Esquisse d’une biographie : J. H. Retinger (1960-1961)a
C’est dans le vieux palace de Montreux, seconde patrie du roman russe, que j’ai rencontré Retinger, en septembre 1947. Je venais de prononcer le discours d’introduction du premier congrès des fédéralistes européens. Au sortir de la salle, je fus présenté à un personnage d’âge indéfinissable, appuyé sur une canne, l’œil étrangement vif et résolu derrière un lorgnon démodé, et qui me dit avec un accent slave : « Votre discours était vraiment très bien, vous avez montré la voie, maintenant venez vous asseoir ici. Bon Dieu ! il faut parler de la suite ! Et d’abord, garçon ! deux fines à l’eau ! »
À cette « suite », nous avons collaboré pendant près de treize ans. Nous avons préparé ensemble plusieurs congrès, et vingt rencontres [p. 21] aux allures de « complots », dont quelques-unes ont abouti à des créations durables. Et nous avons passé d’innombrables soirées à bavarder de nos affaires — c’était sa vraie manière de travailler — à Londres et à Bruxelles, à Paris et à Rome, à Strasbourg et à Vienne, dans les restaurants qu’il préférait parce qu’on l’y saluait du titre d’Excellence, qui l’amusait, et qu’on s’y contentait de lui faire signer la note. (C’est mon dernier snobisme, disait-il.) Il fut aussi l’un de nos familiers à Ferney. Et pourtant, je me pose la même question que se posait plus haut notre ami Pietro Quaroni : l’ai-je bien connu ? La lecture des notes abondantes qu’il avait préparées en vue de ses mémoires me révèle plusieurs dimensions de sa personne et de son existence que je n’avais pu que soupçonner à la faveur de quelques allusions qu’il lui arrivait d’y faire, sans insister. C’est l’Européen que j’ai connu, à partir de sa soixantième année. Mais de sa carrière jusque-là, je n’entrevoyais que des bribes.
M’aidant de ses notes (592 pages, en anglais) et comblant quelques-unes des lacunes qui s’y trouvent à l’aide d’un livre de souvenirs sur Joseph Conrad (qu’il avait publié à Londres en 1941) et grâce aux précisions qu’à bien voulu me fournir Jan Pomian, qui fut longtemps son secrétaire, je tenterai dans les pages qui suivent une première esquisse biographique.
Les années d’apprentissage
Joseph H. Retinger naît à Cracovie, en 1888, d’une famille polonaise de nationalité autrichienne, assez riche et hautement intellectuelle. Parmi ses plus proches parents, il compte neuf professeurs d’université et l’un des premiers prix Nobel.
Enfance heureuse et sans histoire, affirme-t-il. Il est élevé dans le patriotisme polonais et le catholicisme le plus strict. Jusqu’à l’âge de 17 ans, il pense devenir prêtre. Et puis un beau jour, au cours d’une promenade avec un de ses amis, il se découvre une vocation très différente. Les deux garçons parlaient de leur avenir, et soudain Joseph s’écrie : « Comme je voudrais que la Pologne ait enfin son indépendance ! Parce qu’alors je ne serais plus obligé d’être avant tout un patriote ! » Dès cet instant, écrira-t-il, il a découvert l’interdépendance des peuples et la nécessité de meilleures relations internationales. Il y consacrera sa vie.
Ce jeune Polonais sans nation, mais non pas sans patrie, va recevoir une éducation idéalement européenne. Son père est mort lorsque Joseph avait 4 ans, et c’est un ami de la famille, le comte Zamoyski, belle figure de grand seigneur ascète et patriote, qui devient son tuteur vigilant. Zamoyski habite Paris, où il est né ; il est Français, et c’est [p. 22] sans doute à son instigation que Retinger quitte Cracovie pour faire des études de lettres en Sorbonne. Il arrive à Paris en 1906. Il n’a que 18 ans, mais il sait déjà cinq langues, et deux ans plus tard il deviendra « le plus jeune docteur ès lettres de l’Europe ». À Paris, tout l’accueille, et d’abord ses cousins, Cyprien et Misia Godebski (cette dernière deviendra Mrs. Edwards, puis Mme José-Maria Sert). Or le salon des Godebski se trouve être le cœur de la vie artistique et littéraire de la capitale. Vuillard, Bonnard et Laprade, parmi les peintres, André Gide, Arnold Bennett, Larbaud, Paul Valéry et Léon-Paul Fargue parmi les écrivains, Erik Satie, Manuel de Falla et Maurice Ravel, parmi les compositeurs : tous les intimes des Godebski deviendront rapidement ses amis. Il fréquente le Café Vachette, où règne derrière son monocle à ruban le poète Jean Moréas, qui chaque soir salue l’entrée de Joseph en déclamant un vers de Ronsard : La Pologne que Mars et l’Hiver accompagnent ! Il connaît là Giraudoux, Blaise Cendrars, Bernard Grasset, François Mauriac.
Ses interminables promenades nocturnes avec Fargue et Ravel sont maintes fois décrites dans ses notes. Léon-Paul Fargue « perpétuellement amoureux », le frappe par sa capacité de « parler abondamment sur des thèmes futiles », et Retinger y voit un trait de l’intelligentsia parisienne de cette époque. Il a rencontré Gide dans un train entre Prague et Paris, et il note que c’est aussi dans un train et sur un quai de gare qu’il fera la connaissance de deux de ses grands amis des années qui suivront : Joseph Conrad et Sir Stafford Cripps. (C’est d’ailleurs par Retinger que Gide et Larbaud ont connu Joseph Conrad.)
En 1908, à 20 ans, il passe en Sorbonne une thèse de doctorat sur Le Conte fantastique dans le romantisme français, publiée en librairie deux ans plus tard. Puis il s’inscrit à l’École des sciences politiques, et il entreprend une Histoire de la littérature française, du romantisme à nos jours, qu’il achèvera à Munich1. Parallèlement, et dès 1909, il édite à Cracovie une revue littéraire polonaise, dans laquelle la Porte étroite de Gide est traduite en polonais avant même de paraître en volume à Paris.
Mais la littérature n’est pas sa vocation. Ses essais de création littéraire sont vite abandonnés : « Quoi qu’il en soit, Joseph, je ne pense pas que vous serez jamais un écrivain ! », lui a dit un jour André Gide en riant, après avoir passé des heures à corriger le manuscrit d’un de ses contes. Ce qu’il cherche avant tout dans le milieu des artistes et des écrivains les plus vivants de son temps, c’est une connaissance plus [p. 23] intime de la psychologie des nations et de ce qui peut lier les hommes au-delà du plan national. Et c’est la même curiosité qui le fera fréquenter pendant toute sa jeunesse les salons du meilleur monde de Paris et de Londres, où l’ont introduit le comte Zamoyski, le fameux « Boni », marquis de Castellane, et Lord Charles Beresford. À travers ses notes succinctes sur cette période de sa vie, on l’entrevoit chez la comtesse de Castries parlant avec le maréchal Lyautey, chez Margot Asquith ou chez la duchesse de Rutland récoltant de précieux appuis politiques pour ses premières campagnes en faveur de l’indépendance polonaise. On le devine brillant et séduisant, snob et capable d’insolences étourdissantes, et sans doute beaucoup plus occupé par les femmes qu’il ne veut le laisser entendre, mais sa carrière de « politicien privé » lui paraît seule digne d’être retracée dans l’esquisse de ses mémoires.
De 1909 à 1911, nous le trouvons à Munich, où il poursuit des études de psychologie, puis à Florence. En 1911 enfin, il débarque à Londres, s’inscrit à la London School of Economics, se marie (avec une Polonaise) et décide bientôt que l’Angleterre, après tout, est non seulement le pays dont le style de vie lui convient le mieux, mais aussi le pays qui offre les meilleures chances à l’action pour laquelle il n’a cessé de se préparer, à travers ses années nomades, studieuses et brillantes.
Pour la Pologne : débuts politiques
Essayons de nous représenter la situation d’un patriote polonais vers 1910. La Pologne a cessé d’exister comme État depuis le partage de 1795. Elle n’a plus d’existence politique, ni sur le plan international ni sur le plan domestique. La partie russe est opprimée et sans voix ; la partie austro-hongroise est beaucoup mieux traitée, et une poignée de députés la représentent à Vienne, mais sans influence notable ; enfin, dans la partie prussienne, les enfants polonais qui voudraient parler leur langue se trouvent privés d’instruction publique, la Prusse ayant décrété que l’enseignement primaire ne se ferait plus qu’en allemand. Chacune des trois puissances s’efforce d’empêcher que « ses » Polonais établissent des contacts avec leurs frères des pays voisins. Seul, un certain patriotisme sentimental, à la fois exalté et résigné, lie encore les vingt millions de Polonais des trois régions et ceux de l’émigration, mais il ne suffit pas à inspirer et diriger une action politique commune, surtout lorsqu’il s’agit de regagner l’indépendance non point contre une puissance mais contre trois ! Personne ne parle plus au nom de la Pologne, et l’opinion mondiale, depuis longtemps, a cessé de s’intéresser à une cause qui paraît sans espoir.
C’est sur cette opinion d’abord que Retinger estime qu’il faut agir. À la faveur du libéralisme de la Double Monarchie, un Conseil national [p. 24] polonais vient d’être fondé par un groupe de patriotes résidant en Galicie. Il offre au jeune publiciste de 23 ans de le représenter à Londres et d’y organiser un Bureau de propagande. La principale activité de ce modeste organisme sera d’essayer d’attirer l’attention de la presse et de l’opinion sur l’existence d’un problème polonais. Retinger obtient l’appui de quelques riches Anglais d’origine polonaise et du fameux ethnographe Malinowski. Il publie un pamphlet intitulé La Pologne et la Prusse, dans lequel il attaque les récentes lois scolaires antipolonaises. Il fournit aux rédactions des nouvelles, des échos, des articles sur tout ce qui touche à la Pologne. Il fait circuler des pétitions et des protestations signées par des dizaines de milliers d’enfants polonais. Bref il réussit en deux ou trois ans à sensibiliser quelque peu l’opinion britannique relativement à la Pologne, préparant ainsi les voies d’une action beaucoup plus importante, que la guerre de 1914 va rendre possible.
