Civisme et culture (notamment artistique) (mai 1967)a
Que l’on s’occupe d’enseignement de l’histoire et de la géographie, des institutions politiques et de l’économie, dans le cadre d’une Campagne d’éducation civique, voilà qui va de soi et personne ne demandera quel est le lien entre ces matières et la préparation civique des élèves.
Mais que l’on en vienne à s’occuper aussi, dans le même cadre, de l’enseignement des arts plastiques, de la littérature et de la musique, voilà qui peut poser des questions, susciter des doutes.
Par exemple, beaucoup peuvent douter qu’il y ait un rapport bien certain entre la culture d’une part, qu’ils considèrent comme un luxe réservé à une élite disposant de loisirs, et la vie politique, économique et sociale d’autre part, qu’ils considèrent comme le solide et le sérieux de l’existence de tous les citoyens sans exception. Ce doute résulte d’une attitude très répandue dans nos démocraties bourgeoises, attitude qui consiste à séparer radicalement l’Art, domaine des activités libres, gratuites et décoratives — domaine du jeu, et les dures nécessités concrètes qui sont celles de la vie publique et civique — domaine du sérieux.
On pourra s’inquiéter aussi de nous voir intégrer les arts dans la préparation civique, et l’on nous soupçonnera peut-être de vouloir soumettre l’esthétique à quelque doctrine sociale et politique dictant sa loi aux artistes et aux écrivains, selon l’ambition qui caractérise les États totalitaires.
[p. 3] Même à supposer que nul d’entre vous ne partage ces doutes ou ne se pose ces questions, il est certain que le lien entre culture et civisme n’est pas évident pour tous les Européens d’aujourd’hui, et leur paraît à première vue un peu surprenant, si ce n’est inquiétant…
J’estime donc opportun de poser le problème en toute franchise, au seuil de ce stage. Et comme c’est un problème qui résulte à mon avis d’une double erreur très courante sur la fonction de la culture et sur la fonction du civisme, je me vois conduit à reprendre la définition de ces deux réalités. Je voudrais vous montrer comment, si elles sont bien comprises, elles convergent et s’appuient mutuellement dans l’optique de l’Europe que nous voulons unir, cette Europe qu’il s’agit de faire vivre tout d’abord dans l’esprit et le sentiment des jeunes générations confiées à votre enseignement.
Qu’est-ce que le civisme ? Je crois qu’on peut le définir par un seul mot — qui est le mot-clé de la doctrine de Proudhon, ancêtre de la nouvelle école des fédéralistes européens — et ce mot, c’est participation.
Le civisme, c’est la participation active de l’individu à la vie commune, qu’il s’agisse du cercle familial, professionnel et communal pour commencer, et ensuite des cercles plus vastes de la région et de la nation, et enfin de la grande communauté européenne. Celle-ci existe déjà au niveau de la culture ; il faut maintenant la faire exister au niveau des réalités politiques, afin que l’Europe puisse tenir sa juste place dans la communauté globale du genre humain.
Le civisme européen, c’est donc la participation à la communauté européenne traditionnelle, mais c’est aussi la participation à la communauté européenne en formation.
Car le verbe participer a deux sens différents et complémentaires, l’un passif ou réceptif, l’autre actif et militant. Les « participants » à un stage, par exemple, y participent vraiment dans la mesure où ils ne se contentent pas d’écouter mais où ils prennent la parole ! Participer, ce n’est pas seulement prendre sa part, c’est aussi apporter sa part. Ce n’est pas seulement recevoir, c’est aussi donner.
L’enfant, l’élève, le futur citoyen, commence normalement par recevoir, c’est-à-dire par apprendre et assimiler. Il doit apprendre le système des institutions et des principes sur lesquels on les a fondées. Il doit assimiler les règles de conduite, lois et conventions qui régissent la vie en société, dans nos démocraties. Tout cela, c’est ce que l’on nomme l’instruction civique — ou en tout cas, c’est ce qu’elle devrait être — mais ce n’est pas encore l’éducation au civisme. Celle-ci, en effet, ne doit pas se contenter d’inculquer un savoir, de donner des réflexes, de discipliner l’individu, mais elle doit l’inciter à agir, à se manifester activement dans la communauté, à y tenir sa place selon ses dons et ses possibilités, en tant que citoyen à la fois libre et responsable.
[p. 4] Je voudrais insister sur ces deux derniers termes, et sur leur liaison nécessaire.
L’homme européen, le citoyen d’une de nos démocraties, ne saurait être un vrai démocrate, un bon citoyen et un bon Européen, s’il ne comprenait pas et s’il ne sentait pas, presque d’instinct, qu’il ne peut y avoir de liberté effective là où il n’y a pas de responsabilité concrète ; et que, inversement, la condition de toute responsabilité réelle, c’est la liberté de décision personnelle.
