«On peut dire beaucoup de choses sans parler»

Alléger le quotidien des personnes sourdes: c’est la mission que s’est fixée Bastien David. Lauréat de l’édition 2025 du concours «Ma thèse en 180 secondes», le jeune chercheur a notamment adapté Babel DR, un dispositif de traduction médicale, à la langue des signes dans le cadre de sa thèse. Portrait.
Ce 22 mai en début de soirée, on entend les mouches voler dans l’aula des Jeunes-Rives de l’Université de Neuchâtel. Là se tient la finale nationale de Ma thèse en 180 secondes (MT 180), un concours qui consiste à présenter l’objet de sa thèse en trois minutes. Bastien David, doctorant à la Faculté de traduction et d’interprétation (FTI), est sur scène depuis une vingtaine de secondes et, au grand dam de l’assistance, il n’a pas prononcé un mot. Ou plutôt si, il s’est présenté mais en utilisant essentiellement ses mains. Enfin, il interroge l’audience de vive voix: «Vous n’avez pas compris ce que je viens de signer? Et bien, c’est exactement ce que vivent des milliers de personnes sourdes qui utilisent la langue des signes au quotidien.»
Rompre ce sentiment d’exclusion, c’est précisément l’objectif que poursuit le jeune chercheur. Et ce, notamment au travers de sa thèse de doctorat, qui vise à intégrer la langue des signes au programme Babel Dr, un dispositif de traduction du discours médical conçu à l’origine pour permettre aux patientes et patients allophones de se faire comprendre lorsqu’ils ou elles arrivent au Service des urgences des Hôpitaux universitaires genevois.
Passé l’effet de surprise, le public présent à Neuchâtel et le jury sont conquis par la prestation de Bastien David faisant de lui le lauréat de l’édition 2025 de ce concours d’éloquence. Un succès suivi à peine quelques semaines plus tard par une soutenance de thèse assortie de la mention «très honorable avec félicitations du jury». Une année plutôt faste, donc, qui s’est conclue par un séjour d’un mois en Chine, histoire de convoler en justes noces avec sa compagne selon le rite traditionnel.
«L’expérience de MT 180, qui est une victoire collective dans la mesure où j’ai reçu énormément de soutien notamment au sein de la FTI, montre que même sans parler on peut dire beaucoup de choses, résume le principal intéressé. C’est quelque chose dont je suis très fier à titre personnel, mais aussi pour la communauté sourde dont je m’efforce de défendre les intérêts à défaut d’en faire pleinement partie puisque je suis loin de partager le même vécu.»
Jusqu’à ce qu’il se lance dans l’apprentissage de la langue des signes, il y a de cela une dizaine d’années, cet autre monde du silence constituait en effet une réalité tout à fait étrangère pour Bastien David.
Né en Belgique, le jeune chercheur a grandi à Grandmetz, un petit bourg rural du Hainaut. Dans la famille David, qui compte également une fille de 6 ans plus âgée que Bastien, on ne compte pas vraiment ses heures. Fonctionnaire au Ministère des finances, son père fait quotidiennement la navette jusqu’à Bruxelles. Autant dire qu’il se lève tôt et qu’il rentre tard.
«Il faisait le voyage en train et il avait l’habitude de dire que sans cela il serait mort depuis longtemps, parce qu’il n’aurait pas manqué de s’endormir au volant une fois ou l’autre sur le chemin de retour», rembobine Bastien David.
Infirmière en psychiatrie, sa mère doit, quant à elle, assurer un certain nombre de veilles qui la tiennent loin du foyer familial certaines nuits. Ces fréquentes absences ne pèsent pas particulièrement sur Bastien David qui passe une bonne partie de son enfance sous la garde bienveillante du couple qui habite la ferme voisine. «C’était une période très chouette, confirme-t-il. J’aimais beaucoup passer du temps chez eux et, en grandissant, j’ai gardé d’excellents contacts avec cette famille à laquelle je ne manque pas de rendre visite chaque fois que je retourne à Grandmetz.»
