Aperçu historique des relations culturelles Europe-Russie (des débuts à la guerre de 1914) (décembre 1955)a b
L’ancienne Russie (de 862 à 1700)
Peut-on qualifier de « culturels » les premiers contacts de la Russie et de l’Europe ? Ils se produisent à partir du ixe siècle, quand les Slaves se voient simultanément conquis par des Scandinaves (les Varègues1) qui leur imposent leur premier État, et civilisés par Byzance, qui les christianise lentement. Rurik, Oleg et Igor, princes semi-légendaires de Novgorod puis de Kiev, ne sont en fait pas plus slaves que Charlemagne, un peu avant, n’était gaulois.
Les Scandinaves apportent une organisation politique étrangère au peuple ; Byzance, une culture et des formes religieuses hellénisées, plus l’idéal d’une Troisième Rome, idéal qui sera puissant jusqu’à nos jours, mais réservé à une élite (d’Église, de cour et de noblesse). Dès le début, l’État superpose à la réalité du peuple — indifférent et passif — ses structures dictatoriales et centralisées, tandis que le tsar (césar) estime, comme le déclarera Ivan le Terrible, qu’il doit « non seulement tenir les rênes du pouvoir mais sauver les âmes ».
À cette culture byzantine fondamentale, l’occupation mongole (1224-1320) ajoutera peu de choses : le costume, les mœurs fastueuses des chefs, quelques éléments folkloriques et musicaux… (Focillon parle à juste titre d’un « orientalisme de pays froid ».)
Dès le xiiie siècle, cependant, l’hostilité des Slaves envers l’Europe paraît plus forte que leur résistance à l’occupant asiatique : Alexandre Nevski, vassal des occupants tartares, mais vainqueur des chevaliers teutoniques, et préférant la domination des Khans à celle du pape de Rome, deviendra l’un des héros et des saints les plus populaires de la Russie.
Mais si les formes les plus hautes de la pensée et de la religion viennent de Byzance, elles ne se transposent guère qu’en ritualisme de plus en plus rigide et conservateur dans le peuple. (C’est le peuple qui s’opposera, avec les Vieux Croyants, et au nom du ritualisme antique, aux efforts « éclairés » et modernistes du patriarche [p. 4] Nikon, au xviie siècle : phénomène à certains égards inverse de celui de la Réforme en Occident.)
La rupture de plus en plus profonde entre l’Église orthodoxe et Rome correspond à l’absence à peu près complète de relations culturelles entre la Russie et l’Europe jusqu’à la fin du xviie siècle. Quelques échanges d’ambassades (Jean de Plan Carpin), quelques mariages de princesses russes à des souverains occidentaux, français ou danois, et les tentatives de Luther pour s’entendre avec les orthodoxes : c’est à peu près le bilan des « échanges » non commerciaux jusqu’à Pierre le Grand.
La Russie moderne (de Pierre le Grand à Alexandre Ier)
Chacun connaît l’aventure révolutionnaire que représenta pour la Russie le règne de Pierre le Grand. Il fut « le premier technocrate de l’histoire, et il apparaît que ce qu’on appelle sa réforme ne fut autre chose que la première révolution, dans le plein sens du mot, que connut l’Europe »2).
Pierre, âgé de vingt-cinq ans, voyage en Europe, s’engage comme charpentier à Saardam, en Hollande, travaille dans les constructions navales en Angleterre, est reçu à Riga, Königsberg et Vienne, puis plus tard en Espagne et à Paris, qui le saluera comme un grand souverain. Pour Daniel Defoe, qui écrit sur lui toute une étude, « il est le self-made-man modèle, un Robinson couronné, dont l’île est un immense empire où il fait triompher la civilisation par des moyens de fortune et en faisant table rase du passé ». Il apprend les techniques de l’Europe, et les impose à la Russie : celle-ci, une fois de plus, reçoit d’ailleurs, et d’en haut, sa culture.