Juridiquement, un homme ne peut être tenu pour responsable que si l’on peut démontrer qu’il était libre au moment où il a signé tel document, commis telle action, et qu’il n’a pas agi sous contrainte, ou dans un état d’inconscience ou de folie le privant de sa liberté de jugement ou de décision. C’est là l’un des principes fondamentaux de notre droit, et l’un des plus fréquemment invoqués devant les tribunaux.
Inversement, un homme ne saurait se sentir et ne saurait être vraiment libre, si ce n’était pour faire quelque chose ou pour refuser de faire quelque chose, le libre choix de cet acte ou de cette abstention le rendant aussitôt responsable vis-à-vis de sa propre conscience et vis-à-vis de la communauté. En d’autres termes, la liberté se réalise et s’actualise dans la responsabilité, que ce soit pour le bien ou pour le mal, pour l’honneur ou pour le châtiment. L’irresponsable n’est pas libre, et celui qui agit sous contrainte n’est pas responsable.
Cette liaison fondamentale et indissoluble de la liberté et de la responsabilité est le trait caractéristique du civisme européen. Elle représente la santé de la démocratie, dont les deux maladies typiques sont l’individualisme anarchique et le collectivisme tyrannique. Dans le premier cas, l’homme n’est pas responsable, dans le second, il n’est pas libre. Ni dans le premier, ni dans le second de ces cas, il ne saurait être considéré comme un citoyen véritable.
De ces définitions de base résultent des conséquences importantes pour l’éducation européenne. Alors que l’éducation dans les civilisations sacrées et les totalitaires n’est en somme qu’un immense catéchisme, un apprentissage des règles et des réponses, l’éducation européenne comporte aussi un apprentissage de la mise en question non seulement de la manière dont les règles sont appliquées, mais des règles elles-mêmes, c’est-à-dire un entraînement de l’esprit critique. Ainsi le rôle de l’éducateur européen est double : il doit d’une part inculquer à l’élève les lois et conventions de la vie sociale et communautaire, mais d’autre part, il doit préparer l’élève à agir librement, selon son jugement, une fois sorti de l’école. Il doit donc d’une part initier l’enfant aux règles communes, d’autre part le préparer à la libre initiative personnelle. Ces deux exigences de l’éducation européenne ne sont contradictoires qu’en apparence. Elles sont en réalité complémentaires, elles ne font que traduire la dialectique de la responsabilité et de la contestation (assent et dissent en anglais), de la conformité et du non-conformisme, — dialectique qui définit l’homme européen, dynamique et progressif, par contraste avec l’homme des [p. 5] civilisations sacrées et statiques, ou avec l’homme des civilisations totalitaires dans lesquelles il s’agit avant tout d’être conforme, d’obéir strictement aux modèles collectifs imposés par décret du Parti au pouvoir.
Éduquer un enfant, au sens européen, ce n’est pas seulement conditionner son esprit mais l’alerter ; ce n’est pas seulement lui donner des réflexes mais lui apprendre à réfléchir ; et ce n’est pas seulement l’introduire dans la sécurité de l’orthodoxie (religieuse, politique ou scientifique), mais le conduire vers son autonomie, vers le libre exercice de ses responsabilités au sein de la société — donc vers son risque personnel, en fin de compte.
Si nous demandons maintenant ce qu’est la culture, nous allons voir que sa définition formelle ressemble étrangement, en Europe, à celle que je viens de donner du civisme.
En effet, la culture pour un Européen, c’est sa participation au trésor commun des œuvres créées depuis des siècles par l’esprit des Européens.
Mais là encore, le mot participation a un double sens, réceptif, puis créateur.
Participer à la culture, c’est tout d’abord se cultiver. Placé devant l’ensemble des œuvres qui représentent la culture européenne, — qu’il s’agisse de livres ou de monuments, de tableaux ou de symphonies, de statues ou de danses, de meubles ou de places et de jardins, l’enfant, l’adolescent, le débutant de tout âge, doit d’abord en recevoir des impressions et tenter de les assimiler, de les analyser, de les comprendre. Il doit prendre connaissance des chefs-d’œuvre, apprendre quand et comment ils ont été créés, dans quel contexte historique, à quelles fins religieuses et sociales, dans quel esprit. Il doit donc tout d’abord apprendre à voir, à lire, à écouter ces chefs-d’œuvre.
