Campus n°129

Jaques-Louis Reverdin, la fine lame et les papillons

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Passionné par les lépidoptères, le chirurgien genevois est passé à la postérité pour ses découvertes sur la thyroïde et l’invention d’une aiguille à suturer. Mais il est surtout l’auteur de la première greffe de peau humaine

A la veille de sa mort, survenue le 9 janvier 1929, Jaques-Louis Reverdin confie à sa fille un manuscrit contenant ses derniers travaux sur les papillons avec des instructions pour le publier. Ces écrits marquent le point final de dix-huit ans de recherches qui ont fait du savant genevois une figure de proue de la lépidoptérologie tant sur la scène nationale qu’au niveau international. Riche de 374 spécimens classés et d’environ 10 000 préparations microscopiques, la collection qu’il lègue au Musée d’histoire naturelle constitue aujourd’hui encore un des fleurons de l’institution.
Si le nom de Jaques-Louis Reverdin est resté accroché à l’histoire des sciences, ce n’est pourtant pas tant du fait de ses mérites en tant que chasseur de papillons, activité à laquelle il s’est consacré avec passion une fois arrivé à la retraite, que pour sa carrière de chirurgien.
Fondateur avec son cousin Auguste de la première clinique privée genevoise, Jaques-Louis Reverdin est en effet reconnu comme l’inventeur de la greffe épidermique, pratique qu’il expérimente pour la première fois en 1869 alors qu’il est encore interne aux Hôpitaux de Paris et qu’il n’a pas encore 30 ans.
Dans les années suivantes, il mettra également au point une aiguille à suturer qui va être rapidement adoptée par la communauté médicale. Et en 1882, c’est encore lui qui est le premier à décrire les complications liées à l’ablation de la glande thyroïde.

Issu d’une famille de huguenots arrivés à Genève en 1709, Jaques-Louis Reverdin connaît une enfance paisible dans la propriété familiale de Frontenex. Dans ce qui est encore un paisible coin de campagne, il reçoit une éducation basée sur « une foi vivante et une discipline stricte », tout en « disposant de libres espaces avec de grands prés, des arbres, des fleurs, des fruits, et en élevant des animaux », selon les termes de son fils Henri.
Brillant collégien, il se tourne ensuite presque naturellement vers l’Académie où il obtient un double Baccalauréat en sciences naturelles et en lettres. Genève ne disposant pas encore de faculté dédiée à la médecine, c’est à Paris qu’il poursuit son chemin, sans doute encouragé par l’exemple de son grand-père maternel et de son oncle.
Le premier, François Mayor (1779-1854), se rend célèbre en 1818 par sa découverte des bruits du cœur du fœtus. Une vingtaine d’années plus tard, il a également l’honneur de donner le premier cours de médecine légale à l’académie de Genève.
Exerçant lui aussi l’art de guérir, son fils Isaac (1818-1899) est professeur à la Faculté des sciences où il enseigne l’anatomie humaine et la physiologie de 1849 à 1875. Tout au long de ses études, Jaques Reverdin veillera à le tenir informé de l’avancement de ses travaux recherchant régulièrement son approbation dans la correspondance qu’il échange avec sa famille.
À l’heure où Jaques-Louis Reverdin entame sa formation en médecine, la chirurgie est en pleine révolution suite à la découverte de l’asepsie (désinfection) et de l’anesthésie (endormissement) dans la seconde partie du XIXe siècle. « On est alors en train de passer d’une époque où les opérations doivent être réalisées très vite par des chirurgiens dotés d’une véritable virtuosité à une autre où l’on peut porter davantage d’attention aux détails et à la qualité du travail, explique Philip Rieder, collaborateur scientifique à l’Institut Ethique Histoire Humanités (Faculté de médecine). Cette avancée déterminante ouvre un espace et libère de l’énergie permettant le développement de nouvelles techniques pour guérir les maladies. »
Une brèche qui va permettre au jeune Reverdin de s’épanouir rapidement. Il est repéré par son responsable à l’hôpital Necker, le Dr Felix Guyon, qui remarque sa main sûre. « Vous ferez un bon chirurgien, vous tenez bien votre couteau, c’est quelque chose qui ne s’acquiert guère », lui dit-il en février 1869. Confirmant les espoirs que son maître place en lui, Reverdin termine premier de sa promotion grâce à un travail sur le traitement des anthrax et autres furoncles de la face. Il enchaîne avec une thèse, consacrée au rétrécissement de l’urètre, qui se voit, elle aussi, récompensée par un prix.