Amitié avec Joseph Conrad
Au cours de ces mêmes années, Retinger s’était lié intimement avec Joseph Conrad, qu’il avait rencontré dès 1909. Originaire lui aussi de Cracovie, où il avait fait ses premières études dans le même lycée que Retinger, mais vingt ans plus tôt, Conrad avait déjà derrière lui, à cette époque, toute sa carrière d’officier de la marine marchande. Il avait publié Lord Jim, et il commençait à connaître un modeste succès d’écrivain dans son pays d’adoption. Retinger et sa femme furent durant ces années, les seuls Polonais à fréquenter sa maison, et à lui parler de sa patrie.
Un soir, Conrad, songeant à ses difficultés financières, eut soudain l’idée d’écrire une pièce de théâtre avec Retinger. Le sujet fut aussitôt choisi : c’était celui de Nostromo, roman de Conrad qui se passe en Amérique latine. La pièce fut commencée cette nuit même, dans la plus grande excitation, et les deux amis y travaillèrent chaque week-end pendant plusieurs mois. Ils avaient décidé de l’écrire en français, langue de théâtre par excellence, aux yeux de Conrad. Le manuscrit, non terminé, fut déposé plus tard en Suisse, chez un ami, et Retinger note simplement dans son livre sur Conrad : « Je n’ai pas revu cet ami depuis la guerre (de 14-18) et je ne puis retrouver son adresse. » (Lira-t-il peut-être ces lignes ? Elles lui apprendraient qu’il se trouve détenir l’un des inédits les plus curieux de notre temps.)
En juillet 1914, Madame Retinger, qui séjournait en Pologne russe, invita les Conrad et leurs deux fils à passer l’été dans la propriété de sa famille. Accompagnés de Joseph, les Conrad quittent l’Angleterre le 29 juillet, traversent Berlin le 31, regardés de travers par les passants [p. 25] qui les entendent parler anglais, et arrivent à Cracovie le 1er août, tandis que l’Autriche mobilise. Dîner au Grand Hôtel, et la petite troupe, en dépit des fatigues du voyage, repart dans la nuit, sous la lune, pour un pèlerinage aux monuments sacrés de l’ancienne capitale royale. Dans la vieille forteresse de Wawel, dominant la cité, ils iront s’agenouiller au pied du sombre crucifix de la Reine Jadwiga, « sur le sol le plus mémorable de la Pologne ». Conrad a retrouvé sa terre après quarante années d’exil. Il ne dira qu’une phrase au terme de cette nuit-là : « Cher Joseph, c’est un grand bonheur d’avoir enfin pu venir ici et montrer à ma femme et à mes fils qu’il y a quelque chose derrière moi. »
« Et moi », note ici Retinger, dans une des très rares parenthèses intimes de ses souvenirs « je pensais en moi-même : que vais-je faire ? toujours lié à mon pays et avec tant de possibilités s’offrant à moi à l’étranger ? »
Tel fut ce retour au passé, le jour même où éclatait une guerre « qui cachait dans son sein la réalisation des rêves toujours frustrés de nos pères, la venue prochaine de la liberté de notre pays ».
Aventures à travers l’Europe en guerre
Impossible de rentrer tous en groupe à Londres, à travers tant de frontières fermées. Retinger installe les Conrad et sa femme dans une station de montagne, Zakopane, et décide de tenter sa chance, seul.
Il se rend d’abord à Lemberg, où les leaders des Polonais de Galicie se sont réunis clandestinement. L’archevêque Bilczewski et les chefs des partis politiques lui demandent de gagner au plus vite la France et l’Angleterre, pour y représenter la cause de l’indépendance polonaise « sans aucun esprit de parti et avec toute la hardiesse dont il sera capable ». On lui remet des documents signés par une vingtaine de hautes personnalités qui lui donnent pouvoir de traiter en leur nom avec les ministères des Affaires étrangères des pays alliés. Voilà donc Retinger chargé d’une mission politique de première importance pour sa patrie. Mais cette mission, il devra l’accomplir en passant d’abord chez l’ennemi. Problème urgent : comment quitter l’Autriche en guerre, avec un passeport autrichien ?
L’archevêque le recommande au chef de la police de Lemberg, qui est Polonais. Celui-ci le reçoit fort aimablement, et lui indique que la seule personne capable de lui donner un sauf-conduit pour se rendre à Vienne est le général Hoffmann, commandant la région de Lemberg. Il ajoute que la préfecture de police est reliée par fil direct au quartier général, et là-dessus quitte le bureau sous un prétexte quelconque. Retinger, laissé seul devant le téléphone, a compris. Il décroche l’appareil [p. 26] et demande à parler au Général. Il explique brièvement qu’il lui faut un visa. « Venez me voir tout de suite », dit le Général. En chemin, Retinger imagine un stratagème qu’il aura l’occasion d’utiliser à plusieurs reprises. Il s’adresse au Général non pas en allemand ni en polonais, mais en français, et lui dit hardiment qu’il veut aller en France. Interrogé sur son identité, ses qualités, Joseph se contente de montrer du doigt le nom inscrit sur son passeport. Le général, convaincu par ce geste que « Retinger » n’est pas le vrai nom de son interlocuteur, et que celui-ci doit être chargé d’une mission importante, puisqu’il a pu se servir de la ligne directe du préfet de police, lui donne alors le permis nécessaire pour se rendre à Vienne, où le ministère de la Guerre lui accordera un visa de sortie. Le permis porte le numéro un, « ce qui me remplit d’une fierté puérile », note Retinger.
Il arrive à Vienne au matin d’un voyage épuisant qui lui a pris trois jours au lieu des douze heures habituelles, et se rend aussitôt au ministère, où il demande à voir le chef de l’état-major général. On le regarde avec stupéfaction, et on le fait attendre dans un corridor, sous la garde de deux soldats. Les heures passent, personne ne vient, et il commence à craindre qu’on l’arrête et qu’on le fouille : il a dans sa poche le document qui démontrerait la déloyauté envers l’Autriche de ses vingt signataires. À la fin de l’après-midi, il décide de se fâcher et se met à injurier ses deux gardes, exigeant d’être reçu immédiatement. Cet éclat réussit. On l’introduit chez un colonel, et la scène de Lemberg se reproduit. Retinger déclare en français qu’il lui faut un visa pour la France, et que son nom est là, sur le passeport… Après beaucoup d’hésitations, le Colonel se résout à signer un papier autorisant son porteur à se rendre en Suisse. C’est un premier résultat, mais Retinger veut davantage. Il donne à son taxi l’adresse de l’ambassade d’Allemagne. C’est l’heure du dîner. Retinger insiste auprès d’un secrétaire pour parler à l’ambassadeur en personne. D’autres fonctionnaires, de plus haut rang, viennent voir l’un après l’autre de quoi il s’agit. Pendant qu’ils discutent vivement en français, un petit homme d’une soixantaine d’années apparaît et demande à Retinger pourquoi il veut absolument aller en France. « J’ai certains devoirs à accomplir là-bas. — Qui êtes-vous ? — Vous pouvez voir mon nom sur ce passeport. — Que ferez-vous en France ? — Ce que mon devoir me dictera. — Vous savez que je suis le comte Tchirsky, vous pouvez donc vous confier à moi. — Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur l’ambassadeur, je n’y suis pas autorisé. » « Notre conversation se poursuivit ainsi pendant quelques minutes, note encore Retinger, puis l’ambassadeur me regarda profondément dans les yeux et signa mon passeport. — Je vous souhaite bonne chance ! dit-il en guise d’adieu, à quoi je répondis que j’espérais la mériter. »
[p. 27] À la gare, une foule assiège les trains en partance. Retinger va droit au commandant militaire, brandit son « permis n° 1 », fait voir son passeport signé par le ministère de la Guerre et l’ambassadeur d’Allemagne, et demande qu’on lui réserve un sleeping jusqu’à la frontière suisse. Impressionné, le Commandant fait évacuer un compartiment pour Retinger, qui trois jours plus tard atteint sans encombres la Suisse.
À Berne, l’ambassadeur de France après avoir écouté son récit lui accorde sans difficulté le visa demandé. Néanmoins, à la frontière française, un jeune commissaire spécial de police lui refuse l’entrée. Longue discussion, le ton monte, et le commissaire s’écrie : « Si vous dites encore un mot, je vous coffre ! » Joseph pense en un éclair : « S’il me coffre, je resterai donc en France, et je pourrai me faire libérer. » Il dit : merde ! et se voit arrêté sur le champ.
De la prison de Pontarlier, il écrit au comte Zamoyski, qui a de grandes relations parisiennes. Trois jours plus tard, le voilà libéré. Sitôt à Paris, il court chez Philippe Berthelot, secrétaire général des Affaires étrangères, qui lui signe une autorisation de quitter la France, et sur la foi de ce document, il obtient un visa britannique. Il revoit ses amis parisiens, raconte partout son aventure — comme en témoigne le Journal de Gide des 26 et 28 août 1914 — et se fait recevoir par plusieurs ministres auxquels il expose sa mission et ses plans. Mais c’est en Angleterre qu’il a décidé d’établir sa base d’opérations. Pendant qu’il attend le train pour Londres, à la gare Saint-Lazare, vers 3 h du matin, un autre jeune « amateur de sûreté nationale » vient l’interroger, et en dépit du sauf-conduit et du visa, le remet à la police, qui l’enferme à la Conciergerie. Il se réveille dans une cellule en compagnie d’un vieux Suisse qui ne sait pas non plus pourquoi on l’a mis là. Le soir même — il a réussi à faire passer un message téléphonique au Quai d’Orsay — Philippe Berthelot se présente en personne à la prison, accompagné de Misia Sert, fait libérer Joseph, et l’emmène dîner chez La Pérouse.
Peu de jours plus tard, on lui remet enfin un passeport diplomatique signé par le ministre des Affaires étrangères et rédigé au nom du Dr Joseph Retinger, de nationalité polonaise. « C’était, je crois, la première fois depuis plus d’un siècle qu’un gouvernement reconnaissait ainsi la nationalité polonaise », remarque-t-il non sans fierté.
Pour la Pologne : succès et revers
Enfin de retour à Londres, Retinger se donne pour mission : 1° de pénétrer dans les cercles intimes du gouvernement, pour les influencer en faveur d’une Pologne libre, et 2° de secourir les Polonais internés et d’obtenir qu’ils soient considérés comme Polonais, non plus comme [p. 28] Allemands ou Autrichiens. (Seuls, les originaires de la partie russe restent libres de circuler chez les Alliés.)
