La création d’un Centre européen d’enseignement postuniversitaire (juillet 1958)a
Le vrai problème
1. Partons de deux constatations de base :
a) Une « Université européenne » créée sur table rase, et conçue selon la formule classique, avec toutes ses facultés, son corps professoral et ses diplômes ne paraît ni souhaitable, ni sérieusement souhaitée.
b) Cependant, le double besoin se fait sentir d’une formation européenne générale pour les gradués de plusieurs disciplines spécialisées, et d’une formation technique, dans ces mêmes disciplines, poussée au-delà de ce que peuvent donner les écoles supérieures existantes en Europe.
La question envisagée dans ce rapport sera donc la suivante : comment répondre à ce double besoin ?
Car c’est bien lui qui constitue, à notre avis, la substance réelle des débats soulevés périodiquement depuis une bonne dizaine d’années, et récemment renouvelés, autour de l’idée d’une Université européenne, idée qui ne cesse d’être vague que pour devenir inquiétante aux yeux de beaucoup.
2. Éliminons d’abord toute espèce de risques de malentendus.
Il ne s’agit pas de former des techniciens de l’européisme en soi.
Il ne s’agit pas non plus d’enseigner telle discipline (la physique, les mathématiques ou la littérature) d’une manière qui serait plus spécifiquement « européenne » que l’ordinaire.
Enfin, il ne s’agit pas de former des juristes ou des économistes, par exemple, qui seraient dits « européens » parce qu’ils auraient étudié tous les droits en usage dans nos pays ou toutes nos économies : car ils ne deviendraient pas plus européens par cette simple addition d’informations nationales.
L’Europe n’a pas besoin non plus d’Européens synthétiques. Elle a besoin d’hommes qui soient aussi bien formés que possible dans une spécialité donnée mais qui, en même temps, prennent conscience de l’ensemble culturel et humain au sein duquel se développe cette spécialité, et dont elle se nourrit.
[p. 27] 3. Un enseignement supérieur donné au niveau européen devra donc répondre aux deux exigences suivantes, qui le définissent :
a) offrir à des gradués de certaines branches l’accès aux connaissances les plus avancées et les plus récentes dans leur domaine ;
b) offrir une sorte de Studium generale européen aux spécialistes avancés de ces mêmes branches — en partant de l’idée que le progrès scientifique dépend au moins autant de la culture générale du chercheur que de sa spécialisation exclusive, et sans perdre de vue la nécessité d’intégrer chaque discipline particulière dans une conception globale de notre société et de son évolution.
Nécessité d’instituts techniques
4. Les écoles supérieures existantes ont pour fonction d’enseigner les notions de base, d’informer sur l’ensemble des connaissances acquises dans telle branche, et surtout de donner des méthodes de travail. C’est plus tard et dans la pratique que le gradué assimilera les connaissances techniques nécessaires, le métier. Ces deux étapes de toute formation normale restent en dehors du champ délimité ci-dessus. Ce n’est qu’au niveau des recherches supérieures et d’avant-garde, si importantes pour maintenir l’Europe dans la compétition mondiale, que nous rencontrons la nécessité de formes d’enseignement nouvelles et d’une mise en commun de nos meilleures forces à l’échelle européenne.
En effet, les derniers développements de la physique nucléaire, par exemple, ne sauraient faire l’objet de cours réguliers dans les universités existantes. Ceux qui auront à en tirer parti (pour la recherche ou l’application) les assimileront au mieux par la fréquentation personnelle des maîtres, au cours d’entretiens privés, de libres discussions en séminaires, ou de groupes de recherches dirigées.
Des instituts européens spécialisés répondraient à cette nécessité. Ils offriraient ces occasions de prises de contact personnelles avec l’avant-garde d’une science, en réunissant pendant quelques semaines, par petits groupes, autour de savants de premier rang venus de nos divers pays, des gradués récents et des hommes déjà en possession de leur « métier ». Il s’agirait bien moins de cours magistraux que d’entretiens libres, répétons-le. Il s’agirait en somme d’une formule comparable à celle des « ateliers » de la Renaissance, formés autour d’un maître.
