décisions de l’entreprise, fixées par le Plan à Moscou. (Faut-il penser qu’« objectivement », ce serait la haine des ouvriers plus encore que de la bourgeoisie que traduisaient les prises de position pro-Est des jeunes gens de l’Ouest de Paris ?)
Mais au fait, pourquoi tenez-vous tant à la lutte des classes ? Voulez-vous entretenir la haine qui pousse à la révolte ? Voulez-vous la destruction physique ou morale des bourgeois ? ou la dictature du prolétariat ? Ou bien ne faites-vous que répéter un mot d’ordre du siècle passé ?
Entretenir la haine qui pousse à la révolte (tendance gauchiste) ? Ce serait en fait maintenir la condition prolétarienne pour mieux nourrir sa lutte, et cette politique du pire s’opposerait donc nécessairement au progrès technique, dans la mesure où il peut être libérateur.
Détruire la bourgeoisie (slogan anarchiste) ? Que resterait-il, à part une poignée de meurtriers, eux-mêmes bourgeois ?
[p. 10] Mais non, vous êtes sérieux, disciplinés et réalistes : vous voulez ce que veut le Parti, et qu’il appelle dictature du Prolétariat. C’est vouloir quelque chose d’impossible, car ce slogan est le type même de l’énoncé dénué de sens, comme on le voit en remplaçant ses termes par leur définition. Si le Prolétariat est la classe non possédante, aliénée de ce fait, il cesse d’être Prolétariat dès l’instant qu’il accède au pouvoir et à la propriété des moyens de production. Prolétariat et dictature sont des termes contradictoires ou mutuellement exclusifs. Ce qui existe et que l’on veut cacher derrière l’écran de ce pseudo-concept, c’est la réalité de la dictature, indépendante de toute idéologie et qui ne peut être, par définition, exercée par le Prolétariat5.
Cela dit, je ne vais pas esquiver la réponse.
Je suis contre la lutte des classes, parce qu’il faut supprimer la condition prolétarienne et non pas assurer sa « victoire », impossible par définition.
Dès 1933, Robert Aron et Arnaud Dandieu écrivaient dans L’Ordre nouveau :
Nous avons les moyens techniques d’abolir la condition prolétarienne, et ni les démocraties parlementaires, ni la dictature fasciste, ni l’étatisme soviétique, n’envisagent la suppression de cette forme moderne de l’esclavage.6
Le point IV du Programme de base de l’Ordre nouveau préconisait un service civil universel prenant « la relève du Travail » :
L’Ordre nouveau est fondé sur l’abolition de la condition prolétarienne, la dictature comme l’esclavage du prolétariat étant également des consolidations de l’oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps [p. 11] social, sans distinction de classe, l’ensemble du travail automatique et inhumain que le rationalisme bourgeois imposait aux seuls prolétaires.7
La condition prolétarienne créée par l’essor industriel anarchique et inhumain des débuts du xixe siècle doit être abolie par une technique enfin soumise aux possibilités libératrices de la machine.
Aujourd’hui, c’est l’automation qui nous permet d’atteindre l’objectif que visait le Service civil.
La négation (Aufhebung) de la condition prolétarienne ne sera pas obtenue par l’étatisation des instruments de production — laquelle ne change rien, on vient de le voir, à l’existence concrète des ouvriers —, mais bien par l’appropriation des machines à leurs fins humaines, à leurs fins non seulement de profit matériel et financier, mais de libération morale et énergétique.
Tout le reste est mauvaise littérature, c’est-à-dire pollution idéologique de jeunes cervelles excitées mais incultes.
e) « La culture, qu’est-ce que c’est ? », me disent-ils encore. Si vous ne comprenez pas, voyez Mao : sa Révolution « culturelle », vous ne lui avez donc jamais demandé ce que ça veut dire ?
C’est le renversement du marxisme. Relisez Marx : de 1844 à la fin, il n’a pas varié sur ce point : la classe ou plutôt le parti que la révolution met en mesure de manipuler les mécanismes de production économique, ou infrastructure, du même coup se rend maître de déterminer les phénomènes de la superstructure politique, religieuse ou culturelle. Mao maintenant prétend le contraire, et sous l’étiquette « culturelle » fait attaquer le Parti qui, sous sa direction, avait tenté d’appliquer Marx.
