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1980-02-11, Alexandre Marc à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Merci de ta lettre des 8-9 courants que je n’ose qualifier de bonne, car elle m’a inquiété. C’est surtout l’état du cœur qui paraît préoccupant, car l’opération de la prostate — sauf complications (que j’ai eues) — est considérée aujourd’hui comme banale.

Il faut que tu fasses très attention, que tu consultes des médecins, compétents et honnêtes, que tu ne te décides qu’à bon escient.

Compte tenu de ton état de santé, ton existence de bagnard-ès-lettres ne risque-t-elle pas de devenir nuisible ? Remarque, je tiens à te le dire, que je t’admire d’assumer allègrement (?) une telle somme de travail. Je rougis en pensant au peu que je parviens à faire péniblement… Mais tout de même, tu ne peux pas te suicider en essayant de mener de front cinq préfaces, sept articles, 9 contributions diverses et onze livres ! Je n’ai sur les bras, pour le moment, qu’une préface [p. 2] (courte) et un seul article (trop long), ce qui ne m’empêche point de passer mon temps à me lamenter. Avec un programme comme le tien, j’aurais déjà eu ma troisième (et dernière) crise cardiaque. Le moment n’est-il pas venu de ralentir, très légèrement, tes activités ?

… Ce qui m’interdit d’insister sur la réunion de Saint-Vincent, d’autant plus que rien ne prouve qu’elle ait une chance de réussir. Ce que je compte proposer ? C’est bien simple : a) Comité de vigilance (les sages, les anciens, les pionniers) + b) Comité d’action (les militants, engagés dans des mouvements divers, mais ne les engageant point) : a + b = Comité européen de salut public. Objectif ? Tu le connais aussi bien que moi. Disons : jouer l’unique chance — sur mille — qui nous reste de faire l’Europe avant qu’il ne soit zu spät, définitivement.

Pour en revenir à la réunion de Saint-Vincent, tout ce que je peux te dire c’est que l’hôtel du Casino (qui s’appelle Billa, si je ne m’abuse) est le meilleur de la vallée et que je peux demander à M. A. d’envoyer une voiture vous chercher. [p. 3] Mais, une fois encore, la santé avant tout. Sois donc prudent. Et même prudentissime. Certes, Suz et moi ne pourrions que regretter de ne pas vous voir, mais nous ravalerions nos larmes.

Pas d’acc’ sur la Lettre à Hitler. Ta lettre à toi m’a révélé que ma signature n’y figurait pas. Première nouvelle, je ne m’en étais jamais aperçu. Comment expliquer cette omission, je ne saurais le dire ? D’autant plus que je crois avoir été à l’origine de l’idée même de cette lettre et que — l’idée initiale une fois acceptée par tous (semble-t-il), j’en ai assuré l’exécution, dans la proportion d’au moins 50 %. Responsabilité que je n’assume pas seulement, mais que je revendique, car j’en suis fier. Que des parvenus de l’intelligence, assoiffés de publicité, nous traînent dans la boue et nous accusent de philofascisme, ne me choque nullement. Ce n’est pas la première fois, du reste, que j’ai à faire face personnellement à ce genre d’accusation. Mais j’ai été aussi accusé, plus d’une fois, d’être communiste, agent de la CIA, jésuite en robe courte, franc-maçon [p. 4] notoire, etc., je ne m’étonne plus de rien. J’ai toutefois écrit à Revel pour protester, mais il n’a pas réagi. Il doit en pincer pour BHL (qui n’est qu’un Benda bis — souviens-toi de ce que nous pensions de son modèle).

J’ai écrit également à P. Thibaud dont on m’a dit que, pour « défendre » Emmanuel, à la TV, il n’aurait trouvé rien de mieux que d’évoquer le fameux article anti-Ordre nouveau qui a provoqué mon départ immédiat de la rue des [Saints-Pères]. J’attends les explications du très distingué directeur d’Esprit, si toutefois il daigne m’en donner.

Quant à Raymond A., il y a longtemps que ce brillant analyste — le plus froid des analystes froids — nous déteste cordialement. J’avoue que je trouve sa manière d’insinuer sans se compromettre, c’est-à-dire sans prêter flanc à un démenti, particulièrement désagréable.

Quoi qu’il en soit, si tu découvres le moyen de confondre, comme ils le méritent, tous ces intellectuels décadents, sois-en remercié par avance.

Nos meilleurs souvenirs pour vous deux et pour toi, nos vœux les plus chaleureux de bonne santé.

Alex