Pour atteindre ces deux objectifs, Retinger ne dispose ni des fonds nécessaires, ni de l’appui d’une machine politique, ni même de l’aide de ses compatriotes en Angleterre, généralement pauvres et non organisés. Seul, apatride, sans expérience (à 26 ans !) il n’a que son ardeur sincère et totalement désintéressée, son sens des contacts humains, et ce flair très particulier qui lui fera toujours deviner quels sont les hommes qui vont l’aider et les milieux ignorés du public où résident les pouvoirs réels. Il a aussi le salon de Lady Cunard, dont il redevient l’un des habitués, et l’amitié de quelques grandes dames qui lui permettront de rencontrer les hommes d’État et diplomates qu’il s’agit de gagner à la cause. Une invitation à déjeuner à Downing Street, chez Mr. Asquith, va marquer le début d’une amitié réelle avec le Premier ministre, chez lequel il aura désormais ses entrées. Il obtient en quelques semaines la libération de plusieurs centaines de Polonais internés, dont il a dressé la liste. Mais le plus difficile reste à faire : persuader les dirigeants anglais, étrangement ignorants des réalités de l’Est, que le fait polonais peut revêtir une certaine importance politique, voire militaire, dans la poursuite de la guerre. Le grand argument que Retinger va faire valoir est que deux millions de Polonais sont actuellement en uniforme, dans trois armées belligérantes, et qu’au surplus, les descendants d’immigrés polonais sont plus de cinq millions en Amérique. Le rappel constant de ces chiffres fait plus en quelques semaines que toute la propagande du Bureau qu’il a dirigé pendant trois ans. Dès ce moment, la Pologne redevient un facteur stratégique et politique sur le plan international.
En novembre 1914, Asquith charge Retinger d’une mission aux États-Unis : il s’agit de voir jusqu’à quel point les Polonais d’Amérique sont prêts à prendre fait et cause pour les Alliés, si ceux-ci garantissent la libération de la Pologne. De cette mission qui, selon lui, échoua complètement, Retinger tire des leçons décisives pour la suite de sa carrière. Il est intéressant de relever les motifs qu’il donne lui-même de son échec, car il ne les oubliera pas et prendra le plus grand soin de les éliminer lorsqu’il lancera plus tard sa campagne européenne : — un certain manque de préparation détaillée, tant pratique qu’idéologique, une connaissance insuffisante du pays et de ses mœurs politiques, trop peu d’attention donnée à la variété des forces animant la vie publique : partis, confessions religieuses, syndicats, pressure groups, etc. Mais surtout, écrit-il : « Je n’avais pas encore bien vu que la question n’était pas seulement d’avoir de bonnes idées, mais que ces idées devaient être implantées dans un milieu donné, et qu’il s’agissait de trouver ou de former une équipe de collaborateurs, sans quoi l’on ne peut rien faire dans un pays démocratique. Je croyais que du seul fait [p. 29] que je luttais honnêtement pour de bons principes, tout le monde allait les accepter de même. Je ne comprenais pas comment la vie politique et les nécessités économiques interfèrent avec les principes et l’idéologie. Je ne voyais pas les gens qu’il fallait, ou si je les voyais, je ne m’exprimais pas comme il fallait. Aujourd’hui, j’estime que ce fut une chance pour moi de recevoir une telle leçon au début de mon activité internationale. »
Sitôt de retour en Europe, Retinger reprend — et non sans succès semble-t-il — son action personnelle auprès des gouvernements anglais et français, attachant à la cause polonaise plusieurs ministres importants, quelques magnats de la presse, et les leaders de divers partis.
Il fait paraître deux ouvrages sur La Pologne et l’équilibre européen (1916) et sur L’Avenir économique de la Pologne (1917). Son Petit Manuel de la politique anglaise, publié à Paris sans nom d’auteur mais préfacé par Stephen Pichon (plusieurs fois ministre des Affaires étrangères) atteint rapidement un tirage de 250 000 exemplaires, sensationnel pour l’époque. (Clemenceau lui-même lui consacre un article.)
Négociations secrètes avec l’Autriche
À Paris, il a retrouvé Boni de Castellane. Ce grand dandy de la Belle Époque ne manque pas d’idées politiques originales. Il propose à Retinger de participer à des négociations secrètes en vue d’une paix séparée avec l’Autriche. Le gouvernement de Vienne a créé une Légion polonaise, commandée par Pilsudski. Dans ses conversations avec Joseph Conrad, Retinger a souvent évoqué le rêve d’une Pologne autonome qui se joindrait, comme « troisième Monarchie », à l’Empire austro-hongrois. Enfin, l’Autriche, puissance catholique et multinationale, pourrait servir de rempart à l’Europe contre l’expansion russe. Pour ces raisons patriotiques et politiques, et par goût de l’aventure sans doute, Retinger accepte d’entrer dans le grand dessein de Boni. Il obtient des encouragements verbaux de Clemenceau et d’Asquith qui l’autorisent à explorer les chances d’une paix séparée, mais à ses risques et périls. Lord Northcliffe, le fameux propriétaire du Times, se laisse convaincre à son tour et fournit certains appuis. Le Prince Sixte de Bourbon-Parme, la comtesse de Montebello et Boni, liés à divers titres à l’empereur et aux familles influentes de la Double-Monarchie, lui ménagent les contacts nécessaires de ce côté. Après d’assez nombreux voyages clandestins — dont l’un le conduit jusqu’en Autriche, un autre chez le comte Ledochowski, général des jésuites, qu’il rencontre au château de Zizzers, près de Zurich — Retinger aboutit à la conclusion qu’en dépit de ce que souhaitent Charles, l’Impératrice Zita et leur entourage, la pénétration allemande dans l’administration austro-hongroise est déjà trop profonde pour qu’une paix séparée ait [p. 30] des chances de se conclure. Le projet sera donc abandonné, et Clemenceau plus tard pourra nier effrontément, devant la Chambre française, qu’il l’ait jamais autorisé ni même connu…
Retinger se demande, dans ses notes, si le rôle qu’il joua dans l’affaire fut aussi important qu’il lui apparaissait alors. Et il ajoute, d’une manière bien typique, qu’il a négligé par la suite de le vérifier, n’étant plus suffisamment intéressé. Il semble considérer cette aventure comme un simple exercice dans son apprentissage des réalités européennes.
Exil en Espagne
Cependant, ces activités d’agent politique privé ne sauraient plaire à tout le monde. Les ambassadeurs russes à Paris et à Londres lui créent de constantes difficultés. Georges Mandel, qui est l’homme de Clemenceau, répand sur lui des bruits fâcheux. Lord Northcliffe, « qui avait des raisons personnelles de le détester » (raisons que Retinger nous laisse ignorer) a cessé de le soutenir. « Il veut votre peau », lui dit Philippe Berthelot. Mais sûr de lui et de son bon droit, Retinger néglige tous ces avertissements. Jusqu’à ce jour d’octobre 1917 où il se voit convoqué par le ministre de l’Intérieur. Je cite les notes : « Mr. Pams était sincèrement pro-polonais, et sincèrement amical avec moi, mais pas très courageux… Après beaucoup d’hésitations, et visiblement à son cœur défendant, il me dit : — Mon cher Joseph, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous. Je pense que vous feriez mieux de quitter la France. — Et pourquoi ? — Parce que vous y avez trop d’ennemis, et que si vous ne partez pas de votre propre gré, je me verrai contraint de vous expulser… Jeune et arrogant comme j’étais, ma rage éclata et je dis : — Voulez-vous faire venir votre chef de cabinet. Lorsqu’il fut là, je le priai de consulter un horaire et de m’indiquer l’heure du premier train quittant la France. (Il était 11 h du matin.) — Il y a un train à 16 h pour l’Espagne. — Très bien, je m’en irai à 16 h… Je téléphonai à quelques amis pour annoncer mon départ, et à la Gare de Lyon j’eus le plaisir d’être salué par les marquis de Castellane, de Dampierre, de Chambrun, Anatole de Monzie, un général, et mon ancien tuteur, le comte Zamoyski. Puis le train partit. »
Retinger se voyait donc banni de tous les pays alliés, cependant qu’Allemands et Autrichiens avaient mis sa tête à prix. Dans la hâte de son départ, il n’avait pris sur lui que peu d’argent, comptant faire venir par la suite les fonds qu’il possédait en France. Mais le gouvernement interdit tout transfert, et Retinger passa les neuf mois suivant à Fuentarabbia et à Barcelone dans la misère la plus totale, affamé et souvent sans toit. Il dut vendre tout ce qu’il avait emporté dans sa valise, jusqu’à ses mouchoirs. Un jour à Barcelone, près de mourir de [p. 31] faim, il ne fut sauvé que par une grève générale : l’auberge où il gîtait distribuait des repas gratuits aux grévistes. De Paris et de Londres, peu de réponses à ses appels. Impressionnés par les rumeurs que les milieux officiels répandaient sur son compte, ses amis l’abandonnaient l’un après l’autre. Harold Nicholson lui envoya des injures, Sir Thomas Lipton l’adresse d’un Cafeb de la Marina où il trouverait de belles femmes nues, et seul Joseph Conrad lui fit tenir quelque argent. Comme il souffrait d’insomnies et d’une mauvaise condition cardiaque, un médecin lui prescrivit un long voyage en mer. Non sans d’incroyables difficultés et intrigues ingénieuses, Retinger réussit enfin à obtenir à crédit un passage pour La Havane, sur un petit cargo en très mauvais état. Le capitaine du « Roger de Lluria » était un jeune peintre, le premier-maître un mathématicien, et le second-maître s’essayait à écrire, suivant l’exemple de Conrad. Ils semblaient peu versés dans l’art de naviguer : la traversée dura 31 jours, presque autant que celle de Colomb. Sur le pont, un hangar abritait 30 vaches, dont plusieurs furent mangées durant le voyage. (J.H.R. note qu’au cours d’une tempête, il eut la seule occasion de sa vie d’observer des vaches atteintes du mal de mer.) Il y avait aussi huit passagers, parmi lesquels un Mexicain qui allait devenir l’un des chefs politiques de son pays, Luis Negrete Morones.