Le tsar coupa lui-même les longues barbes patriarcales de ses courtisans ; il ordonna à tous ses sujets, à l’exception des prêtres et des paysans, de se raser le menton et de se vêtir à la mode occidentale. Des coutumes appartenant entièrement au domaine de la vie privée furent abrogées, et d’autres, comme l’arbre de Noël importé d’Allemagne, rendues obligatoires. Le tsar prenait plaisir à organiser d’indécentes parodies de processions ecclésiastiques, auxquelles il prenait part lui-même et où son vieux précepteur Zotov, coiffé d’une mitre portant une effigie obscène de Bacchus, était contraint de jouer le rôle du « très-bouffon et très-ivre patriarche ». Il ne s’agissait pas [p. 5] tant pour lui de transformer l’ancienne civilisation russe en y greffant des formes empruntées à l’Occident, que de s’en débarrasser de la façon la plus expéditive et de bâtir ensuite, sur le terrain bien déblayé, quelque chose de raisonnable et de régulier, quelque chose d’utile, qui tienne de la filature et de la caserne, et ne soit pas sans rappeler les docks de Londres et les chantiers de Saardam.
L’archevêque de Novgorod l’aide à imposer à l’Église orthodoxe une organisation occidentale, le Saint-Synode, empruntée au luthéranisme et remplaçant l’ancien patriarchat. Rappelons que Pierre épouse la maîtresse de son favori, Martha Glück, fille d’un pasteur allemand, devenue fille à soldats, et la fait sacrer impératrice sous le nom de Catherine, en 1724. (Elle sera la « Catherine le Grand » du prince de Ligne et l’idéal des encyclopédistes.) Un an plus tard, le tsar meurt de la syphilis. C’est en pensant à lui (assassin de son fils comme Ivan le Terrible l’avait été du sien) que Custine écrira sa phrase célèbre : « Le gouvernement russe est une monarchie absolue tempérée par l’assassinat. »
Sous Catherine, l’aspect général des lettres, des arts, de l’activité intellectuelle russe ne ressemble plus en rien à la technolâtrie barbare et au mélange babylonien d’idiomes qui étaient de règle sous Pierre le Grand. Des architectes, des sculpteurs, des peintres russes commencent à collaborer et bientôt à rivaliser avec les innombrables artistes étrangers travaillant en Russie.
La nouvelle culture née de la révolution pétrovienne n’avait été au début qu’un amas hétéroclite d’articles d’importation, mais la nouvelle élite se les assimila si rapidement que, dès la fin du xviiie siècle, une culture russe existait déjà, plus homogène et plus stable que l’ancienne. Cette culture était russe dans le sens le plus strict du mot, exprimant des états d’âme, créant des valeurs proprement russes, et si le peuple ne la comprenait qu’à moitié, ce n’était pas qu’elle ne fut pas assez nationale, mais parce que lui n’était pas encore une nation.
Une mode russe se crée en Europe, comparable à la mode chinoise de l’époque : les Jeux russiens (tapisseries de J.-B. Leprince) répondent aux chinoiseries du temps de Louis XV.
Il est en fait impossible d’imaginer le xviiie siècle européen sans ce nouvel empire « policé » où règne la correspondante des encyclopédistes. Il est clair, du reste, que le prestige du pays tient à cette époque, et plus tard encore, non pas tant à son nouvel essor culturel, dont on ne sait pas encore grand-chose à l’étranger, qu’aux succès qu’il obtient sur le champ de bataille…
L’histoire des deux siècles qui suivent la réforme de Pierre le Grand — le xviiie et le xixe — représente, du point de vue [p. 6] russe, « l’histoire de l’osmose entre la Russie et l’Occident. À l’origine de l’osmose il y a deux mouvements : l’élan de la Russie vers l’Occident, la poussée de l’Occident vers la Russie. À certains égards, le second mouvement apparaît plus puissant encore que le premier. La Russie a besoin de l’Occident ; tout en s’assurant de ce côté certaines acquisitions territoriales, elle désire surtout s’approprier ses techniques, ses arts, ses connaissances ; il suscite en elle une curiosité plus ou moins intelligente, plus ou moins féconde ». Quant à l’Occident, il se jette sans trop y réfléchir à la conquête culturelle de la Russie.