Mais cet apprentissage ne sera efficace que si l’élève est initié à quelques rudiments des techniques artistiques qui ont permis la création de ces tableaux, monuments, œuvres littéraires ou musicales. Ayant acquis une idée de la manière dont tout cela a été fait, il lui viendra le désir de le faire à son tour. Il commencera naturellement par imiter, et s’il imite mal, son maître le corrigera. Mais à cela ne se borne pas son éducation artistique : l’imitation correcte des modèles orthodoxes n’est pas sa fin, comme elle le serait pour un danseur hindou, par exemple, qui doit exécuter exactement les rites, ou pour un peintre officiel sous Staline. L’imitation, en Europe, n’est qu’un moyen de maîtriser une technique de telle sorte que la personnalité, la différence personnelle puisse apparaître. Cette différence se manifeste d’abord comme une erreur. Il appartient au bon maître de distinguer l’erreur due à la maladresse de l’« erreur » qui révèle l’exigence intime d’une personnalité, et dans laquelle le bon maître voit alors la manifestation d’une originalité.
[p. 6] Seule l’Europe a osé accepter, puis cultiver, puis vanter (et même jusqu’à l’excès, dans l’époque moderne) la variation individuelle, l’innovation, l’originalité d’un artiste : parce que, dès la Renaissance (et même dès le xiiie siècle, selon certains historiens), l’Europe a admis un développement séculier, profane et personnel des arts, hors de l’enceinte des églises et des canons du sacré.
Dès la Renaissance donc, le créateur européen est celui pour qui l’art n’est plus seulement l’illustration des vérités orthodoxes, et des symboles traditionnels de la communauté peints sur les murs de la cathédrale, mais l’expression d’une personnalité qui assume son risque dans la cité, librement, en innovant.
Cependant, la santé de l’art consiste à maintenir en équilibre les deux exigences antagonistes de l’expression de soi et de la communication ou communion.
Un peintre, un poète, un musicien, veut d’abord dire ce qu’il est seul à pouvoir dire (surtout à partir du romantisme), mais en même temps il publie, il expose, il ambitionne d’être joué en public, c’est-à-dire qu’il cherche aussi l’approbation et la sanction suprême de la communauté — même s’il ne doit l’obtenir qu’à titre posthume.
Nous retrouvons ici nos deux catégories fondamentales : liberté et responsabilité.
Qu’il s’agisse du citoyen actif ou de l’artiste créateur, le problème est le même dans sa forme et dans ses étapes dialectiques. Il s’agit d’abord d’acquérir une certaine somme d’informations, puis de se former le jugement ou le sentiment ou la main ; puis de voler de ses propres ailes et de courir le risque de son choix personnel ou de son expression originale, mais en même temps d’assumer les responsabilités qu’il entraîne dans la communauté. Au couple antinomique inséparable liberté-responsabilité qui définit le bon citoyen européen, correspond exactement le couple originalité-communication, qui définit le bon artiste européen.
L’éducation européenne, qu’il s’agisse de civisme ou de culture trouve ainsi sa formule caractéristique dans l’équilibre tendu entre la liberté et l’engagement, entre les droits de l’individu et les exigences de la communauté. Les vertus requises pour maintenir cet équilibre en tension sont les mêmes dans les deux cas, et les déviations inévitables, rompant l’équilibre, sont comparables, terme à terme.
Revenant maintenant aux problèmes plus spécifiques de l’enseignement des arts, je voudrais formuler quelques propositions méthodologiques, déduites des considérations générales qui précèdent.
Premier thème : Tradition et innovation dans les arts en Europe
Je partirai de deux citations d’écrivains anglais contemporains : « Continuité dans les changements, unité dans la diversité, semblent bien être les constituantes d’une culture vivante, et plus spécifiquement d’une culture européenne », écrit Arthur Koestler. Et Stephen Spender de son côté, pense que « seule la culture européenne a su allier la plus grande force révolutionnaire au sens hautement développé des traditions »1.
André Malraux, dans sa philosophie de l’Art intitulée Les Voix du silence, a développé un thème voisin, en soulignant et illustrant par de nombreux exemples le fait que l’artiste européen, formé à l’école des grands prédécesseurs, affirme sa personnalité en prenant le contre-pied de leur style. « Tous les artistes de génie commencent par en copier d’autres » ou encore : « Toute destinée d’artiste commence par le pastiche », mais c’est en s’opposant aux « derniers grands » parmi les maîtres de leur jeunesse que les peintres fondent une nouvelle école, et découvrent leur style. Or, presque toujours, ils redécouvrent en même temps les mérites, curieusement « modernes » à leurs yeux, de peintres beaucoup plus anciens, et que leurs successeurs immédiats avaient fait oublier. C’est ainsi qu’à l’époque du cubisme et du fauvisme, qui rompent avec les réalistes et les impressionnistes, on redécouvre successivement le Greco, puis Piero della Francesca, Paolo Ucello et Georges de Latour, tandis qu’un Raphaël, qu’un Van Dyck, qu’un Ribera ou un Holbein s’effacent, — de même qu’avec Stravinsky s’effacent Wagner, Berlioz, Schumann et Gluck, tandis qu’on redécouvre Vivaldi, Monteverdi, les Flamands.