Le moment n’est toutefois pas très propice aux réjouissances. Depuis le 19 juillet 1870, la France est en effet en guerre contre le royaume de Prusse. Et les choses sont loin de se passer comme l’espéraient les stratèges de Napoléon III. Battues à plusieurs reprises, les armées françaises reculent rapidement sur tous les fronts. Paris est bientôt assiégée avant de connaître l’insurrection et les barricades lors de l’épisode de la Commune.
Ces événements tragiques éloignent certes Reverdin de ses chères études, mais ils lui donnent aussi l’occasion d’élargir ses compétences. Nommé responsable du service d’ambulance mis en place dans la capitale par un groupe d’expatriés suisses, il doit affronter trois heures de marche quotidienne afin de gérer une cinquantaine de lits situés à l’autre bout de Paris et qui ne désemplissent pas durant toute la durée du conflit.
Même si les résultats obtenus restent assez modestes, la plupart des patients traités par Reverdin ne meurent pas des suites de leur opération comme c’est encore souvent le cas à ce moment. Mais cet épisode lui donne surtout l’occasion d’acquérir une certaine expérience de la chirurgie de guerre, savoir dont il se servira une vingtaine d’années plus tard lorsqu’il sera chargé de former les médecins de l’armée suisse et dont il résumera l’essentiel dans un ouvrage intitulé « Leçons de chirurgie de guerre. Des blessures faites par balles de fusil » qui est publié en 1910.
« Ceux qui n’ont pas eu la bonne fortune d’entendre la parole toujours simple et claire du maître retrouveront dans son livre les qualités qui le caractérisent, commente alors le médecin militaire français Henri Nimier. La science et l’art de la chirurgie générale le comptent comme l’un des représentants les plus autorisés de cette génération qui, instruites par les désastres de l’ère préantiseptique, a su créer les merveilles de la pratique chirurgicale actuelle. »
Lorsque la France retrouve enfin la paix en 1817, Jaques-Louis Reverdin n’est donc plus tout à fait un inconnu. Et ce d’autant qu’à l’automne 1869 déjà, il a présenté devant les mandarins de la Société impériale de chirurgie française une découverte appelée à faire date : celle de la première greffe épidermique pratiquée sur l’homme.
Cette « petite expérience » dont il pense qu’elle « paraît présenter du moins un assez grand intérêt théorique, et peut-être quelque utilité pratique » a été inspirée par les travaux du grand chirurgien allemand Theodor Billroth (1829-1894) décrivant le développement spontané d’îlots de cicatrisation à distance des bords de certaines plaies. Elle vise à reproduire et à accélérer le processus naturel qui permet à la peau lésée de cicatriser de façon spontanée. Autrement dit, de réaliser un des plus vieux rêves de l’humanité : celui de recréer de manière artificielle une partie lésée de l’organisme humain.

