L’Europe s’inscrit dans les faits [Introduction] (novembre 1956)a
Si le fameux homme de la rue, passant devant notre porte et voyant les plaques dont elle s’orne, portant toutes l’adjectif « européen » en lettres d’or sur un fond vert, si cet homme s’avisait d’entrer et de nous demander à brûle-pourpoint : Qu’est-ce que l’Europe ? Pourquoi faut-il l’unir ? nous n’aurions pas une seule brochure à lui tendre sans hésiter pour répondre à son intérêt. Dans nos archives, sans doute, quelques centaines d’épaisses ou minces publications traitant de problèmes européens très généraux ou très particuliers ; cinq ou six gros ouvrages d’ensemble, quelques conférences éloquentes : rien qui puisse satisfaire notre homme. Nous savons assez bien ce qu’il voudrait : toutes les réponses en quelques pages. Quelque chose qui soit à la fois documenté et décanté, pressant et objectif, complet et bref. C’est trop demander, bien sûr. C’est peut-être impossible. Mais on ne fera pas l’Europe sans expliquer pourquoi. La passion militante n’y suffit pas. L’analyse scientifique non plus. Les gros livres ne sont pas lus, les pamphlets ne convainquent personne. Que peut-on faire ? Nous avons essayé de répondre par la copieuse brochure que l’on va lire.
Voici le fil conducteur de nos neuf brefs chapitres.
L’Europe présente une unité de base incontestable : un ensemble complexe mais cohérent de conduites morales et sociales, d’institutions politiques, de traditions et de créations communes. Sur cette base d’unité, l’union peut s’édifier. L’unité est un fait, l’union serait une action. L’existence de ce fait rend cette action possible. Premier point.
Mais il y a plus. L’unité de base elle-même sera bientôt perdue si nous n’édifions pas l’union. La crise de l’unité rend donc impérative cette union qu’on vient de voir possible. Sa nécessité est inscrite dans les faits. Il s’agit qu’elle s’inscrive maintenant dans les volontés.
[p. 2] Nos neuf chapitres condensent sous une forme maniable la matière d’un gros livre. Ils résultent d’un travail d’équipe poursuivi depuis plusieurs mois, et s’appuyant sur les recherches menées au CEC et ailleurs par divers groupes de savants, historiens et économistes.
Nous nous sommes proposés de résumer et d’ordonner les arguments militant pour l’union ; de discuter les objections courantes ; de rappeler les données objectives, les chiffres et les faits permettant de juger. Nous ne visions pas l’originalité, l’éloquence ou la propagande. Nous voulions présenter, dans le langage des faits, le dossier de l’Europe unie. Voici l’Europe, voici la crise, voici la solution : jugez.
L’ouvrage était tout près de sa mise au point finale lorsque la catastrophe « qui n’a de nom dans aucune langue » a fondu sur un peuple européen.
Fallait-il interrompre nos travaux ? Renvoyer leur publication à de meilleurs jours ?
Nous avons entendu l’appel suprême de la plus pure révolution de l’Histoire : le dimanche 4 novembre, sous le feu des canons russes, tandis que les troupes mongoles attaquaient le bâtiment de la dernière radio libre à Budapest, une voix forte cria : Nous mourons pour l’Europe ! Aidez-nous !
Nous n’avions rien entre les mains. La colère et la compassion, la honte au cœur, ce ne sont pas des armes. Ils appelaient notre Europe à l’aide. Elle ne pouvait répondre, elle n’avait pas de voix.
Nous apportons ceci, comme une très pauvre obole, mais aussi comme un témoignage, comme une exhortation à répondre à l’appel qui survit au martyre de Budapest.
Il faut absolument faire l’Europe, et tout de suite. Nous le devons à notre idéal tout autant qu’à nos intérêts, nous le devons à nos fils comme à nos pères, nous le devons avant tout, désormais, à nos frères asservis de l’Est, à tous ceux qui sont morts pour « l’Europe notre mère », comme le disait un de leurs derniers poèmes, récité dans les ruines de Budapest.