Ce fut une véritable ruée de savants, d’érudits, d’ingénieurs, de techniciens de tout poil, d’architectes, de peintres, de musiciens, de chanteurs et de danseurs, de spécialistes d’art militaire ou culinaire, d’instituteurs et de gouvernantes, de petits-maîtres, de courtisanes, de valets de chambre auxquels on pouvait demander au besoin des leçons de belles manières ou même de belles-lettres.
La Russie occidentalisée a changé de capitale : Pétersbourg a remplacé Moscou, et devient une espèce de musée ou conservatoire de l’Europe :
À plus d’un égard, cet empire et sa capitale pouvaient être considérés comme de simples avant-postes de l’Occident, des avant-postes où certaines de ses splendeurs passées ont bénéficié d’une espèce de floraison posthume. Ainsi y fut conservé le ballet classique à une époque où il s’étiolait complètement dans ses pays d’origine, la France et l’Italie ; ainsi s’épanouit à Saint-Pétersbourg une dernière fois, avant sa mort, la grande architecture occidentale ; ainsi Joukovski, Batiouchkov, Pouchkine ont fait refleurir dans leurs œuvres le meilleur héritage poétique de la vieille Europe. Mais pour avoir une vue plus complète de ce que fut l’apport de l’Occident dans la vie russe, il faut y distinguer deux influences particulières, les plus puissantes et les plus contradictoires : celle de la France et celle de l’Allemagne.
L’influence française, puissante entre toutes, au xviiie siècle, dans tous les pays d’Europe, domina entièrement la vie intellectuelle et artistique de la Russie, de l’avènement d’Élisabeth à la mort d’Alexandre Ier, et à bien des égards cette domination se prolongea jusqu’à nos jours. Pendant près de deux siècles, le français a été la première langue étrangère qu’apprenaient les enfants russes de bonne famille. Le plus grand poète du pays avouait que le français lui était plus familier que sa propre langue et s’en servait de préférence pour rédiger ses lettres d’amour, ses missives officielles et même les notes de ses carnets intimes chaque fois qu’il s’agissait de mettre quelque clarté dans des idées abstraites.
Mais dans le domaine de l’organisation politique, ce n’est pas l’Encyclopédie, c’est [p. 7] l’Allemagne, c’est la Prusse de Frédéric qui va triompher, de Pierre III à Nicolas Ier, dont « l’empire knouto-germanique » sera dénoncé par Bakounine. (Ainsi, plus tard, le socialisme allemand de Marx triomphera, en Russie, du socialisme français de Proudhon.)
Nouvelle étape, dès l’aube du xixe siècle.
Du fait des guerres napoléoniennes, la Russie va se trouver aux prises directes avec l’Occident. Les officiers russes qui ont vu l’Europe reviendront dans leur patrie dotés d’une vision élargie des choses ; Alexandre Ier est lui-même un « humanitariste » russe, qui s’entretient avec Owen des nouvelles tendances sociales et participe aux cérémonies quakers3.
Pouchkine incarne les résultats de ces grands mouvements culturels : l’Europe, non point la Moscovie, est son passé.
Il est le légataire de ses trésors les plus précieux, de ses souvenirs les plus nobles, de ses amours les plus profondes. Sa mission consiste à faire de ce passé européen la patrie spirituelle de la Russie future. Il lit les grands poètes occidentaux afin de les acclimater dans cette contrée nouvelle ; il se pénètre du génie de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie, afin qu’aucune région de l’Europe ne soit dorénavant étrangère à la Russie.