Pourquoi ce voyage ? se demande-t-il dans ses notes, et il répond : parce qu’il pensait qu’un futur homme d’État se doit de connaître à fond une partie du monde telle que l’Amérique latine ; parce que le médecin lui avait conseillé la mer ; parce que l’aventure le tentait, mais aussi, et peut-être d’abord, parce que la femme qu’il aimait alors vivait aux États-Unis, et qu’il espérait bien trouver le moyen de passer du Mexique aux États-Unis. (On lui avait pris tous ses papiers, à sa sortie de France.)
Par son frère, professeur de chimie à Chicago, il s’était fait envoyer de l’argent à l’Hôtel Lafayette, à La Havane. Il lui restait 4 dollars en arrivant au port. Il prit un taxi, dit au chauffeur de lui faire voir tout ce qu’on pouvait voir de la ville pour 4 dollars, et descendit à l’hôtel sans un sou en poche. À la réception, on lui apprit qu’en effet une somme était venue à son adresse, mais que les règlements empêchant de la garder plus de 15 jours, on venait de la retourner à son expéditeur. Dès le lendemain, Retinger se procurait « l’un des deux jobs les plus étranges de sa vie » (il omet de dire ce que fut l’autre) : lecteur à haute voix dans une fabrique de cigares, où les ouvriers devaient travailler sans ouvrir la bouche ; d’où la nécessité de les distraire.
Au Mexique : nationalisation du pétrole
Quelques mois plus tard, nous retrouvons Retinger au Mexique, engagé par Luis Negrete Morones — qu’il a connu sur le cargo — [p. 32] dans les intrigues politiques et sociales d’une extrême violence qui devaient aboutir ultérieurement à la nationalisation des puits de pétrole exploités jusqu’alors par les Américains.
De 1919 à 1936, Retinger n’a pas fait moins de onze séjours dans ce pays, où seule la suite de hasards qu’on vient de voir l’avait conduit, mais dont la démesure naturelle et l’exubérance humaine l’ont aussitôt séduit. La situation du Mexique luttant pour son indépendance réelle contre le « colosse du Nord » s’identifia très vite pour lui avec celle de la Pologne luttant pour se libérer de la Russie. Les nombreux traits de caractère mexicain qu’il conte dans ses notes révèlent qu’il a vraiment aimé ce peuple, et qu’aux motifs fortuits et théoriques de son activité là-bas est venu s’ajouter, au cours des ans, un désir ardent et sincère de prêter main-forte à des amis. Si bien qu’arrivé en aventurier, il devait quitter le pays en bienfaiteur public. « De fait, écrit-il, lorsque je quittai le Mexique pour de bon en 1936, le président Calles donna un dîner pour moi, au cours duquel il déclara, pour mon intense satisfaction, que j’étais le seul étranger qui, de son vivant, soit venu au Mexique sans un sou et en reparte sans un sou. C’est à quoi j’avais dû leur confiance, et ils m’avaient consulté en bien des matières… »
L’histoire de la nationalisation du pétrole est trop complexe en soi — et les notes de notre ami sur ce sujet trop incomplètes, quoique abondantes — pour que l’on puisse la retracer ici. Qu’il suffise de rappeler qu’à cette époque, les compagnies étrangères, américaines surtout, possédaient 90 % du pétrole mexicain. Elles entretenaient parfois des armées de mercenaires indigènes et dominaient par le banditisme et la corruption dans plusieurs États, sur lesquels le gouvernement central n’avait plus aucun pouvoir. Cette exploitation du pays par l’étranger rapportait certes au gouvernement, en dividendes, un tiers de ses revenus annuels, mais le privait aussi de son indépendance, et ne cessait de provoquer des révolutions locales, grèves, meurtres et sauvages intrigues politiques. On comprend donc pourquoi, lorsque Retinger fut pour la première fois consulté par le gouvernement, il conseilla sans hésiter la seule mesure qui lui paraissait propre à éliminer les influences étrangères : nationaliser le pétrole. Il se reconnaît donc « partiellement responsable » de l’idée, tout en critiquant les tactiques employées par la suite pour la réaliser.
Au désert et en prison
De ces années mexicaines, deux épisodes sont rapportés avec quelque détail dans les Notes, et bien qu’ils perdent beaucoup de leur saveur à être résumés, je crois bon de ne pas les omettre dans cette esquisse biographique : ils donnent ses vraies couleurs à toute une période de [p. 33] la vie de ce « politicien privé » que nous avons vu débuter dans les salons, parmi les esthètes et les grandes dames.
Depuis son arrivée au Mexique, en 1919, Retinger avait passé plusieurs mois avec Luis Morones et le groupe d’amis dont il était le chef. Ils formaient une sorte de société secrète de jeunes patriotes, nommée simplement le Comité d’action. La première organisation syndicale du Mexique, le fameux CROM fut leur œuvre. Grâce à eux, J.H.R. avait pu étudier de très près les conditions du Mexique et entrer en contact avec le syndicalisme, alors à l’état naissant en Amérique latine. Cependant, il pensait toujours à gagner les USA. Il souhaitait aussi participer à la lutte qui opposait alors la Pologne libérée aux bolchéviques. N’ayant plus de passeport, il pria ses amis de lui faire passer la frontière en contrebande.
On le conduit donc en un point de la frontière où deux bandits, dont l’un borgne, le prennent en charge. Plusieurs heures de marche dans le désert. Souffrant de la soif, ils s’arrêtent à un petit ranch tenu par une vieille Indienne. Il y a là une jarre de lait de chèvre que recouvre une épaisse couche de poussière. La vieille retire sa chemise et se met à filtrer le lait dans l’étoffe crasseuse, et Retinger, en buvant, comprend soudain qu’il est devenu tout pareil à ces personnages de Conrad, dont il avait voulu, sept ans auparavant, faire les héros d’une pièce de théâtre… Ils parviennent enfin au bord du Rio Bravo. Là, les bandits déclarent qu’ils n’oseront pas aller jusqu’à San Antonio comme prévu. Ils exigent 30 dollars et disparaissent. Retinger fait un paquet de ses vêtements, le met sur sa tête et traverse le fleuve aux eaux basses. De l’autre côté, lui avait-on dit, une charrette l’attendrait sur la route pour le mener à San Antonio. Mais il lui faut traverser d’abord une étendue couverte de touffes de cactées. Ses vêtements sont en lambeaux, ses jambes en sang quand il atteint la route. Il ne voit pas de charrette, mais un agent de police. Il tente de lui expliquer, dans son mauvais espagnol, qu’il va voir un oncle malade dans un village voisin. L’agent lui jette un regard méprisant et lui fait signe de poursuivre sa route, ajoutant en excellent espagnol : « Un pauvre chien comme toi ne peut pas nous faire de mal ». Quelques kilomètres plus loin, la charrette apparaît. Mais au lieu de le conduire à San Antonio, où Morones devait le rejoindre, elle le ramène à la ville frontière de Laredo. En haillons, il se présente à la gare, offre à un agent de Pullmann le double du prix d’un sleeping, et se glisse dans son compartiment. Quatre heures plus tard le train part pour San Antonio, où notre vagabond finit par retrouver Morones, qui lui paie un costume neuf et un billet pour Washington. Une fois dans la capitale, Retinger va trouver son ami Felix Frankfurter, qui occupe un poste gouvernemental, et qui l’aidera à régulariser sa situation puis à recevoir un passeport polonais.
[p. 34] Je ne trouve rien dans les notes sur ce séjour aux USA, ni sur le voyage en Pologne qui s’ensuivit.
Un an plus tard, le général Obregon étant devenu président, les amis que Retinger compte dans son gouvernement le rappellent au Mexique. C’est alors seulement qu’il entreprend une activité politique proprement dite dans ce pays.
À la veille de Noël 1921, le président confie à Retinger qu’il est entré en possession d’un très volumineux dossier (5000 pièces originales ou photocopiées) qu’un membre de l’ambassade des USA a vendu depuis un an au gouvernement. Ces papiers révèlent toute la conspiration organisée par les compagnies américaines pour forcer le Mexique à accepter leurs conditions. Le président demande à Retinger d’élaborer un plan d’action. Après avoir étudié le dossier, Retinger suggère que le Mexique en communique la substance à Herbert Hoover, alors Secrétaire du Commerce et de l’Industrie, et réputé le plus honnête des ministres du président Harding. Hoover seul, selon lui, sera capable de négocier et d’imposer une solution pacifique du conflit, sauvegardant les droits du Mexique. Les voies diplomatiques ordinaires étant loin d’être sûres, Retinger propose d’aller lui-même informer Mr. Hoover.
Chargé de cette mission secrète par le président, il part pour Washington. À son passage à Saint-Louis, Missouri, il est arrêté et jeté en prison, sans pouvoir communiquer avec l’extérieur pendant une semaine, et sans motif allégué, ce qui est contraire à la loi. De Saint-Louis, on le transfère à la prison de Houston, Texas, puis à Laredo. Deux mois se passent avant qu’il puisse voir un juge fédéral. Celui-ci le déclare innocent, lui serre la main et le fait relâcher. Mais sitôt sorti du bureau du juge, dans le corridor, Retinger est de nouveau arrêté, sous l’inculpation cette fois-ci d’être une charge pour l’administration américaine. Il a beau déclarer qu’il est entré aux États-Unis avec 1500 dollars : comme la police les lui a pris en l’incarcérant, il ne peut prouver qu’il a de quoi vivre. Entre-temps, les amis de Mexico ont été alertés et cherchent à le faire libérer sous caution. Le juge exige 5000 dollars. Un émissaire de Mexico les apporte dès le lendemain. Le juge exige alors 10 000, puis le troisième jour 15 000 dollars. Il laisse même entendre qu’il est prêt à augmenter ses prétentions jusqu’à ce que les amis de Retinger ne puissent plus payer. Les intérêts pétroliers sont prêts à tout pour maintenir Retinger à l’écart, jusqu’à ce que leurs plans se réalisent. (Ils échoueront d’ailleurs.) Enfin, après un nouveau mois de cachot, Retinger est relâché sans un mot d’explication ni d’excuse, traverse la frontière toute proche et rentre au Mexique.
(Par la suite, le rapprochement entre le Mexique et l’Amérique officielle, auquel il a travaillé, sera réalisé à la faveur du changement d’administration [p. 35] à Washington et grâce aux efforts de l’ambassadeur Dwight Morrow, ami de J.H.R.)
