C.J.B. l’Européen, 1891-1974 (printemps 1974)a
Lorsque j’avais demandé à Carl Burckhardt d’être, aux côtés de Robert Schuman et de Carlo Schmidt, l’un des présidents d’honneur du Centre européen de la culture, je savais qu’il accepterait parce qu’il était le plus européen de tous les Suisses, et qu’il ne pouvait l’ignorer.
Mais je savais aussi qu’il était le plus suisse de tous les grands écrivains de l’Europe.
Qu’il n’y ait pas une patrie suisse mais deux douzaines, point de grands centres ni de marché intellectuel, et surtout point de langue unique qui se soit imposée à ces patries, voilà qui paraît interdire la possibilité d’un écrivain qui mériterait d’être appelé suisse, comme Hölderlin fut sans conteste allemand, ou Leopardi italien, bien avant que l’Allemagne ou l’Italie n’aient tenté de réunir en un État-nation à la française toutes leurs cités, tous leurs pays. Pourtant je vois cette possibilité s’illustrer d’une manière exemplaire dans l’œuvre et la carrière de Carl J. Burckhardt. C’est qu’il fut l’un de ceux, très rares, dont la personne, le style, la formule créatrice résultent et se composent, précisément, de cette pluralité des données culturelles qui, moins forts, moins doués, les eût neutralisés.
Lointain cousin de l’historien de la Renaissance, je ne pense pas qu’il ait tenu de lui ce don de prévision de l’avenir européen dont tous les deux firent preuve dans leur Correspondance (voir les lettres à von Preen de l’aîné, les lettres à Hofmannsthal du cadet), mais plutôt qu’on pourrait l’attribuer à leur commune formation bâloise d’historiens scrupuleux mais imaginatifs, héritiers d’une longue tradition d’humanistes où se mêlent intimement esprit de la cité et cosmopolitisme, mais aussi germanisme et latinité, et qui rend plus sensible à l’oreille intérieure les arythmies annonciatrices d’accidents du cœur de l’Europe.
[p. 82] Peu de carrières ont connu tant d’alternances, de périodes d’action et de méditation. Tantôt prestigieux diplomate ou négociateur d’affaires brûlantes, tantôt écrivain et professeur, historien des grandes têtes politiques du passé ou acteur de l’histoire vivante comme dans le cyclone de Dantzig ; enfin mémorialiste d’événements qu’il a vécus et qu’il avait prévus, Carl J. Burckhardt a incarné le type d’homme goethéen qui ne peut séparer la pensée de l’action, ni la passion de la lucidité — bien plus, de l’homme qui se réalise en plénitude par le style même de sa pensée, de son action, de sa présence parmi nous.
Son expérience des hommes et de l’irrationnel qui conduit leurs affaires au pire a certes confirmé son pessimisme inné, sa profonde méfiance à l’endroit de ce qui vient et du « progrès » de notre monde moderne en général, mais son goût puissant de la vie et son sens du service de la cité n’ont cessé de le ramener aux grands postes publics, quand un appel pressant du pays l’y engageait.
Jeter des ponts, relier l’action à la pensée, concilier les cultures ou les grands intérêts, juger sans illusion mais servir avec force, en toute indépendance d’esprit, peut-on dire que ces traits composent une personnalité typiquement suisse ? Je constate qu’on les trouve réunis chez quelques-uns des hommes les mieux liés par toutes leurs fibres aux traditions civiques et culturelles des Suisses. Voilà qui suffira peut-être à justifier l’existence autonome de ce pays, dans une époque où l’homme complet devient un phénomène tellement plus important, tellement plus rare, tellement plus exemplaire pour l’humanité à venir que le champion qu’on adule aujourd’hui dans tous les ordres, du chef d’État au cycliste imbattable en passant par le grand physicien et le monstre sacré du cinéma, qui ne sont, après tout, que des spécialistes.
« C.J.B. », comme nous l’appelions, était un homme de stature imposante et d’autorité calme, assez magique, un conteur fascinant, un humoriste redoutable, un grand chasseur de chamois au Tyrol, et parfois de loup en Pologne, mais il était aussi le meilleur prosateur de son pays : il faut relire non seulement le monumental Richelieu de l’âge mûr, mais ce Voyage d’Asie Mineure, qui date de 1925 et qui est l’un des écrits les plus chargés d’affectivité contenue, les [p. 83] plus envoûtants, et par la qualité transfigurante du regard porté sur les êtres, non seulement les plus nobles mais chose plus rare, les plus ennoblissants de notre siècle.
Du prince en soi, archétypal, avant tous titres décernés, C.J.B. n’avait pas seulement la prestance, mais la simplicité et la maîtrise de soi, l’élocution aisée et sans éclat, les colères bien tenues en brides, l’énergie grande et en partie secrète. Trop passionné pour se montrer jamais sentimental, trop pessimiste pour moraliser, et avec trop de distance naturelle pour avoir à jouer la hauteur, affable mais non sans malice, et ce qu’il faut d’arbitraire dans les jugements, lucide avec mélancolie mais nul cynisme, plus de sensibilité aux êtres qu’aux idées, et aux situations qu’aux systèmes, d’où son sens politique intuitif et ses vues parfois prophétiques : C.J.B. ajoutait à la Suisse la dimension qui manque le plus à ce pays et que j’aime à nommer la dimension princière.