Et cependant, Pouchkine l’Européen est le premier grand écrivain russe. Grâce à lui, et malgré ses plaintes d’être né Russe, un certain équilibre s’établit entre l’influence occidentale et le génie national slave, au sein d’une culture neuve qui va devenir partie intégrante de la culture européenne.
Cette harmonie toutefois ne valait que pour la culture proprement dite, pour les hautes régions de la vie nationale ; elle n’a pas été capable de pénétrer l’ensemble de la vie russe. Une des sources de la révolution est là ; car celle-ci est une révolte déguisée, non pas contre l’Occident, mais contre les valeurs communes à toutes les cultures nationales de l’Europe et qui précisément par là garantissent son unité.
La renaissance russe (d’Alexandre Ier à Nicolas II)
Tout ce qui a été créé en Russie depuis Pouchkine relève tant de lui que du xixe siècle européen. La littérature russe, de Lermontov et Gogol à nos jours, est tout entière issue de la révolution spirituelle déclenchée par le romantisme ; elle y a pris part, elle l’a continué, elle n’a rien désavoué de son héritage. La musique russe à partir de Glinka doit plus à la musique occidentale (surtout [p. 8] postérieure à Beethoven) qu’au folklore musical dont se réclamait l’idéologie nationaliste de certains de ses représentants les plus illustres. La peinture russe, même celle qui, en la personne d’un Ivanov, d’un Sourikov ou d’un Wroubel, est restée fidèle par certains côtés à des sources d’inspiration profondément, bien que secrètement, religieuses, n’a pas retrouvé le chemin de la vieille peinture d’icones et n’est parvenue à exprimer l’esprit national qu’à travers l’assimilation de la tradition occidentale moderne. La philosophie russe prend son point de départ dans Schelling et dans Hegel, la science ne saurait faire autre chose que suivre la science occidentale, et la théologie même relève autant des traditions philosophiques et théologiques de l’Occident que de l’héritage théologique de la chrétienté orientale. Or, tout cela n’est pas dû à une simple imitation, mais à la découverte d’une parenté essentielle. Et c’est pourquoi l’influence inverse de la Russie sur l’Occident n’est que la restitution à l’Europe de sa propre âme enrichie et comme rajeunie par l’apport neuf de la Russie. Il n’y a pas, depuis cinquante ans, dans les lettres européennes, de noms plus européens que ceux de Dostoïevski et de Tolstoï, et l’esprit dans lequel un Tourgueniev ou un Tchékhov ont été lus en France ou en Angleterre n’est pas quelque chose que l’on puisse assimiler à un simple engouement pour des formes d’art exotiques comme l’estampe japonaise ou la sculpture nègre. Si l’Europe apprend à connaître et à aimer les grandes créations de la culture russe, ce n’est pas qu’elle s’y évade d’elle-même, c’est qu’elle s’y retrouve.
Dostoïevski : « Nous autres Russes avons deux patries, l’Europe et notre Russie. » « L’Europe est notre seconde mère. Nous lui devons beaucoup et lui devrons plus encore. » « Nous entrevoyons que l’idée russe, sera peut-être la synthèse de toutes les idées développées par l’Europe. » Sa dernière espérance, Dostoïevski (Journal d’un écrivain) la place dans un messianisme russe, « mais qui puise sa force dans une foi profonde en la vocation européenne de la Russie. Pour lui, la Russie est une meilleure Europe, ou si l’on veut, une meilleure chrétienté appelée à sauver l’autre en la régénérant ».
Mais la Russie culturelle du xixe siècle demeure symbolisée par la ville de Pierre, non par la Sainte Moskwa. Déjà, Joseph de Maistre, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, avait décrit la magnificence fantomatique de cette capitale, créée par un tyran dans des marécages malsains, au prix de la vie de milliers d’ouvriers.