Enfant plutôt réservé, encombré par un appareil dentaire à double palais, celui qu’on surnomme «De wit» (le petit blond, ndlr) pratique le théâtre pendant une petite dizaine d’années (de 6 à 15 ans) afin de gagner en prestance et en éloquence. En parallèle, il s’adonne aussi à divers sports de combat comme le taekwondo, en tant que pratiquant et instructeur.
Bon élève, Bastien David quitte son village natal après sa scolarité obligatoire direction l’Université libre de Bruxelles où il effectue deux masters. Un en histoire, archives et documentation et un autre en sciences et technologies de la communication. Le premier le conduit à la publication de deux ouvrages: Le Nouveau Guide de l’histoire locale, réalisé avec un groupe d’historien-nes et publié en 2019, ainsi qu’Éduquer les enfants sourds. Les architectes d’une histoire au Nouveau-Brunswick, cosigné avec le professeur Charles Gaucher et sorti de presse en 2022.
Le second master débouche sur un projet de recherche baptisé «Trainslate». Celui-ci vise à rendre accessibles les annonces orales faites dans les gares de Belgique aux personnes sourdes. «J’avais développé un prototype permettant d’informer ce public sur les annonces de trains, les retards ou les changements de voie éventuels, ainsi que sur les modifications d’horaire, voire de gare, explique le chercheur. Le tout via des vidéos signées pouvant être projetées soit sur des écrans à l’intérieur des gares, soit directement sur un smartphone.»
C’est que, depuis son arrivée dans la capitale belge, Bastien David s’est découvert une véritable passion pour la langue des signes, qu’il commence à apprendre en autodidacte, avant de prendre contact avec des associations, puis de parfaire ses connaissances en prenant des cours du soir parallèlement à ses études.
«L’idée m’est venue alors que je travaillais comme bénévole pour différents festivals en Wallonie, restitue le jeune homme. Je n’avais aucun lien avec cette communauté, aucun membre de mon entourage n’étant sourd, mais je me suis senti attiré par ce public. D’abord pour sa langue, mais aussi pour sa culture, son histoire, ses particularités. Bref tout un monde dont je n’avais jusque-là absolument pas conscience.»
Non content de faire de la langue des signes son principal objet d’études, Bastien David décide de faire fructifier ses nouvelles compétences au sein d’une start-up qu’il lance en 2018 avec un ami sourd, Sébastien Brusselmans. Baptisée «le Guide du Signaire», cette structure, qui emploie aujourd’hui quatre personnes, propose des visites guidées présentées par des personnes sourdes dans plusieurs musées du Hainaut, ainsi que dans d’autres régions du pays. L’équipe projette aujourd’hui d’y ajouter des parcs, des jardins et des châteaux pendant la belle saison. De son côté, Bastien David a développé un dispositif de visio-guidage permettant au public sourd de mener ses visites de manière autonome.
«Cette expérience, explique-t-il, m’a forcé à m’intéresser au monde de l’entreprise et à aborder des questions qui étaient tout à fait nouvelles pour moi: comment rendre un tel projet viable économiquement, quels types de développement peut-on imaginer et avec quels partenaires?»
Une réflexion dont Bastien David va très vite tirer profit après son arrivée à Genève, d’abord pour une série de stages, puis dans le cadre de sa thèse de doctorat, menée sous la direction de Pierrette Bouillon (FTI). Au printemps 2019, Bastien David décide en effet de s’inscrire au concours de la meilleure idée organisé chaque année lors de la Semaine de l’entrepreneuriat afin de faire connaître «le Guide du Signaire». Il s’agit de présenter son projet devant un panel de spécialistes, durant une minute, montre en main. L’occasion pour le ressortissant belge de tester une idée qui va s’avérer payante.
«Je savais pertinemment que dans ce genre de présentation, les cinq premières secondes sont capitales, explique le chercheur. Mais, après être entré dans la pièce où je devais faire mon «speech», je me suis placé en face du jury et j’ai délibérément gardé le silence pendant quelques instants, faisant mine d’ignorer leurs salutations. Mon but était de créer un sentiment de gêne et de malaise, parce que cela me semblait la meilleure façon d’introduire la problématique sur laquelle je travaille.»