Ainsi, de rupture en révolution, l’art occidental renoue et enrichit sa tradition, la redécouvre avec des yeux neufs. Quoi de plus révolutionnaire qu’un Picasso, qu’un Joyce ? Mais quoi de plus traditionnel que leurs sources et modèles ! Ulysse de Joyce est une transposition de l’Odyssée au xxe siècle, et Picasso, parti de Toulouse-Lautrec, tantôt remonte au dessin des vases grecs, tantôt s’amuse à refaire Les Ménines de Vélasquez, ou s’inspire de statues crétoises, etc. Jamais un siècle n’avait été plus farouchement iconoclaste que le nôtre, jamais aucun n’avait ressuscité autant de modes et d’œuvres du passé européen et même mondial.
Ceci donc est typique de l’Europe : la présence et l’action simultanées de la tradition et de la révolution, se nourrissant, se fécondant l’une l’autre. Et l’historien peut en donner d’innombrables exemples, mais ils seront rarement aussi parlants et convaincants que les chefs-d’œuvre de nos arts, comparés et compris dans leur généalogie et dans leurs « messages » propres.
Deuxième thème : L’unité de la culture européenne, antérieure et supérieure aux « cultures nationales »
Ce qui s’oppose à l’union de l’Europe et à la formation d’une conscience commune — condition préalable de tout civisme européen — c’est le nationalisme ; et chacun sait que le nationalisme a été propagé par l’École et ses manuels depuis le milieu du xixe siècle. Les manuels de mon enfance — histoire et géographie, mais histoire de l’art aussi — présentaient l’Europe comme un puzzle de nations et sa culture comme l’addition d’une vingtaine de « cultures nationales » bien distinctes, autonomes et rivales.
Cette conception n’est pas seulement responsable des guerres absurdes, justifiées aux yeux des masses par le chauvinisme culturel — les Français de 1914 croyaient défendre la Civilisation contre les Allemands qui croyaient défendre leur Kultur — elle se dissipe comme brume au soleil à la lumière de l’Histoire, et très particulièrement de l’histoire des arts, de la peinture et de la musique.
Au risque d’empiéter sur le domaine de MM. Weidlé et Sittner, je voudrais proposer ici un seul exemple : celui de l’évolution de la musique en Europe.
Elle naît avec le chant grégorien au vie siècle en Italie, s’enrichit au couvent de Saint-Gall avec les séquences et les tropes, se constitue d’une manière autonome avec les troubadours du Languedoc, dès le xiie siècle, à Saint-Martial de Limoges, à Notre-Dame de Paris, puis plus tard en Champagne et dans le Nord — Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut — et à Florence simultanément — laudi et madrigaux — enfin à la cour de Bourgogne et dans les Flandres. Entre les cités flamandes et les cités italiennes, le long du grand axe commercial de la Renaissance, celui qui relie Venise et Bruges, les échanges de compositeurs et de styles se multiplient au xve siècle ; Guillaume Dufay en est l’illustration. Une nouvelle école s’épanouit dans les Flandres avec Ockeghem et Josquin des Prés. Elle rayonne en Bourgogne, en France, et de l’Espagne à la Bohême, et redescend vers l’Italie qu’elle enrichit de ses nombreuses découvertes, jusqu’au xvie siècle, quand Roland de Lattre, né à Mons, devient Orlando Lasso à Rome et à Naples, puis Roland de Lassus à Paris et en Bavière. Plus tard, les Allemands comme Heinrich Schütz viennent s’initier auprès des maîtres vénitiens. Bach copie avec application des œuvres de Vivaldi. Au xixe siècle, le centre de gravité de la musique européenne se déplace vers les régions germaniques, Hanovre, la Saxe, Vienne, Bayreuth. C’est alors auprès des maîtres allemands que les premiers compositeurs de Moscou et de Saint-Pétersbourg apprennent leur métier. Au début du xxe siècle, plusieurs Russes, tels que Stravinsky, influenceront à leur tour la musique occidentale, en imposant leurs œuvres à Paris… L’évolution de la peinture suit à peu de choses près les [p. 9] mêmes voies. Or ces voies, notons-le, traversent avec une glorieuse indifférence une bonne douzaine de nos frontières actuelles. Elles relient des cités, des foyers de création, des maîtres, et non pas des nations : ce que l’on nomme parfois, pendant la Renaissance, la « nation » d’un musicien ou d’un peintre, c’est simplement l’école locale ou régionale dans laquelle il s’est formé.