Entre-deux-guerres
Sur les années 1922 à 1940, on ne trouve dans les notes que l’esquisse d’un long chapitre consacré aux chefs syndicalistes avec lesquels Retinger collabora durant toute cette période : de l’Américain Sam Gompers (« le plus grand de tous ») au Hollandais Edo Fimmen, en passant par les Anglais Ernie Bevin, Ben Smith, Ben Tillett, Jimmy Thomas, etc. De ces souvenirs personnels, jugements et anecdotes, on peut déduire que l’action propre de Retinger dans la vie syndicale fut conforme à sa vocation la plus constante : établir des relations internationales entre les organisations non officielles des différents pays et continents, et au besoin, secourir les victimes des persécutions politiques. C’est ainsi que Retinger organise le premier congrès des unions syndicales de l’Amérique latine, en 1924, et qu’il obtient des secours internationaux pour les victimes syndicalistes de la dictature de Pilsudski. Durant la Seconde Guerre, J.H.R. siégera au congrès international des syndicats, à la fois comme délégué du Mexique et comme délégué de la Pologne, cas unique.
D’autres documents que j’ai pu consulter mentionnent, durant ces mêmes années, une mission au Vatican, amenant un rapprochement entre le gouvernement mexicain et l’Église ; l’élection de J.H.R. au Conseil national socialiste de Pologne, bien qu’il ne soit pas membre du parti ; diverses démarches dans le cadre de l’Internationale socialiste ; enfin les premières manifestations de ce qui deviendra sa passion principale : l’union de l’Europe.
Nous avons vu déjà quelques-unes des sources de l’européisme de Retinger : son patriotisme polonais, son éducation européenne, et l’influence de Boni de Castellane, conjuguée d’ailleurs avec celle d’un ami anglais de Boni, Arthur Capel (mort en 1919), qui avait lancé avant 1914 l’idée d’une fédération régionale de l’Europe, en vue de l’établissement d’une paix mondiale. La pensée de Retinger sur ce sujet se précise au fur et à mesure de ses divers engagements dans la politique internationale, de 1916 à 1924.
En 1924, il tente pour la première fois, avec le parlementaire anglais E. D. Morel — dont il épousera bientôt la fille — de créer une organisation clandestine au service de l’unité européenne, en s’assurant d’abord l’appui d’hommes du format de Benedetto Croce, dans plusieurs pays. La mort de Morel, en 1925, met fin à cette tentative.
Puis, avec l’aide de quelques députés travaillistes, il dresse le plan d’une Encyclopédie qui démontrerait, à coup d’exemples et d’analyses [p. 36] économiques, l’opportunité d’une union de l’Europe. Mais Ernie Bevin, sollicité de prendre la direction de l’affaire, refuse, jugeant le projet « trop théorique ».
Enfin, peu avant la Seconde Guerre, Retinger se lie avec Sir Stafford et Lady Cripps, et tous les trois décident de faire revivre l’idée européenne. Sir Stafford commence même sur le sujet un livre qu’il ne pourra jamais terminer : il va devenir le Deputy Prime Minister du cabinet Churchill.
Durant toutes ces années, voyageant sans cesse entre le Mexique et la Pologne, séjournant beaucoup en Angleterre, il semble que J.H.R. ait vécu dans la misère, rançon de son extrême indépendance d’esprit et d’un désintéressement presque provocant… La guerre de 1939 va lui permettre enfin de sortir de cette période de bohème politique et d’accéder au niveau où l’histoire non seulement se prépare, mais se fait.
Aux côtés du général Sikorski
Trois divisions polonaises, 40 000 hommes, commandées par le général Sikorski, se sont battues en Alsace et en Norvège jusqu’au printemps de 1940. La division de Norvège vient de rentrer en France, pour se voir engloutie dans le chaos de la débâcle de juin. Anglais et Polonais de Londres ont perdu sa trace. Retinger demande un avion pour aller à la recherche de son chef.
Il connaît Sikorski depuis 1916. Mais il ne s’est lié avec lui que plus tard, en 1923, lorsque la Fédération syndicale internationale l’a dépêché auprès du général, alors président du Conseil, pour essayer de prévenir une campagne militaire que la Pologne semble prête à déclencher contre les Soviets. En 1939, Retinger qui, jusque-là, « n’a jamais servi ni un homme ni une organisation en aucune qualité officielle », a décidé de lier son sort à celui de Sikorski : il a confiance en son honnêteté absolue, en ses dons de chef, en son instinct politique. Le général est redevenu président du Conseil en exil. Retinger sera désormais son conseiller le plus intime.
L’avion militaire lourdement armé quitte le sol anglais le soir du 16 juin et atterrit à Bordeaux, où personne ne sait rien des Polonais. Dans la panique générale, Retinger finit par trouver une piste, qui le conduit dans une petite ville de la Gironde, envahie par les réfugiés. Il entre à la sous-préfecture sans s’annoncer, monte, pousse une porte, et se trouve devant le général, qui est seul. « Que venez-vous faire ici ? » « Je viens déjeuner avec vous, puis je vous emmène à Londres, j’ai un avion ». Le général accepte sous deux conditions : que son retour dans les 48 heures soit assuré, et qu’il puisse voir Churchill dès le lendemain. Ils arrivent le soir même à l’hôtel Dorchester.
[p. 37] L’évacuation des troupes polonaises arrangée avec Churchill, grâce à ce kidnapping du général en chef, commença deux jours plus tard. Aux 30 000 combattants ainsi récupérés s’ajoutèrent bientôt des volontaires venus de Pologne et d’Amérique, puis l’armée du général Anders, rentrée de Russie, si bien qu’à l’automne 1942, les forces polonaises en Angleterre totalisaient 150 000 hommes. Sikorski, attribuant à J.H.R. le mérite de l’évacuation de Bordeaux, décida de lui remettre la plus haute décoration polonaise, l’ordre Virtuti militari. « Je refusai, écrit J.H.R., l’un de mes rares complexes étant de détester les titres et décorations, et je n’en ai jamais accepté. »
Le traité polono-russe de 1941
Au début de juin 1941, Sir Stafford Cripps rentra de Moscou pour convaincre le gouvernement de l’imminence d’une attaque d’Hitler contre l’URSS. Les Polonais furent les premiers et presque les seuls à le croire. Retinger rédigea aussitôt un mémoire pour Eden, suggérant qu’un accord fût rapidement conclu entre la Pologne et l’URSS. Il y avait à ce moment près de deux millions de déportés polonais en Russie : il fallait les libérer, et permettre à beaucoup d’entre eux de reprendre la lutte dans l’armée de Sikorski. D’autre part, si l’URSS était attaquée, il importait que la Pologne, soutenue par les Anglais mais envahie par les Russes, ne devînt pas un obstacle à la conduite d’une guerre commune contre Hitler.
Partageant les idées de Retinger, le général Sikorski se trouvait prêt à intervenir quand la guerre hitléro-soviétique éclata. Dès le 23 juin, il prononçait à la radio un discours offrant aux Russes des négociations immédiates. Quelques jours plus tard, le Foreign Office appelait d’urgence Retinger et lui communiquait, de la part de Staline, une offre d’accord. Les négociations furent menées par Sikorski et Retinger du côté polonais, et par l’ambassadeur Maïski pour l’URSS, avec la constante collaboration de M. Eden. Sir Stafford Cripps intervenait directement auprès de Staline, quand on se trouvait dans une impasse.
Certains milieux polonais de Londres, et même le président de la République en exil, s’étaient violemment opposés à toute négociation avec l’ennemi héréditaire qui venait de trahir une fois de plus la Pologne. Cependant, soutenus par Churchill en personne, Sikorski et Retinger, se battant sur deux fronts, aboutirent à leurs fins.
Le 31 juillet, l’accord fut signé au Foreign Office, dans le bureau de M. Eden. À la surprise générale, Churchill fit son entrée au moment où les discours officiels allaient être échangés. Eden, Sikorski et Maïski ayant parlé, il se leva et dit d’une voix grave : « Ceci est un grand événement. Je suis convaincu que votre accord va mettre une fin pacifique [p. 38] et amicale à la querelle qui a duré trois-cents ans entre les Polonais et les Russes. Il représente un tournant décisif dans l’histoire d’une partie de l’Europe si importante pour le reste du monde. Je me sens honoré d’en être le témoin. » À ce moment, sa voix se brisa, écrit Retinger, « et pour la première fois, je le vis pleurer ».
De fait, le traité plaçait les relations polono-russes sur une base nouvelle : il reconnaissait le gouvernement polonais en exil, il dénonçait les accords Ribbentrop-Molotov concernant la Pologne, il rétablissait les relations diplomatiques, et surtout il libérait les deux millions de Polonais prisonniers et déportés en URSS.
Peu de jours après, l’ambassadeur polonais désigné n’ayant pu partir, Retinger fut chargé de représenter les intérêts de son pays à Moscou et de faire appliquer l’accord. Il partit en hydravion, via Arkhangelsk, et fut reçu à l’aérodrome de Moscou, au son de l’hymne polonais. Le protocole russe, Sir Stafford Cripps, et une foule de plusieurs milliers l’attendaient : les Russes avaient annoncé par radio la signature de l’accord, la libération des Polonais, et l’arrivée du plénipotentiaire de Sikorski.
Le lendemain, il eut la joie de rencontrer les premiers officiers polonais libérés, et tout d’abord le général Anders, marchant sur des béquilles, à cause des traitements qu’on lui avait fait subir à la prison de Loubianka.
Parachutage en Pologne occupée
Au matin du 4 juillet 1943, J.H.R. attendait à l’aérodrome de Swinton le général Sikorski rentrant d’une tournée d’inspection des troupes polonaises du Proche-Orient, quand on lui annonça que l’avion s’était écrasé à Gibraltar. Le général, ses compagnons et sa fille étaient morts.
Durant les mois qui suivirent, M. Mikolajczyk étant devenu Premier ministre, Retinger se convainquit peu à peu de la nécessité d’aller lui-même en Pologne occupée, pour y expliquer de vive voix la politique suivie par le gouvernement en exil, et pour se familiariser davantage avec l’état d’esprit de la résistance polonaise. Il finit par persuader le général Sir Colin Gubbins, chef du SOE2, de lui fournir les moyens nécessaires pour cette mission.
