1981-02-08, Denis de Rougemont à Alexandre Marc

Mon silence est à la mesure de ma surcharge de travaux promis jurés je crache par terre. Dont 5 préfaces plus urgentes l’une que l’autre, une seule écrite so far, la prochaine sur Robert Aron, à écrire demain. Derrière cela, 80 p. pour la Pléiade (2 ans ½ de retard) et 11 livres en train, dont 2 à remettre aux éditeurs avant l’été.

J’aimerais beaucoup malgré tout ça, monter au Val d’Aoste fin février. Mais ! Honnêtement, il m’est impossible de le promettre : tout dépendra de mon état de santé, imprévisible et pour le moment pas trop brillant : vessie, prostate, faut-il opérer ou non, mon état cardiaque permet-il ou non une narcose générale, — tu vois le topo. (Je sais que tu as passé par là, avec succès d’ailleurs.) Il se peut que dans trois semaines je me sente en état de monter à Saint-Vincent le samedi (pas le vendredi : 2 séminaires de 2h chacun). Mais j’aimerais bien savoir de quoi nous allons parler, quel est l’ordre du jour, si des textes sont préparés, si tu as une idée de manœuvres, une stratégie à proposer.

(Je poursuivrai cette lettre demain matin, trop fatigué à 01.30 seulement, ce qui m’est inhabituel).

Je ne sais si tu l’as observé de ton côté : on assiste à Paris, depuis quelques mois, à une [p. 2] campagne sournoise contre le personnalisme : j’en collectionne les témoignages dans L’Express, Le Nouvel Obs, Le Monde, Le Figaro magazine. Tu as vu sans doute l’attaque de B.-H. Lévy contre Mounier dans son Idéologie française : « Ordre nouveau », sans l’article défini, y est cité comme plus fasciste encore que Mounier, et quatre ou cinq bouts de phrases bien choisis dans la (malheureuse, à mon sens) « Lettre à Hitler » confirme que nous étions tous des admirateurs enthousiastes de la « grandeur » nazie. Le plus grave est dans le dernier numéro de L’Express (numéro 1544, 7-13 février) : Raymond Aron attaque vivement Lévy, mais lui accorde que Mounier n’est guère défendable, tandis que Revel écrit :

(Uriage) forma certains des personnages clefs dans le sillage d’une philosophie chrétienne de gauche, le « personnalisme » de Mounier, théorie qui opposait avec un succès qui ne survécut pas à son auteur, « l’individu » et la « personne ».

J’allais oublier : sur la même page, Raymond Aron :

Les idéologies des années 1930, de type communautaire, anti-individualistes, n’ont jamais débouché en dehors des cénacles de l’intelligentsia parisienne. Elles ont accédé au pouvoir [à Vichy] à la faveur d’une catastrophe nationale. Là encore, elles sont demeurées un mixte de traditionalisme et de parafascisme.

Cet Aron-là n’est pas un fasciste — comme l’ont écrit des paracommunistes — mais une blatte.

Je suis en train de mijoter une vengeance. Je ne sais pas encore sous quelle forme, dans quel journal, mais il faut que ça sorte.