Cette prise de vue remonte à 1809. Bientôt le dernier grand architecte de l’Europe, Carlo Rossi (1777-1849), allait faire de Pétersbourg cette étrange métropole hyperboréenne où triomphent pour la dernière fois, sous un ciel pâle, perdus parmi des horizons sans [p. 9] bornes, les cinq ordres de Vitruve, les colonnes et les portiques de la mer Égée, plaqués, au bord de larges rues et de places trop vastes, sur des murs de plâtre jaune paille, airelle ou vert d’eau. Il est vrai que lorsqu’on se promène sur les quais, par une de ces nuits sans nuit du début de l’été, où le granit même se dissout dans le ciel décoloré et où les colonnes ne sont plus que des ombres blanches flottant dans un clair-obscur qui vous enveloppe l’âme et vous pique les yeux, la ville semble irréelle et l’on croit voir une fois de plus, à travers les murs des palais ayant perdu leur épaisseur, la plaine à perte de vue qui continue toujours, l’infinie étendue de l’humble Russie paysanne.
Slavophiles contre occidentalistes
Le grand débat qui dominera la culture russe pendant tout le xixe siècle sera celui des occidentalistes et des slavophiles : or il est entièrement centré sur le rôle de l’Europe en Russie.
En 1836, un ancien officier de la Garde impériale, ami de Pouchkine mais son aîné de dix ans, Pierre Tchaadaïev, publia dans une revue de Moscou sa première Lettre philosophique où il mettait en doute la logique intérieure du développement national de la Russie, et opposait avec mélancolie son passé obscur et fragmentaire à celui infiniment plus riche et plus glorieux de l’Occident. Ses vues sur l’avenir étant plutôt sombres, elles aussi, le tsar s’en émut au point de statuer que l’auteur était un aliéné ; la revue fut interdite, la suite des Lettres ne parut point ; et pourtant ce causeur subversif qui n’écrivait qu’en français naturellement (le texte publié n’était qu’une traduction) n’avait nullement récusé les tendances générales de la Russie moderne. Il désirait la voir, non pas moins, mais plus européenne — ou plutôt plus strictement occidentale — qu’elle ne l’était devenue depuis cent ans ; il est le premier théoricien d’envergure dans le camp des occidentalistes.
Les premiers slavophiles, disciples des grands penseurs allemands de Fichte à Hegel, étaient les premiers partisans, en Russie, d’un nationalisme éclairé, généreux et culturellement fécond. Khomiakov, les frères Kireïevski et leurs émules proposaient une interprétation du destin russe en tout point différente de celle dont Pétersbourg et l’Empire semblaient avoir donné une fois pour toutes l’image et la garantie. Les véritables fondements de la vie sociale et culturelle de la Russie, il fallait les chercher, selon eux, dans la foi chrétienne, telle que les Russes l’avaient toujours pratiquée, dans les institutions et coutumes du peuple paysan, ainsi que dans les vestiges [p. 10] historiques de la Russie ancienne. Le peuple et l’histoire furent leurs idoles, à l’instar des romantiques allemands (la « slavophilie » tout entière, en tant que système d’idées, est d’origine nettement et exclusivement germanique). Ils dépréciaient l’œuvre de Pierre Ier, n’y voyant que son aspect destructeur, ce qui leur valut les foudres du camp adverse et déclencha des polémiques qui durent encore.
Qu’on ne croie pas, d’ailleurs, que les slavophiles, adversaires de l’Occident, ne sont que des réactionnaires obtus. Le premier révolutionnaire russe, Alexandre Herzen, partage leur mépris pour notre « décadence » morale et culturelle : « La logique de l’histoire, écrit-il, prononce sa sentence contre la vie spirituelle de l’Europe occidentale. » L’Europe, qu’il découvre pendant son exil, lui paraît être « au bord de la perdition morale »4. Sa dénonciation de la bourgeoisie occidentale va devenir le grand thème commun aux slavophiles, aux révolutionnaires et à certains réactionnaires5.