Pour des raisons de sécurité, Retinger fut d’abord caché dans une petite ville du Sud de l’Italie, près de Bari, où le SOE possédait une [p. 39] base importante. Il y passa onze semaines à attendre que la météo permette le départ pour la Pologne, n’ayant d’autre passe-temps que la lecture de Platon, dans la traduction de Jowett : c’était le seul livre sérieux de la place, où l’on ne trouvait que des romans policiers. Socrate lui permit ainsi de lutter contre l’ennui, mais aussi contre l’anxiété : c’était en effet par un saut en parachute qu’il devait pénétrer en Pologne, or il était de santé frêle, et avait toujours éprouvé une répugnance marquée pour les efforts physiques. Il avait donc refusé tout entraînement autre que théorique3 et ne se sentait guère soutenu que par l’idée qu’en faisant son premier saut à 58 ans, il allait devenir le plus vieux parachutiste du monde !
Le décollage eut lieu le soir du 3 avril 1944. L’avion passa sur Budapest illuminée (« with no nonsense about blackout, and most attractive », note J.H.R.), puis pénétra dans le ciel de Pologne au-dessus de Zakopane, station de montagne pleine de souvenirs de sa jeunesse. Lorsque les faibles lumières signalant à terre la présence du « comité de réception » furent repérées, la trappe s’ouvrit dans le plancher de l’appareil qui se mit à tourner en cercle. Des ballots de vivres et d’armes furent jetés d’abord, puis Retinger s’approcha du trou. Un sergent le retint brusquement par le bras en hurlant qu’il allait tomber avant le signal, et une discussion violente s’en suivit, « qui m’empêcha de penser au saut et d’avoir cette sensation horrible de trac au creux de l’estomac ». Signal, saut, manipulations conformes aux instructions, et atterrissage au milieu d’un cercle d’une cinquantaine de jeunes gens de l’Armée secrète, vêtus de longs manteaux en peaux de mouton. Retinger et un autre Polonais de Londres, le jeune lieutenant Celt, qui l’accompagnait, passèrent le reste de la nuit dans une maison de campagne, fêtés et questionnés avec avidité sur tout ce qui se passait « là-bas ».
En dépit de toutes les précautions qui avaient été prises à Londres et en Italie, la présence de Retinger à Varsovie semble avoir été connue des nazis quelques heures après son arrivée, mais il l’ignorait alors, et de fait, durant les trois mois que dura sa mission, il ne fut jamais découvert. Le sens inné de la conspiration dans un peuple opprimé depuis plusieurs générations, et l’extraordinaire discipline des militants de la Résistance, réussirent à le sauver de tous les mauvais pas où l’imprudence (non moins traditionnelle) des Polonais put l’engager. Bien persuadé que personne ne savait rien de sa venue, sauf quelques chefs clandestins, il se mit à fréquenter dès les premiers jours les cafés de la capitale qu’il avait connus autrefois. Dans l’un d’eux, après avoir commandé une vodka, il eut l’heureuse surprise de voir le vieux serveur lui apporter aussi un grand verre d’eau, en disant simplement, sans le [p. 40] regarder : « Comme d’habitude, docteur ». Mais dans un autre établissement où il dînait, près d’une table occupée par cinq ou six hommes, ce ne fut pas sans terreur qu’il entendit soudain l’un d’eux dire à haute voix : « Savez-vous la grande nouvelle ? Retinger est arrivé de Londres il y a trois jours ! » Deux officiers allemands, assis tout près, ne bronchèrent pas.
La mission se déroulait selon les plans. Les contacts avaient été pris dans la capitale et en province avec les responsables politiques et les chefs militaires — dont le fameux général Bor qui, de son petit appartement de Varsovie, où il vivait pauvrement, en civil, commandait en chef une armée d’un demi-million d’hommes, au nom du gouvernement de Londres. Et subitement, à la fin de mai, Retinger se vit privé de toute liberté de mouvements par un mal qui devait le laisser à demi infirme pour le reste de ses jours. Descendant d’un tram près de son domicile clandestin, il se sentit presque incapable de marcher. Trois jours plus tard, il était paralysé des jambes et des mains. Le médecin diagnostiqua une polynévrite — probablement consécutive au saut en parachute — et le fit hospitaliser dans une clinique privée. Il souffrait peu, et se mit aussitôt à recevoir tous ses « correspondants ». La Gestapo l’ayant appris, il fallut le transporter en toute hâte dans un autre établissement où personne ne pourrait aller le voir : on choisit un hôpital pour les pauvres atteints de maladies vénériennes. Horrifié par l’entourage, J.H.R. refusa pendant des jours de se laisser baigner ! Mais bientôt, il s’arrangea pour recevoir malgré tout des visiteurs.
Quand vint le moment de son retour à Londres, il était encore incapable de marcher. Il fallut le transporter comme un bagage dans un train archiplein, en partance pour Cracovie. Comme on ne trouvait pas de place pour le coucher, le jeune Celt, qui l’accompagnait avec un infirmier, alla trouver le chef de poste allemand et le pria de faire vider une banquette pour un pauvre vieil homme gravement malade. Le lendemain matin, le train stoppa un peu avant les quais de la gare de Cracovie, très loin de la sortie réservée aux Polonais. Effrayé à l’idée d’être transporté dans tous ces escaliers et passages sous-voie, Retinger enjoignit à son compagnon de prendre la sortie réservée aux Allemands, qui était toute proche. Celt l’ayant chargé sur son dos, ils passèrent tranquillement entre deux haies d’agents de la Gestapo, entourés de l’admiration générale des Polonais qui assistaient de loin à la scène. Une voiture les attendait devant la gare, et les emmena vers leur cachette. C’est à Londres seulement que Retinger « réalisa » que la Gestapo possédait alors sa photo et recherchait « un homme âgé paralysé des jambes »… Après deux journées de nouveaux déplacements très pénibles, en train puis en droschka, ils atteignirent un petit village où ils passèrent une semaine chez le curé. Le son des canons leur parvenait déjà, de [p. 41] très loin. Les Russes avançaient. Et un matin ils virent passer cinquante avions américains. Le dernier soir, un char de paysan vint les prendre. Deux hommes y avaient déjà pris place, et J.H.R. reconnut en l’un d’eux M. Arciszewski, le futur Premier ministre. Une escorte de l’armée secrète les entourait. On venait d’apprendre que les Allemands surveillaient la région depuis quelques jours, qu’un régiment de cavalerie était signalé, qu’un groupe d’aviateurs avait pris ses quartiers à deux kilomètres de là, et qu’un appareil de chasse s’était posé pour quelques minutes, l’après-midi même, sur la piste préparée pour l’avion anglais. Cependant, l’opération ne pouvait être retardée. L’avion anglais parut à l’heure prévue. Les passagers et les ballots de courrier furent chargés en quelques minutes, et les moteurs remis en marche. Mais les roues étaient bloquées dans la boue. Il fallut évacuer l’avion à deux reprises, creuser sous les roues, puis couper les freins. L’appareil ne put décoller qu’après une heure et vingt minutes d’efforts frénétiques, et trois faux départs. Malgré le bruit fracassant des moteurs emballés en pleine nuit, pas un Allemand ne s’était montré.
L’atterrissage en Italie du Sud réussit également par miracle, l’avion sans freins s’arrêtant au bout de la piste devant les ambulances qui attendaient. Mais au lieu de poursuivre son voyage vers Londres, avec ses compagnons, Retinger reçut une dépêche lui demandant de se rendre au Caire. Il repartit sans hésiter le jour même, et passa la nuit dans les baraquements de Benghazi. Le lendemain, après avoir survolé Tobrouk, où il avait passé une journée mémorable pendant le siège, lorsqu’il accompagnait Sikorski en route vers la Russie, il fut débarqué au Caire, où il apprit enfin le but de son voyage : M. Mikolajczyk, Premier ministre, passait par là, se rendant à Moscou, et voulait prendre connaissance de toute urgence de la situation en Pologne.
Fin des activités polonaises de J.H.R.
Dans une note biographique préparée par J.H.R. pour un homme d’État scandinave, je trouve ceci :
Après la guerre, je réussis à obtenir du gouverneur britannique quelques-unes des denrées et machines dont la Pologne manquait si cruellement. Le gouvernement anglais fit preuve d’une exceptionnelle générosité, les hommes responsables de ce don étant Sir Stafford Cripps, chancelier de l’Échiquier, et Mr. Hugh Dalton, président du Board of Trade. De la sorte, il me fut possible d’obtenir pour mon pays 15 kilomètres de ponts Bailey et Everall, un million et demi d’uniformes, un millier de tonnes d’ustensiles de cuisine, des machines-outils, etc., pour une somme totale d’environ 4 millions de livres. La générosité du gouvernement [p. 42] anglais fut telle qu’il paya même les frais de transport, tandis que d’autres dépenses (experts polonais) furent payées de ma poche. Il est intéressant de noter que ni le gouvernement britannique ni moi-même ne furent jamais remerciés par le gouvernement de Varsovie, et qu’après que j’eus remis les dons anglais et quitté le Pologne, mes collaborateurs furent mis en prison par ordre du gouvernement polonais.
Les notes pour les Mémoires précisent que M. Celt, le compagnon de J.H.R. dans sa mission parachutée, et son premier assistant durant toute l’affaire des dons anglais, fut retenu à terre, à l’aérodrome de Varsovie, au moment où Retinger montait dans l’avion qui devait les ramener tous deux à Londres, puis emprisonné. Retinger ne réussit à le faire libérer qu’en s’adressant directement à Molotov, avec lequel il avait entretenu de bons rapports durant sa mission à Moscou. Celt réussit à fuir plus tard en Autriche.
Pour l’Europe
La guerre finie, l’indépendance polonaise reconquise sur les Allemands mais presque aussitôt reperdue au profit des Russes, Retinger ne voyait plus ce qu’il pouvait faire pour son pays, dans le cadre de la politique nationale intérieure, et il jugeait inefficace toute action menée en exil pour modifier cette politique. L’ultime salut de la Pologne ne pouvait venir, à ses yeux, que d’une Europe organisée, et c’est vers ce grand but qu’il se tournera tout entier. Dès qu’il fut en mesure de marcher de nouveau (mais il lui fallut jusqu’au bout s’appuyer sur quelqu’un pour franchir une marche, ses jambes obéissant mal à sa volonté) il entreprit l’action européenne qu’il avait si longuement méditée et préparée.
Nous avons dit plus haut ses premières tentatives dans ce sens, avant 1939. Il faut rappeler maintenant une période peu connue, mais importante, de la préparation à ce qui allait devenir le Mouvement européen.