« Je ne suis pas absolument certain que l’idée d’imiter ce processus naturel ait surgi dans mon esprit immédiatement après cette lecture, écrit-il au pédagogue genevois Édouard Claparède (Campus 90) en 1925, mais ce dont je me souviens parfaitement, c’est que cette idée surgit dans mon esprit brusquement un soir ; je me dis : ne pourrait-on pas en plaçant sur la surface d’une plaie bourgeonnante des petits lambeaux d’épiderme vivant déterminer la formation d’îlots de cicatrisation ? Ces petits lambeaux d’épiderme prendraient-ils adhérence ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, c’était de tenter l’expérience. »
Après une première tentative couronnée de succès à l’automne 1869, Reverdin, qui pense alors à tort que les greffes sont possibles d’un individu à un autre, voire d’un animal à un être humain, répète le processus à de nombreuses reprises en laboratoire tant sur des patients que sur des lapins.
Cette persévérance lui permet de vaincre le scepticisme affiché par nombre de grands pontes de la chirurgie devant sa découverte et lui donne la satisfaction de voir sa technique rapidement adoptée par une multitude de praticiens, technique qui ouvre la porte à de nombreux développements en matière de chirurgie plastique et reconstructive.
Fort de cette notoriété, Reverdin est invité à la table des plus grands chirurgiens de l’époque au cours des voyages qu’il effectue aux quatre coins de l’Europe dans les années qui suivent sa formation parisienne.
De retour à Genève en 1872, il intègre l’Hôpital cantonal, dont il devient bientôt le chirurgien en chef, avant de rejoindre la Faculté de médecine dès sa création en 1876. Chargé d’enseigner la pathologie externe et la médecine opératoire, il s’acquittera de sa mission durant trente-quatre ans laissant à la plupart de ses étudiants le souvenir d’un maître aussi exigeant que bienveillant. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’en 1898, il est appelé à réaliser l’autopsie d’Elisabeth de Bavière (la fameuse « impératrice Sissi »), assassinée d’un coup de lime à sa sortie sur le quai du Mont-Blanc.
Ses fonctions académiques, auxquelles Reverdin se dira souvent très attaché, ne l’empêchent toutefois pas de poursuivre des recherches qu’il a toujours voulu orientées vers la pratique. En 1879, il soumet à la société de chirurgie de Paris deux innovations. La première est un pulvérisateur de poche qui peut être utilisé soit pour un lavage, soit pour une injection, soit pour la désinfection. La seconde est une aiguille à suturer à chas mobile qui lui vaudra de nombreuses récompenses, dont une Médaille d’or à l’Exposition nationale suisse de 1896.
À défaut d’être totalement révolutionnaire, l’outil, encore utilisé de nos jours, présente l’énorme avantage de pouvoir être facilement nettoyé et donc de limiter considérablement les risques d’infection. Il connaîtra par la suite plusieurs améliorations dues notamment à son cousin Auguste et à son neveu Albert, eux aussi médecins.
Jaques-Louis Reverdin se distingue à nouveau en 1882 en présentant un mémoire dans lequel il décrit pour la première fois les risques liés à l’ablation totale de la glande thyroïde, pratique qui est alors la norme en cas de goitre sévère. Cette découverte (le « myxœdème opératoire ») permet non seulement d’améliorer le traitement d’une maladie alors encore très fréquente, mais surtout d’attirer l’attention des scientifiques sur le rôle encore insoupçonné des glandes à sécrétion interne dont on ignore encore largement l’importance sur le plan physiologique.

Homme de terrain, Jaques-Louis Reverdin ne dédaigne pas pour autant la littérature scientifique. Lecteur passionné de ses condisciples, il participe, en 1880, au lancement de la Revue médicale de la Suisse romande, devenue aujourd’hui la Revue médicale suisse. Ce nouvel organe, succédant au Bulletin de la Société Médicale de la Suisse Romande, affiche un programme nettement plus ambitieux qui laisse une large place aux mémoires originaux et aux revues critiques et non plus uniquement aux comptes rendus des sociétés médicales romandes. Jaques-Louis Reverdin y contribuera activement pendant près de quatre décennies.
À 68 ans, ne se sentant plus en état d’assumer pleinement son travail de chirurgien, il jette son tablier pour se tourner vers une passion qui l’anime depuis l’enfance : l’étude des papillons.
Féru de classification, il développe alors une méthode permettant de distinguer les lépidoptères en fonction de leur armure génitale. Travail qui fait de lui un expert reconnu sur le plan international. Il contribue en outre à la création, en 1905, de la Société genevoise de lépidoptérologie.

Vincent Monnet