Mais le contraire d’une erreur de Marx, même si c’est décrété par Mao, n’est pas nécessairement une vérité empiriquement vérifiable. La culture étant un ensemble ultracomplexe de réflexes moraux, mentaux et affectifs, et de systèmes de valeurs, donc de références ou de jugements, on ne peut agir sur elle que par la création et la diffusion efficace d’œuvres « marquantes », et par l’éducation : procédés à moyen ou à long terme, qui ne s’accordent pas avec l’idée de révolution violente.
Dans un sens beaucoup moins romantique, non violent, non instantané, il est clair que la révolution qu’implique et que représentera au total [p. 12] l’union de l’Europe sera culturelle d’abord ou ne sera pas : en ce sens que l’obstacle à l’union de nos peuples par la fédération continentale des régions est d’ordre culturel, éducatif ; il est dans nos manuels d’histoire et, par là, dans la tête de nos politiciens. C’est l’école qui a formé des générations de nationalistes, c’est elle qui doit former la première génération européenne8.
f) « Vous voulez donc dépolitiser les problèmes ? »
Oui, si la politique est le jeu des partis et des États-nations étiquetés de gauche et de droite, capitalistes, socialistes et fascistes. Mais ce n’est pas là notre définition de la politique.
Quand on parle d’« élargir la CEE pour englober la politique », que veut-on dire ? Que l’économie, qui est le domaine propre des Communautés, ne fait pas partie de la politique ? Que celle-ci serait donc « autre chose » ? Mais quelle chose ?
On parle de « politique » dans les journaux comme s’il allait de soi que c’est une activité distincte de l’économie, de la culture… Or, en dehors de la politique industrielle et commerciale, de la politique sociale, de la politique agricole, ou des transports, ou de l’éducation, ou de la recherche, et surtout de la politique écologique — quelle politique en soi est-elle imaginable ? Toutes les réalités sérieuses une fois déduites, que reste-t-il ? Les jeux, plus ou moins passionnants, de la rivalité des partis à l’intérieur des États-nations, et du prestige moral et militaire que les États-nations tentent d’imposer à l’extérieur.
Il est donc clair qu’une Europe fédérée serait, selon le sens courant du terme « politique », radicalement dépolitisée.
(Je note ici que la politique au sens des relations entre États-nations n’est pas démocratique et ne peut sans doute pas l’être. Elle est encore de type dynastique, en tant que son but pratique reste la puissance collective, et pas du tout le libre développement des personnes. C’est que l’État-nation ne s’est pas constitué en vue de certaines tâches sociales définies, mais pour gérer l’héritage plus ou moins légitime des États royaux, sans nul rapport avec les tâches sociales d’aujourd’hui. L’agent souverain de cette politique-là n’est jamais le Peuple mais l’État, substitut du roi qu’il fallait servir.)
[p. 13] En revanche, si l’on admet avec Aristote que la politique est l’aménagement des relations humaines dans la cité (polis), elle devient : l’art de formuler, composer et hiérarchiser les finalités de la vie publique — et c’est là sa fonction stratégique — puis l’art de participer aux décisions qui, aux divers niveaux communautaires (de la municipalité aux agences continentales en passant par les régions) traduisent ces options générales — et c’est le civisme.
Politique veut dire stratégie, et civisme tactique — les deux énoncés impliquant le service des finalités que l’on assigne à la cité, et non pas le service de la cité comme le voulaient Platon, Maurras, Staline, Hitler et le Duce.
D’où l’on voit que le « politique d’abord » de Maurras ne veut rien dire, car il n’y a pas de politique à priori, ni de stratégie dans le vide ; il y faut une finalité (ou cause finale) et des contenus, plus ou moins résistants ou inertes, à organiser, orienter, dynamiser et animer.
Ou, s’il faut le redire autrement :
L’acte politique ne consiste nullement à décider en son âme et conscience et au plus près de ses intérêts, si l’on va faire le saut d’un centre gauche modéré à un centre droit résolument progressiste, ou d’un marxisme de « lecture » althussérienne à quelque néo-mao-praticisme purement théorique et telquellisant. Car ces décisions dramatiques qui absorbent le plus clair des énergies d’une jeunesse ivre de vocables, sont d’effet nul sur les actions et les réalités proprement politiques d’aujourd’hui. Prenons l’exemple des réalités écologiques.