Dès 1941, à l’instigation de Retinger, le général Sikorski avait pris l’initiative de grouper périodiquement les ministres des Affaires étrangères des gouvernements en exil à Londres, pour discuter avec eux les perspectives d’une union de l’Europe après la guerre.
Sikorski et Benès allèrent jusqu’à conclure un accord prévoyant que la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Hongrie formeraient le noyau d’une fédération de l’Europe centrale, à laquelle pourraient adhérer l’Autriche, la Roumanie et les États baltes. Parmi les autres hommes d’État qui participèrent aux délibérations londoniennes : le comte Raczynski, Jan Masaryk, Hubert Ripka et M. Ninčic pour les pays [p. 43] de l’Est, et pour ceux de l’Ouest, MM. P.-H. Spaak, van Kleffens et Kerstens, Trygvie Lie, Bech, Aghnides, Dejean, et plus tard Massigli. Retinger note que l’idée du Benelux naquit au cours d’une de ces réunions. La mort accidentelle du général Sikorski mit fin aux entretiens en 19434, et Benès dénonça son accord avec les Polonais, après être allé à Moscou. Mais Retinger suivait son idée.
Le 8 mai 1946, il inaugura sa campagne par une conférence à Chatham House intitulée : A European Continent ? Quelques jours plus tard, à Bruxelles, avec M. Paul van Zeeland, il créait la Ligue européenne de coopération économique (d’abord nommée Ligue indépendante, dans l’idée de ne pas en exclure les USA). Bientôt, au prix de voyages incessants, dont chacun représentait pour lui une dure épreuve physique, J.H.R. créait des sections de la Ligue en Hollande avec P. Kerstens, en France avec Daniel Serruys, François-Poncet, Giscard d’Estaing et Michel Debré, en Italie avec La Malfa et E. Falck, en Angleterre avec Sir Harold Butler, Harold Macmillan, Peter Thorneycroft et Edward Beddington-Behrens, puis aux USA avec Averell Harriman et Adolf Berle. Mais à Prague, Masaryk refusa, crainte de Moscou. Et Molotov ne répondit pas à une lettre que l’ambassadeur Bogomolov lui avait transmise.
Dans le même temps, plusieurs autres mouvements s’étaient fondés. L’Union européenne des fédéralistes, dont la plupart des animateurs sortaient de la Résistance, regroupait dès 1946, autour d’un noyau suisse plus ancien, une vingtaine d’associations de militants de tous les pays victimes d’Hitler, mais aussi de l’Allemagne et de l’Italie. Parmi ses chefs : Brugmans, Marc, Silva, Voisin, Spinelli, Kogon, von Schenk, Miss Josephy, Adler. Les Nouvelles équipes internationales de Robert Bichet, et le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe d’André Philip, allaient tenter de faire pénétrer « l’idée européenne » dans les partis démo-chrétiens et sociaux-démocrates de France, d’Allemagne et d’Italie. Ces trois mouvements attiraient surtout les jeunes, de 18 à 40 ans. (L’UEF compta jusqu’à 100 000 membres inscrits vers 1949-1950.) Leur volonté proclamée d’action rapide et radicale les rendit vite suspects aux hommes politiques formés avant la guerre. Ceux qui admettaient la nécessité non d’une fédération réelle, mais de ce qu’ils appelaient pudiquement une « union plus étroite de nos pays », adhérèrent au United Europe Movement fondé par Churchill à la suite de son fameux discours de Zurich, et à sa contrepartie sur le continent : le Comité français pour l’Europe unie (René Courtin, Paul Reynaud), [p. 44] états-majors formés de personnalités influentes mais sans troupes. Enfin, le comte Coudenhove-Kalergi, retour d’exil, relançait son mouvement paneuropéen fondé en 1923 déjà, et créait une Union parlementaire européenne.
À Montreux, en septembre 1947, l’UEF convoqua son premier grand congrès. Nombre de délégués des autres mouvements y prirent part. Parmi eux, Duncan Sandys, gendre de Churchill, et Retinger. Au lendemain du discours d’introduction que j’avais prononcé, je me trouvai placé entre eux deux devant les micros d’une table ronde improvisée par les dirigeants de l’UEF. Ces derniers préconisaient la convocation d’états généraux de l’Europe à Versailles. Duncan Sandys préférait une action moins bruyante, étroitement rattachée au plan Marshall. Retinger se contenta d’émettre l’idée d’un congrès de l’Europe réuni sous les auspices du Comité de liaison des mouvements pour l’Europe unie, qui était en train de prendre corps. Aucune décision formelle ne fut annoncée ce jour-là. Cependant, la solution Retinger ne devait pas tarder à s’imposer, non point parce qu’il l’avait bien exposée — il parlait très mal en public, et aussi rarement que possible — mais parce qu’il entreprit sans perdre un jour les centaines de démarches nécessaires pour la faire aboutir en temps utile.
Quelques mois plus tard — en janvier ou février 1948 — il m’annonçait sa venue à Genève, et dès ce moment je fus en mesure d’observer de près sa technique. Il me demandait de le mettre en contact avec le professeur William Rappard. J’arrangeai l’entrevue dans un café. Retinger parla d’un congrès sur l’unité européenne, qui allait se tenir en mai. C’était peu clair, Rappard restait sceptique. Retinger lui offrit alors de présider la séance plénière sur les questions économiques, aux côtés de Winston Churchill, et de me donner sa réponse. M’ayant ainsi pris dans son jeu, il vint chez moi et me demanda de me charger de la partie culturelle du congrès. Sur ce qu’il faudrait faire, il avait peu d’idées, et celles qu’il exprima me parurent vagues ou fausses, d’ailleurs visiblement improvisées. Pouvais-je laisser les choses aller ainsi ? J’acceptai donc d’entrer dans la combinaison pour tenter d’y mettre un peu d’ordre. Retinger avait bien joué. Il sentait depuis Montreux que j’étais « engagé », non seulement par ma conférence à ce congrès, et par celle que j’avais donnée un an plus tôt aux Rencontres internationales, mais par mes écrits plus anciens sur « l’engagement de l’intellectuel », dont certains remontaient à 1932. Je me trouvais pris au mot, littéralement.
De février à fin avril, dans toutes les villes d’Europe où Retinger avait passé de son petit pas traînant, parfois au bras d’un secrétaire, souvent seul et s’aidant de sa canne, des « responsables » se mirent à l’œuvre, des comités se constituèrent, des rapports furent élaborés, [p. 45] des résolutions discutées avec passion par les divers mouvements, souvent antagonistes. Retinger évitait avec soin de prendre position dans leurs conflits de doctrine. Aux amateurs d’impasses théoriques, il se bornait à opposer de mystérieuses allusions aux conditions sine qua non de réussite du congrès, qu’il semblait le seul à contrôler, voire à connaître. Sa plus grande habileté, durant toute cette période, fut sans doute de donner l’impression qu’il était obligé de cacher son jeu, mais qu’il jouait en réalité au bénéfice de chacune des tendances avec lesquelles il négociait. Et en fin de compte, c’était vrai, car grâce à lui, chacune allait pouvoir tenter sa chance en dépit de toutes les exclusives lancées par des groupes extrémistes, et par les partis socialistes de France, d’Angleterre et de Belgique, qu’effrayait la stature de Churchill, président d’honneur du congrès. (Finalement, tous vinrent à La Haye, y compris les Allemands avec Adenauer, qu’on connaissait à peine à cette époque, et qui au surplus demeura dans sa chambre d’hôtel, suivant de près les travaux, sans y participer.)
Le Congrès de l’Europe, qui s’ouvrit à La Haye le 7 mai 1948 fut l’œuvre personnelle de Retinger, et peut-être le couronnement de sa carrière. Nous étions quelques-uns à savoir ce qu’avait été son action quotidienne, astucieuse, sage à longue échéance, dans la préparation de ce rassemblement de 800 Européens venus de vingt pays, parmi lesquels une vingtaine d’anciens et futurs présidents du Conseil, cinquante ministres, 250 parlementaires, des écrivains et philosophes tels que Bertrand Russell, Salvador de Madariaga, Étienne Gilson et Charles Morgan, des juristes et des économistes de premier plan, beaucoup de syndicalistes, quelques industriels, et les chefs de tous les mouvements pour l’Europe unie, fédérée ou confédérée. Ce ne fut pas un congrès comme les autres, puisqu’il en résulta tout simplement la mise en œuvre de l’union européenne. Tout ce qui s’est accompli dans cet ordre, depuis douze ans, a pris son départ à La Haye. Le Conseil de l’Europe, conçu par ce Congrès, naquit exactement neuf mois plus tard. Les principes directeurs d’un grand marché commun, axé sur la fusion des intérêts franco-germaniques, sont formulées dans la résolution économique de La Haye. Le programme politique, le programme culturel et éducatif, le programme social enfin, fixés dans leurs grandes lignes et parfois dans le détail par les commissions du Congrès, siégeant souvent des nuits entières, inspirent encore tous les « Européistes » : on n’a guère trouvé mieux depuis lors, et l’on ne cesse de retrouver ce qui avait été proposé dès cette date.
Mais plus étonnante encore que la réussite du Congrès de l’Europe fut la manière dont Retinger sut l’exploiter. Au cours des semaines qui suivent, il multiplie les démarches personnelles auprès des Premiers ministres et des présidents du parlement en Belgique, France, Grande-Bretagne, [p. 47] Hollande et Italie. Il transforme le Comité international des mouvements pour l’Europe unie en Mouvement européen et il en devient le secrétaire général. En cette qualité, il forme et conduit, avec Duncan Sandys, président du Mouvement, des délégations qui présentent les résolutions de La Haye aux gouvernements. Il obtient que la France défende le projet d’un Conseil de l’Europe devant les cinq puissances du Pacte de Bruxelles. Il élabore la procédure qui va conduire à l’adoption du projet en janvier 1949, au palais de Saint-James, à Londres, puis à la signature du traité instituant le Conseil de l’Europe, le 5 mai 1949. En neuf mois de travail fiévreux, de voyages continuels, d’interventions rapides et pressantes, toujours au bon moment et à la bonne adresse, sans perdre un jour et sans un seul discours, Retinger, on peut le dire, a forcé le destin, et vaincu l’inertie la plus lourde du monde : celle des gouvernements devant une idée neuve. Il ne fut pas seulement le père spirituel, mais l’accoucheur du Conseil de l’Europe.