De tels instituts ou séminaires sont actuellement envisagés, en formation ou déjà formés, dans plusieurs domaines de la science et de la technologie. Leurs promoteurs ne manquent jamais d’insister sur la nécessité de réserver une large part à des problèmes de culture générale, [p. 28] pendant les semaines ou mois que comportent les travaux. C’est ainsi que le Séminaire européen pour ingénieurs, patronné par la FEANI et le CEC, et qui doit se tenir à Lausanne en 1959, consacrera un tiers du temps aux problèmes technologiques, deux tiers aux questions européennes : historiques, politiques, économiques, culturelles.
De même, l’Institut prévu par l’art. 9 du traité de l’Euratom ne se limiterait pas à un enseignement technique, mais y ajouterait un programme d’études européennes.
Inconvénients de la dispersion des instituts
5. Le besoin créera sans nul doute des instituts de ce genre. Mais ils naîtront d’initiatives dispersées. Ils auront à assurer chacun son propre financement. Et ils se fixeront en des points différents de l’Europe, selon les facilités offertes par telle ou telle ville.
Cette dispersion ne présenterait pas d’inconvénients majeurs, si les instituts restaient purement techniques. Mais comme ils prévoient tous — et fort heureusement — des cours généraux, il deviendra difficile ou impossible de recruter pour chacun d’eux des « professeurs visitants » de premier ordre. On se disputera les mêmes hommes. Beaucoup d’entre eux reculeront devant le risque de devenir des vagabonds professionnels de l’européisme, aux dépens de leurs recherches personnelles ou de leur enseignement régulier.
Inutile d’insister, au surplus, sur les frais accrus et la multiplication des efforts qu’entraînerait ce régime de dispersion.
Avantages d’un regroupement
6. La solution est évidente : en groupant en un même lieu les Instituts envisagés pour
— les ingénieurs,
— les spécialistes en sciences nucléaires,
— les spécialistes en automation,
— les historiens,
— la gestion d’entreprises,
on pourrait mettre en pool les enseignements généraux qu’ils prévoient. Les séminaires techniques restant distincts (à l’instar des facultés), les cours généraux sur l’Europe seraient communs pour tous les étudiants.
Le même personnel administratif pourrait également servir à tous les instituts, et certains moniteurs d’études pourraient s’occuper de deux ou plusieurs instituts, simultanément ou pour des sessions successives.
[p. 29] On aurait ainsi, pour moins de frais, une plus grande efficacité, et un staff permanent.
Ce staff permanent permettrait d’organiser, entre les sessions des différents instituts, ou parallèlement à l’une ou l’autre de ces sessions, des stages d’études européennes par professions, qui répondraient, eux aussi, à un besoin souvent exprimé en Europe.
Agriculteurs, jeunes patrons, syndicalistes, juristes, sociologues, pharmaciens, hygiénistes, etc., qui ont à faire face à des problèmes professionnels se posant à l’échelle européenne, trouveraient là le lieu de rencontre qu’ils cherchent, ainsi que l’appareil administratif et la documentation nécessaires pour des sessions d’études.
Conclusions
7. Il nous paraît donc que la solution la plus réaliste des problèmes qui ont conduit à évoquer l’idée d’une Université européenne devrait être envisagée de la manière suivante :
1° création de 4 ou 5 instituts d’études avancées (postuniversitaires), complétées par un enseignement général sur l’Europe ;
2° réunion de ces instituts en un seul Centre européen d’enseignement postuniversitaire ; mise en commun de leurs cours généraux d’une part, et de leurs services administratifs d’autre part ;
3° organisation par le staff permanent de ce Centre d’une série de stages d’études professionnelles.
8. Deux problèmes à discuter.
I. Un tel Centre devrait être ouvert en principe aux Européens de tous les pays membres de l’OECE. Le cas des Espagnols, Yougoslaves et Finlandais devrait être examiné à part. (Ils pourraient être admis comme auditeurs, par exemple.)
II. L’implantation du Centre devrait être étudiée en fonction des facilités matérielles (locaux, communications, climats, etc.), de l’équipement technique disponible (laboratoires, bibliothèques, sources de documentation) et du milieu culturel (langues, ressources artistiques, traditions et vie intellectuelle). Les considérations d’ordre politique, évidemment valables quand il s’agit de choisir une capitale administrative ou le siège d’un futur Pouvoir fédéral européen, ne devraient pas intervenir à l’occasion du choix d’un Centre d’enseignement postuniversitaire.
Genève, le 19 juin 1958.