Roland de Lassus n’appartient ni à la Belgique, ni à la France, ni à l’Italie actuelles, de même que Grünewald n’est pas devenu un peintre français du fait de l’annexion de Colmar à la France des siècles après sa mort. Qu’il s’agisse de musique, de peinture, d’architecture, de philosophie ou de science, pour ne rien dire de la religion qui les inspira toutes au départ, il n’est pas une seule des branches de notre culture qui ne résulte de mille échanges, tissant l’œuvre commune des Européens ; et il n’en est pas une seule que l’on puisse étudier d’une manière sérieuse ou intelligible dans le champ limité par les frontières d’une seule de nos nations actuelles. Il n’y a pas plus de « peinture française » que de « chimie allemande » ou de « mathématiques soviétiques », car avant tous ces découpages arbitraires, il y a la grande communauté de créations et d’influences mutuelles qui s’appelle l’Europe dans l’histoire de l’esprit humain.
Montrer cela sans relâche et en toute occasion à vos élèves, ce n’est pas seulement faire de l’histoire honnête, après un siècle de falsification nationaliste des perspectives, c’est aussi faire l’Europe dans les jeunes esprits, et c’est montrer son unité fondamentale, base de l’union qu’il reste à faire.
Troisième thème : L’Art, comme activité de tous
Pendant longtemps, lire et écrire fut réservé aux clercs, puis à une élite restreinte. Puis il y eut l’instruction universelle, gratuite et obligatoire. Et de même, dans nos démocraties, tout homme doit et peut être un citoyen. Pourquoi l’art serait-il seul à rester une spécialité de luxe, réservée aux seuls artistes professionnels ? Alors que la vie quotidienne et la cité ont besoin d’être aménagées esthétiquement autant que socialement et politiquement.
L’enseignement de l’histoire des arts, depuis le romantisme, est dominé par la notion de chefs-d’œuvre ou d’œuvre individuelle faisant date, marquant un tournant, une nouveauté, une rupture, un nouveau départ, etc. C’est l’équivalent de l’histoire événementielle, qui ne tenait compte que des batailles, des règnes, des traités. Ainsi, l’on en est venu à séparer radicalement « l’artiste » de la masse de ceux qui auraient bien voulu mais n’ont pas pu (ou l’inverse) et des amateurs qui se contentent d’acheter les œuvres cotées des professionnels, ou d’en parler.
[p. 10] Or une culture n’est pas vivante et n’est pas saine, si elle reste l’activité des seuls artistes, savants ou écrivains professionnels, tout le reste étant passif et en dehors du coup. Une culture saine doit être vivante dans chaque membre de la communauté.
Tout le monde n’a pas besoin de se consacrer à la peinture ou à la musique ou à la littérature et d’en faire sa carrière, mais tout le monde a besoin de s’exprimer, de créer le cadre de son existence quotidienne, d’en composer les formes et les couleurs, les rythmes et le style. Tout le monde souffre, même sans le savoir, de la laideur et de l’incohérence d’un logement, d’un ameublement, d’un milieu urbain, ou de l’enlaidissement d’un paysage aimé. L’absence d’exigence esthétique, dans un peuple, correspond à son absence de sens civique : ce rapport devient manifeste dès qu’il s’agit de discuter et de voter un plan d’urbanisme, ou de sauvegarder un site, ou d’empêcher la prolifération chaotique de petites bâtisses dont la hideuse apparence traduit l’égoïsme borné du propriétaire, son inculture et son refus d’assumer ses responsabilités communautaires.
C’est pourquoi l’éducation artistique, au lieu de rester une sorte de luxe, de branche accessoire, ou de spécialité auxiliaire et « optionnelle » n’intéressant que les sujets vraiment doués, devrait occuper une place importante dans tous nos programmes scolaires. Car s’il est vrai comme le dirait Pascal que le principe de toute morale est de bien penser, il faut dire aussi que le principe de toute culture c’est de bien sentir. Tout cela se tient très étroitement.
Thème conclusif
L’art, comme le civisme, est un moyen de s’exprimer librement en tant qu’homme responsable — selon la formule européenne.
Voilà pourquoi notre Campagne pour l’éducation civique des jeunes Européens doit comporter une campagne pour l’éducation artistique des futurs citoyens — et peut-être même, doit-elle commencer par là.