Intelligentsia, révolution, censure
Qu’est-ce que cette intelligentsia — terme latin russifié à la hâte — qui apparaît vers le milieu du xixe siècle ? Ce n’est pas l’ensemble des intellectuels proprement dits, mais plutôt une « collectivité idéologique » (Berdiaev), une sorte de secte, possédant sa morale propre, très intransigeante, et groupant des hommes de toutes les classes (nobles cultivés, au début, puis fils de prêtres, petits fonctionnaires, marchands, finalement même quelques paysans). Ce qui caractérise un membre de l’intelligentsia, ce n’est pas tant sa qualité d’intellectuel (beaucoup de grands écrivains et savants n’en font point partie) que son attitude d’opposition systématique à l’ensemble de la Russie officielle et aux opinions modérées. « Un minimum d’esprit subversif était une condition à la fois nécessaire et suffisante pour être admis au sein de la nouvelle élite. »
Or cette nouvelle élite n’est pas « libérale » au sens occidental du mot. « Il est très important de répéter que les idées libérales ont toujours été faibles (en Russie), qu’il n’y eut jamais en Russie d’idéologie libérale capable de recevoir une autorité morale et de l’exercer »6.
Les Russes ont témoigné d’une disposition spéciale à adopter les idées occidentales et à les brasser ensuite selon leur mode particulier. Or, ce mode particulier consiste presque toujours à y introduire le [p. 11] dogmatisme. Ce qui, en Occident, était théorie scientifique, sujette à la critique, hypothèse, ou, en tout cas, vérité relative et partielle, sans prétention à l’universalité, — s’est mué, pour l’intelligentsia russe, en une affirmation qui confinait à la révélation religieuse. Les Russes se donnent tout entiers, la réserve ou le criticisme sceptique leur est une attitude presque étrangère. Sans doute y a-t-il là une lacune, un défaut qui doit les faire tomber dans la confusion ou dans l’erreur, mais c’est aussi une sorte de vertu qui témoigne d’un élan religieux total de l’âme. L’intelligentsiste russe applique à la science ces méthodes idolâtriques. Lorsqu’il s’est fait darwinien, le darwinisme a été pour lui, non pas une théorie biologique sujette à la discussion, mais un dogme, et désormais tous ceux qui n’acceptaient pas ce dogme, et, par exemple, les partisans de Lamarck, étaient en butte à son mépris. Le philosophe le plus important du xixe siècle, Vladimir Soloviev, a pu dire que les intelligentsistes russes pratiquaient une foi basée sur ce syllogisme étrange : L’homme descend du singe, donc nous devons nous aimer les uns les autres.7
C’est à l’Occident que cette intelligentsia va emprunter toutes les idées sans exception (Weidlé) dont se nourrira la révolution russe. Mais elle les transformera en les assimilant. Elle les purifiera de tout libéralisme, les poussera à leurs conséquences extrêmes (nihilisme), ou les rendra si religieusement intransigeantes qu’elle aboutira à un véritable obscurantisme rationaliste (ou matérialiste). Berdiaev a bien montré comment le totalitarisme bolchévique plonge ses racines dans cette intelligentsia russe des années 1860-1870. Il définit « ce désir si authentiquement russe de trouver une conception universelle du monde par laquelle on réponde à toutes les questions… » Et il ajoute :
La science — c’est-à-dire les sciences naturelles — sera posée en objet de foi, transformée en fétiche… Le doute méthodique de Descartes est peu fait pour les Russes en général, toujours enclins à l’affirmation intégrale. L’élément sceptique leur est hétérogène, étranger, et ne pénétrera pas non plus leur matérialisme : celui-ci sera un matérialisme croyant.
