1977-02-25, Denis de Rougemont à Alexandre Marc
Le 25 février 1977
Passons sur les raisons « indépendantes de ma volonté » d’un silence aussi long que scandaleux. Répondant seul à tes messages d’Amériques : Tu sais assez que la fidélité à notre commun projet, à nos souvenirs, et à notre avenir est inaliénable, et que fidélité signifie fédéralisme, fiance, confiance et foi. J’ai été bloqué pendant trois ans par la rédaction de mon gros livre — 420 pages dactylographiées — sur L’Avenir est notre affaire, qui doit paraître en avril, et par des conflits et drames au sujet de mon institut.
Aujourd’hui, ce soir, je me sens libre, pour la première fois depuis des années. Mon séminaire de cet après-midi, le second sur le même sujet, a porté sur les mouvements personnalistes des années 1930 et leurs prolongements, à travers la Résistance, dans le mouvement fédéraliste européen. Deux travaux de 40 et 45 pages, que je vais t’envoyer : ils t’apprendront pas mal de choses sur ce que tu as fait et écrit dans ces temps reculés. Soyons brefs : nous avons tous dit, dès 1933, et en tout cas, avant la guerre de 1939. [p. 2] Je ne vois pas un iota à raturer. Et mes étudiants le pensent aussi. Il y a 45 ans de cela et ça commence à agir un peu partout. Trop lentement pour l’accélération de l’histoire, dis-tu ? Mais j’ai l’idée, le sentiment plutôt, que ça va tout d’un coup démarrer, par le moyen, grâce au levier, des régions. Un livre comme celui d’Alain Peyrefitte prépare les voies — bien qu’il n’indique aucune solution.
Tu te rends compte que nous voici les deux derniers ?
La mort de Jean Jardin m’a fait une peine profonde. Il était venu à la réception pour mes 70 ans, il n’est resté qu’une demi-heure, il se sentait mal. Les jours suivants, on s’est téléphoné, on allait manger quelque chose, et il est mort. Ses fils me disent qu’ils voudraient publier ses notes, mémoires, etc.
Il faudrait aussi — et enfin — s’occuper des inédits de Dandieu, bloqués par les soins diligents de Robert Aron…
Espérance et fidélité : ces deux mots sur lesquels se termine ton texte dans le volume qui me fut offert, sont certes ceux qui me touchent le plus. Mais plus encore peut-être si possible, ton dernier mot : « exauce » qui, s’il est vrai, pourrait justifier mon passage…