Bingo: à l’issue des délibérations, Bastien David se voit attribuer la seconde place du concours.
Sur le plan strictement académique, la plus belle réussite de Bastien David reste cependant l’adaptation du dispositif de traduction Babel Dr à la patientèle sourde, le système ayant été testé avec succès en conditions réelles.
Créé en 2016 à l’initiative de la professeure Pierrette Bouillon et du docteur Hervé Spechbach (HUG), ce logiciel permet d’assurer une traduction quasi simultanée entre les soignant-es et leurs patient-es et de favoriser ainsi une bonne communication. Destiné au Service des urgences des HUG, il était déjà disponible dans une dizaine de langues comprenant l’arabe, le farsi, le tigrinya, l’espagnol, l’ukrainien ou le russe. La mission de Bastien David consistait à y ajouter la langue des signes. C’est désormais chose faite. Et plutôt deux fois qu’une puisque Babel Dr propose aujourd’hui non seulement une version vidéo, sur laquelle une partie des quelque 11 000 phrases types du système sont signées par une personne physique, mais aussi une version numérique dans laquelle le même contenu est traduit par un avatar.
Mais la tâche s’est avérée ardue. En premier lieu parce qu’il existe des différences importantes entre la langue des signes belge, celle qu’a apprise Bastien David, et la langue des signes française de Suisse romande, qui est utilisée par Babel Dr. Il a donc fallu que le chercheur s’adapte afin de perdre son accent belge. «Certaines lettres de l’alphabet, comme le g ou le h ne se signent pas de la même façon, confirme-t-il. Il en va de même pour des mots, comme «bonjour» ou «hôpital» et il existe aussi des particularités grammaticales propres à chaque région linguistique, la langue des signes ne fonctionnant pas selon une logique du mot à mot, mais en fonction de la mise en contexte de telle ou telle situation.»
La mise au point de l’avatar s’est par ailleurs révélée relativement complexe. Le modèle de type descriptif choisi par Bastien David pour les besoins de son projet a l’avantage de fournir plusieurs réponses à partir d’une seule instruction. Typiquement, il est capable de traduire la phrase «Bonjour, je suis le docteur» non seulement en signes, mais également en expressions labiales et en expressions faciales, ce qui est indispensable à une bonne compréhension du message. L’inconvénient, c’est que, pour parvenir à ce résultat, il faut au préalable transformer chacun des signes utilisés en un élément susceptible d’être codé au moyen d’un programme spécifique.
«L’outil que j’ai utilisé, précise Bastien David, permet d’écrire la langue des signes de manière phonologique. Pour définir un signe, on indique sa forme (par exemple une main fermée), puis son orientation de la main (par exemple paume vers le haut), ainsi qu’une localisation sur le corps (par exemple au niveau du plexus) et un mouvement (par exemple vers l’avant ou vers l’arrière).»
L’exercice est certes fastidieux, mais il présente de multiples avantages. Tout d’abord, parce que si l’utilisation d’un humain apporte certes un plus sur le plan qualitatif, elle ne permet pas l’anonymisation du système. Au contraire de l’avatar, qui peut même être personnalisé par la patiente ou le patient selon son envie, et être adapté à d’autres besoins (luminosité, taille et posture, contraste des couleurs entre l’arrière-plan et la tenue, etc.).
Un des autres atouts de l’avatar est qu’il peut être manipulé dans les trois dimensions, ce qui peut s’avérer fort utile pour la compréhension de certains signes, notamment lorsque ceux-ci sont effectués face à la caméra. Cette solution est par ailleurs nettement moins gourmande en termes de stockage que la vidéo, tout en ouvrant des perspectives intéressantes pour la recherche.
«Le grand intérêt de ce travail, c’est que le corpus que j’ai constitué est susceptible d’être utilisé pour d’autres projets, confirme Bastien David. Notre équipe est notamment en contact avec une université espagnole qui utilise mon travail de codage pour l’exploiter avec des avatars plus réalistes. Ce qui, au final, ne pourra que bénéficier à la communauté sourde.»
Vincent Monnet