Ce premier résultat spectaculaire ne saurait cependant le contenter. Grâce à lui, le Mouvement européen sera durant les trois ou quatre années suivantes non point l’avant-garde du fédéralisme, mais l’intermédiaire indispensable entre cette avant-garde et les pouvoirs, c’est-à-dire les gouvernements et parlements, les milieux politiques et financiers. C’est Retinger en étroite coopération avec Duncan Sandys, alors président du Mouvement européen, qui met sur pied les grands congrès politique de Bruxelles, économique de Westminster, social de Rome, et culturel de Lausanne. Grâce à eux, l’idée européenne progresse en profondeur autant qu’en extension dans les élites dirigeantes. Il est difficile de mesurer exactement l’efficacité de ce vaste effort de préparation du terrain, mais sans lui, les réalisations que nous connaissons aujourd’hui et que le grand public européen tient pour toutes naturelles, n’eussent probablement pas vu le jour.
Certes, ce n’est pas Westminster qui a créé techniquement la CECA, par exemple, ni Lausanne qui a créé le CEC ; ce que ces deux congrès ont créé en revanche, ce sont les conditions psychologiques et politiques qui ont permis la mise en place de ces institutions, et de bien d’autres. Je ne crois pas que Jean Monnet et Retinger ont jamais travaillé ensemble : leurs méthodes étaient trop différentes, et ne pouvaient être que complémentaires. Mais ce n’est pas sans raison que Retinger fut invité à assister à la signature par Jean Monnet et Duncan Sandys du traité d’association entre la CECA et la Grande-Bretagne. Et ce n’est pas sans raison qu’il se trouvait être, en 1960, le seul membre du Conseil du CEC qui en eût fait partie dès l’origine, et n’eût jamais manqué une seule de ses séances. En fait, il est certain que le CEC n’eût pas vu le jour sans les efforts tenaces de Retinger non seulement au sein du Mouvement européen, mais dès avant le congrès de La Haye.
[p. 48] J’ai dit plus haut comment il vint me chercher à Ferney, en février 1948, pour m’embarquer dans cette longue entreprise, et me persuader de tenter l’aventure. Lorsque plus tard, avec Raymond Silva, nous en vînmes à reconnaître la nécessité de créer à côté du CEC une Fondation européenne, c’est encore grâce à Retinger que l’idée réussit à prendre corps. Ses avis et ses interventions furent de loin les plus efficaces au cours des deux années de préparation qui devaient aboutir à la constitution d’un imposant Conseil de gouverneurs, couronné par la présidence du Prince Bernhard des Pays-Bas.
Dans la genèse de tant d’autres actions communes, fondées sur le principe du groupe complexe d’influences et de compétences, tels que la Commission des pays de l’Est (avec Harold Macmillan et Sir Edward Beddington-Behrens), la Campagne européenne de la jeunesse, puis le groupe de Bilderberg, le rôle de Retinger ne fut pas moins décisif, pas moins « instrumental », au sens anglais du mot, qui implique un élément créateur autant que réalisateur.
Quelques semaines avant sa mort, lors du dernier Conseil du CEC auquel il prit part — le 24 mars 1960 —, ce fut lui encore qui lança l’idée d’une nouvelle Conférence européenne de la culture, ayant pour mission d’établir le bilan d’une douzaine d’années d’activités à l’intérieur de nos pays, puis de faire face aux problèmes immenses que posent les relations entre l’Europe et le Monde. Lui qui d’ordinaire se bornait, dans les comités, à quelques interruptions d’une sagesse volontiers sarcastique, tandis qu’il se taisait absolument dans les congrès dont il était l’inspirateur, il nous frappa ce jour-là par une sorte d’éloquence pressante et sans apprêt, née du cœur et d’un besoin peut-être prémonitoire de réaffirmer les principes qui avaient conduit sa vie et qui devaient inspirer selon lui, toute notre action européenne. Il rappela le rôle décisif des idées, des doctrines, de la culture enfin, à l’origine de toutes les réalisations historiques, et de l’entreprise européenne en particulier. Il évoqua la mission particulière de la Suisse dans cette perspective : « L’idée culturelle européenne a sa résidence en Suisse. C’est un avantage pour les autres, mais aussi pour les Suisses ! » Puis, se tournant vers les membres suisses du Conseil, il ajouta : « Vous ne voulez pas faire de politique internationale, mais vous en avez fait avec la Croix-Rouge, et c’est une raison de fierté pour tous les Suisses. »
Le soir même, dînant seul avec nous, il se vantait en riant d’être devenu bavard dans les comités, et répétait qu’il se sentait beaucoup moins fatigué que d’habitude et prêt à reprendre la rédaction de ses Mémoires. Mais quand ma femme, à propos de projets que nous avions en commun, lui dit : « l’année prochaine », il répondit très vite comme on signale qu’on sera pris ce jour-là : « L’année prochaine, je serai mort » — et avec autorité, parla d’autre chose.
L’éminence grise
Son idée d’une Pologne indépendante me semble avoir préfiguré son idée d’une Europe unie. Dans les deux cas, il s’agissait peut-être moins d’un but en soi que d’une étape vers le plus grand Ensemble. Dans les deux cas, le problème consistait à créer de toutes pièces un capital d’Histoire, sans avoir d’autre mise initiale que l’Idée. Ni fonds ni meubles, ni régiments mobilisables, ni parti influent, ni grand mouvement social. Il fallait inventer les moyens de l’Idée. Et tout d’abord convaincre ceux qui pouvaient y aider.
Il avait publié plusieurs ouvrages, surtout aux débuts de sa carrière, mais Gide avait raison, il n’était pas un écrivain. Je ne connais pas d’articles de lui. Ses lettres n’étaient jamais que de quelques lignes dictées à la hâte. Il n’était pas non plus un orateur. Sa culture était vaste et variée. Chaque matin, réveillé dès 5 heures, il lisait de gros livres d’histoire, de politique, ou de philosophie religieuse. Mais son travail réel ne commençait qu’à l’heure où il pouvait se mettre à téléphoner et à fixer des rendez-vous. C’est alors qu’il entrait en action créatrice. Sa méthode était l’entretien, et de préférence seul à seul.
Certes, on le retrouvait partout où des hommes étaient réunis pour agir au nom d’une idée — l’indépendance polonaise et l’action syndicaliste aux débuts, l’union européenne ou la coopération atlantique, à la fin de sa vie. Les yeux non avertis ne le distinguaient pas, dans la cohue des Importants. Mais celui qui regardait les choses de près, s’apercevait bientôt que la grande idée dont on parlait était celle de ce petit homme sans apparence et silencieux ; que le groupe était réuni grâce à lui seul ; que son art avait été de mettre les intérêts personnels les plus variés, et même les vanités, au service de quelque chose qui dépassait inexplicablement la somme des valeurs rassemblées. Les objectifs du groupe n’étaient pas toujours clairs pour beaucoup de ceux qui en faisaient partie, mais les résultats finissaient par parler d’eux-mêmes.
Lors d’une réunion du groupe de Bilderberg, à l’heure du cocktail, je dis un jour à Bob Boothby, en lui montrant Retinger qui circulait d’un groupe à l’autre : « Je crois que j’ai trouvé le secret de sa méthode. Il s’assied seul à une petite table, commande une fine à l’eau, et l’idée lui vient de mettre ensemble un certain nombre de personnalités. À chacune, il explique que son idée est tellement importante qu’il vaut mieux ne pas en parler trop clairement. Puis il réunit tout son monde dans une belle salle, retourne s’asseoir à sa petite table, commande une fine à l’eau, et regarde ce qui va se passer. » Boothby répéta sur le champ l’histoire à Retinger, qui en fut ravi. Comme il le fut une autre fois, quand je lui demandai s’il était exact qu’il fût à la fois l’agent [p. 50] de l’IS, de la franc-maçonnerie et du Vatican, ainsi qu’on le chuchotait : il me pria de laisser entendre à qui voudrait que c’était vrai, mais incomplet !
Ce qui était vrai, en fait, et ce qui explique les attaques et les calomnies dont il fut trop souvent l’objet, c’était son désintéressement presque incroyable et sa totale absence d’ambitions personnelles. Beaucoup ne pouvaient simplement pas y croire, et le soupçonnaient de desseins tortueux, quand il ne faisait que suivre une idée simple et grande : celle de grouper nos forces et nos faiblesses, de manière à les faire servir, comme malgré elles, au bien commun. Sa franchise également paraissait incroyable : elle était si directe, et percutante, que ses victimes n’y voyaient qu’insolence, ou même manœuvre. Et il est vrai, aussi qu’il n’avait pas le physique ni les manières suaves du Grand Idéaliste selon les conventions. Ni grand, ni beau, ni blond, l’œil ironique, irascible, fumant à la chaîne, et d’une simplicité déconcertante, il mettait tout en place et s’effaçait. À l’heure de la distribution des prix, des remerciements et des hommages émus, on ne savait où le trouver. « Celui qui s’abaisse sera élevé », certes, mais pas dans ce monde-ci, qui ne pardonne pas la modestie si elle n’est pas feinte, et n’admire guère que ceux qui ont pris la peine de briguer ses applaudissements, selon les règles publicitaires. Il était l’exemple type d’une activité décisive, unissant toutes les qualités indispensables pour passer inaperçue aux yeux des historiens futurs. (Puisse le petit ouvrage que nous publions aujourd’hui mettre en garde les chroniqueurs contre une omission d’importance, et qui fausserait le tableau des vraies forces qui ont fait notre temps.)
Interrogé sur les derniers jours de notre ami, Jan Pomian, qui fut longtemps son plus proche collaborateur, m’écrit : « Il s’est confessé et il a reçu les derniers sacrements. Il avait certainement le sentiment d’avoir accompli sa tâche et d’avoir fait ce qu’il avait voulu faire (sauf d’écrire ses mémoires). Il n’avait plus de « responsabilités » depuis plusieurs mois, mais il ne cessait de faire des plans, des démarches et des interventions au sujet de différentes causes et entreprises qui lui tenaient à cœur. Sa santé se détériora très rapidement durant ses dernières semaines, mais cela n’eut pas d’effets perceptibles sur son humeur, ni sur l’intérêt qu’il portait aux hommes et aux problèmes, ni même sur les plans et les projets qu’il élabora jusqu’au dernier jour. »