Comment réagit l’État russe, continuellement provoqué et menacé par la révolte de l’intelligentsia ? Certains tsars, comme Alexandre II, prennent au sérieux les revendications sociales de l’intelligentsia et décrètent des réformes importantes (régime représentatif, libération des serfs). On ne leur en sait aucun gré (Alexandre II est assassiné). Tous pratiquent la répression par la censure. Mais cette censure, stupidement exercée par des bureaucrates, si elle conduit Dostoïevski en Sibérie, Tchaadaïev dans un asile de fous, et les penseurs [p. 12] politiques en exil8, et si elle contraint les idées sociales à se réfugier dans la littérature — faisant de celle-ci « un acte unanime d’accusation contre la vie russe » —, cette censure laisse cependant publier la plupart des œuvres des écrivains réputés subversifs ; et tous les livres occidentaux sont lus par l’intelligentsia et par le public cultivé. Marx est introduit en Russie par Tchaktev, dans les années 1870, puis par Plekhanov dans les années 1880.
Mais une censure en sens inverse est exercée par l’intelligentsia :
La censure officielle sévit à l’aveugle et commet des bévues ridicules, mais il en existe une autre, plus redoutable encore, exercée par entente tacite dans le camp opposé, et qui s’exprime par l’éreintement féroce dans toutes les feuilles et revues « progressistes » (les autres, d’un commun accord, sont interdites aux honnêtes gens), ou par un silence obstiné à l’égard de toutes les œuvres et de tous les écrivains qui ne veulent point payer un tribut obligatoire aux trivialités révolutionnaires. Tourguéniev, Gontcharov, Dostoïevski, Tolstoï n’ont pas échappé à la vigilance de cette seconde censure ; d’autres écrivains de grand talent — Leskov, Léontiev, Pissemski — en ont été persécutés sans relâche leur vie durant, et jusqu’à ce jour, grâce à son influence posthume et aussi à une certaine inertie de l’opinion, n’occupent pas la place qui leur revient de droit…
La censure de « gauche » paraît ainsi plus totalitaire que celle de l’État. « La censure tsariste, écrit Isaiah Berlin, imposait le silence, mais du moins n’ordonnait-elle pas aux professeurs ce qu’ils avaient à enseigner. »
L’éclipse du nihilisme et l’essor culturel (1880-1917)
La fin du siècle est marquée en Russie, comme en Europe de l’Ouest, par un relâchement du fanatisme matérialiste, et par l’apparition de tendances très librement expérimentales dans les arts. Durant toute cette époque, le libre-échange des influences entre la Russie et les autres pays européens paraît avoir été complet, rapide, et fructueux. Rappelons à cet égard quelques exemples bien connus.
En 1897, Diaghilev et le peintre Alexandre Benois fondent à Pétersbourg la revue Le Monde de l’art. Un an plus tard, Stanislavski [p. 13] fonde à Moscou le Théâtre d’art. On sait l’influence prépondérante que ces mouvements vont exercer en Europe aux débuts de notre siècle : les peintres-décorateurs, Benois, Léon Bakst, Golovine, etc., sont révélés à Paris au cours de la première saison des Ballets russes de Diaghilev, en 1909, au théâtre du Châtelet. Le triomphe de ces ballets est assuré par la musique russe nouvelle, œuvre des élèves de Rimski-Korsakov, par Scriabine et par Stravinsky en premier lieu. Un Chaliapine, un Meyerhold, un Merejkovski, deviennent des gloires occidentales autant que russes.
De même que le symbolisme et Oscar Wilde ont fait fureur à Pétersbourg et Moscou, l’Europe va traduire les œuvres des décadents et des fauves russes, Constantin Balmont, Sologoub, Alexandre Blok.
La Russie se livre à « une interprétation de l’œuvre de Gogol, de Tolstoï et surtout de Dostoïevski, qui en révèle pour la première fois la signification et la portée », dans le même temps que l’Europe se passionne pour les premières traductions de ces œuvres (même tronquées ou digested, comme ce fut le cas en Erance).