Dès lors que les hypothèses calculées sur les trois prochaines décennies, à partir de cinq paramètres, concluent toutes, sauf une seule, à une catastrophe générale entre 2020 et 2060, ce qu’il faut décider aujourd’hui, ce sont les conditions de survie du genre humain. Dans ce domaine, l’acte politique tel que je l’ai défini, qui est le choix des priorités9 en vertu d’une certaine échelle des valeurs ou finalités, consiste désormais, et pratiquement, à décider la hiérarchie des sacrifices nécessaires. Faut-il réduire la natalité ? la pollution ? le niveau de vie ? les investissements ? ou l’exploitation des ressources naturelles ? En tous les cas, il faut réduire quelque chose. Mais il apparaît assez vite que réduire tel ou tel paramètre isolément ne peut au mieux que différer, au pire que rapprocher l’échéance [p. 14] fatale. Les calculs prévisionnels du MIT que l’on vient de soumettre au Congrès des USA10 concluent que le seul espoir est dans une réduction simultanée, de 20 à 75 % selon les cas, de la consommation, de la production, de la natalité et des investissements, et surtout de la pollution et du pillage des ressources terrestres.
Voilà qui ne peut se décider dans la rue, dans ce « discours » dont les barricades sont les signes flamboyants — mais un blindé les repasserait en dix secondes et leur ôterait toute « signifiance », pour peu que la police refuse de jouer le jeu et de tenir son rôle convenu dans le rite des émeutes parisiennes.
L’acte politique par excellence va consister à prendre, au nom de l’humanité, un ensemble organique de décisions conservatoires de l’humain.
Seul un gouvernement européen, c’est-à-dire un Conseil fédéral formé des chefs des offices fédéraux, sera capable de prendre de telles décisions.
Or, il n’y aura de gouvernement européen que sur la base des régions, et nous voici ramenés au concept clé de toute révolution digne aujourd’hui de ce nom.
g) Personne, communauté, et leur lien politique.
« Une révolution sociale… possède un caractère d’universalité, parce qu’elle part du point de vue de l’individu particulier réel, parce que la cité sociale dont l’individu refuse désormais d’être séparé représente la vraie nature sociale de l’homme. » Marx, Remarques critiques…, 1844.
« Sur le plan de la tradition révolutionnaire, nous rencontrons, d’une part, un mouvement vers l’universel où l’individualisme agressif tend à créer une communauté révolutionnaire unique… d’autre part, un mouvement de libération… de tous les groupes naturels, de toutes les tendances locales opprimées par l’État despotique. Entre ces deux mouvements, il y a une corrélation nécessaire. » Arnaud Dandieu, Sur la nation, 1931.
« La conquête de la personne, … et l’effort qu’il nous faut entreprendre… pour situer en ce centre de l’homme le centre de la société, préfigure dès maintenant la conquête et l’effort ultime auxquels pourra jamais prétendre une révolution humaine. » D. de Rougemont, Penser avec les mains, 1933-1936.
[p. 15] « La révolution que j’appelle, qui fera seule l’Europe, et qui ne peut être faite que par l’Europe en train de se faire, consiste, en remarquable analogie avec la Renaissance et ses étapes, à déplacer le centre du système politique, non seulement de la nation vers l’Europe, mais encore vers l’humanité dans son ensemble et en même temps vers la personne. » D. de Rougemont, Lettre ouverte aux Européens, 1970.
Voilà pourquoi les libertés locales, le pouvoir régional si l’on préfère, non, ce n’est pas un truc électoral, un système plus ou moins astucieux, mais un moyen de créer ce qui nous manque le plus en Occident — de la Californie au fleuve Amour —, à savoir une communauté où la personne puisse librement participer.
C’était le défi que ma génération affrontait dans les années 1930. Les nazis, les fascistes, les communistes tentaient de donner des solutions, que nous jugions fausses, à ce problème fondamental que les démocraties ne voyaient même pas : le problème de la communauté.
La révolte des étudiants, de Berkeley à Paris en passant par Berlin, Prague et Madrid, a ressuscité cette angoisse et dramatisé la question, sans apporter d’éléments de solution.
Devine ou je te dévore ! dit le Sphinx à Œdipe, qui n’a le droit de répondre que d’un mot.
La réponse, aujourd’hui, c’est EUROPE.
Janvier 1971.