Un groupe important de penseurs religieux, de Soloviev à Berdiaev, en passant par Fedorov, Boulgakov, Rosanov, inspirés par les philosophes romantiques allemands et par la tradition mystique de l’orthodoxie, réinterprète en profondeur le problème des relations Est-Ouest, et tente une vaste synthèse des valeurs religieuses russes, des catégories dialectiques européennes, et des préoccupations sociales grandissantes9.
Jamais encore le Russe cultivé n’avait montré un intérêt si vif pour l’ensemble de la pensée, des lettres et des arts de l’Occident, jamais n’y a-t-il autant voyagé, jamais les traductions des poètes, des romanciers, des historiens, des philosophes occidentaux n’avaient été aussi nombreuses. Dans aucun pays probablement n’a-t-on fait au cours de ces années une si grande consommation de littérature et d’art contemporains provenant d’autres pays d’Europe, surtout de France, d’Allemagne, d’Angleterre, mais aussi du monde scandinave, d’Espagne et d’Italie. Un Ibsen, un Strindberg étaient passionnément admirés en Russie alors qu’ils étaient encore à peine connus en France, tandis que la peinture et la littérature françaises y furent accueillies plus chaleureusement encore et y exercèrent une influence plus profonde que dans les patries respectives des deux grands écrivains du Nord.
En vérité, le règne de Nicolas II a représenté l’âge d’or des échanges culturels Russie-Europe : on l’oublie trop, quand on ne pense qu’aux journées de 1905 ou à Raspoutine.
[p. 14] L’exemple des éditions Sabachnikov, avec leur magnifique série de traductions « Monuments de littérature mondiale » avait été si puissant qu’on l’imita même après la révolution, comme en témoigne la série Littérature universelle patronnée par Gorki aux Éditions de l’État entre 1922 et 1925, et l’activité des Éditions Academia qui se poursuit plus tard encore. Des revues comme Le Monde de l’art, La Balance, La Toison d’or, Apollon s’intéressaient pour le moins autant aux lettres étrangères qu’aux russes, et à la vie artistique de l’Occident qu’à celle de la Russie. Les discussions sur l’Orient et l’Occident, sur la Russie et l’Europe perdaient de plus en plus toute acuité. On voyait les différences, mais on ne les croyait pas irréductibles. On admettait les contrastes, mais en accentuant plutôt les affinités naturelles, les traits concordants ou complémentaires. La connaissance intime que l’on prenait de l’Occident ne faisait, du reste, que seconder celle de la Russie. L’étude du Moyen Âge occidental éclaira d’un jour nouveau les mœurs et les institutions du Moyen Âge russe. L’amour de l’Italie aida à comprendre Novgorod, Vladimir, Moscou. La « découverte » de la peinture française moderne rendit possible celle des icônes. Rien de ce qui fut compris, rien de ce qui fut créé à cette époque n’est concevable en dehors de ces nouvelles connaissances, de ces nouveaux enthousiasmes, de cet élargissement général de l’horizon…
Le temps était venu où Dostoïevski et Tolstoï, Tourguéniev et Tchékhov allaient jouer un rôle actif dans la vie littéraire de l’Europe, où la musique, la danse et la technique dramatique russes allaient renouveler et même régénérer la vie musicale et théâtrale de l’Occident.
Mais voici l’été de 1914 : il surprend la Russie dans un état de malaise social et spirituel profond, celui que dépeignent les œuvres de Bounine, de Sologoub, de Biély et d’Alexandre Blok.
D’un bout à l’autre de l’immense pays, le mois de juillet de cette année-là était torride. Les forêts brûlaient ; on sentait jusque dans les grandes villes l’odeur fade et sucrée de la fumée, qui provoque à la fois la somnolence et l’insomnie. On n’arrivait plus à travailler ni à prendre du repos. On hésitait entre l’angoisse et le bâillement. Enfin on ouvrait un journal : c’était la guerre.