Campus n°121

Le déluge selon Deluc

Scientifique autodidacte internationalement reconnu, authentique alpiniste, Jean-André Deluc (1727-1817) a laissé à la postérité des thermomètres et des baromètres parmi les plus fiables de son temps. Devenu lecteur de la reine d’Angleterre il a élaboré une histoire de la Terre qui s’efforce de concilier les données de terrain avec la Bible

A l’origine, la Terre, couverte d’eau, n’avait que peu de relief. Avec le temps, sous l’action de divers fluides magmatiques, une multitude de cavernes ont été creusées dans le sous-sol. Celles-ci se sont finalement effondrées dans une série de catastrophes de très grande ampleur, provoquant l’ouverture de vastes parties basses dans lesquelles l’eau s’est engouffrée pour former les océans actuels. Plus solides, les parties élevées sont devenues des continents, des collines et des montagnes. Le tout se serait produit il y a une dizaine de milliers d’années.

Cette vision de la genèse du monde – très résumée – est l’œuvre de Jean-André Deluc, savant autodidacte né à Genève en 1727 et mort à Windsor en Angleterre en 1817. Bien qu’elle puisse paraître pittoresque aujourd’hui, cette explication, qui donne une interprétation scientifique aux légendes bibliques dont celle du Déluge, est compatible avec les sciences de la Terre telles qu’elles sont pratiquées à l’époque. Jean-André Deluc, correspondant de l’Académie des sciences de Paris et membre de la Royal Society de Londres, est d’ailleurs un savant connu et reconnu de son vivant, notamment pour ses travaux sur le baromètre, le thermomètre et l’hygromètre. Sa renommée dépasse même celle d’un certain Horace-Bénédict de Saussure (1749-1799), autre citoyen de Genève avec lequel il partage le goût de l’histoire de la Terre, de la météorologie, des instruments de physique et, avant toute chose, de l’alpinisme.

«Fils d’un marchand horloger, Jean-André Deluc est en effet arrivé à la science à travers la découverte de la montagne, explique René Sigrist, chercheur à l’Université d’Oxford et co-auteur d’un ouvrage sur le savant genevois. Il est encore très jeune lorsque les premiers touristes anglais se rendent à Chamonix, dans les années 1740, ouvrant ainsi les Alpes à la curiosité scientifique et à l’exploration.»

C’est ainsi qu’accompagné de son frère cadet Guillaume-Antoine, Jean-André Deluc s’adonne à la randonnée avec passion et accomplit ses premières ascensions. Alors qu’il cherche à connaître l’altitude des sommets qu’il gravit, il se rend compte que les baromètres qu’il emporte, censés lui fournir cette donnée, donnent des informations contradictoires. Il cherche alors à réaliser un instrument fiable, un travail qui va lui prendre près de vingt ans.

Esprit de vin et mercure

Le météorologue, cherchant à calibrer l’instrument, réalise en effet très tôt qu’il doit commencer par tenir compte de la température de l’air et celle de son instrument qui influent toutes deux sur la mesure de la pression atmosphérique, elle-même indicative de l’altitude. Du coup, avant même de fabriquer son premier baromètre, il est obligé de se procurer un bon thermomètre.

Le plus connu, fonctionnant à l’esprit de vin, est alors celui du physicien et naturaliste français René-Antoine Ferchault de Réaumur. Jean-André Deluc remplace l’alcool par du mercure, car il découvre que la dilatation thermique de ce métal liquide est nettement plus régulière. Après avoir réglé toute une série de problèmes techniques, dont ceux de la détermination des points fixes (températures de fusion de la glace et d’ébullition de l’eau) qui varient à leur tour avec la pression atmosphérique, il met finalement au point un «thermomètre universel» et peut enfin se lancer dans la calibration de son baromètre.

«Pour cela, il nivèle géométriquement une douzaine de stations sur le Salève qui s’échelonnent de la base au sommet à 1379 mètres afin de déterminer avec la plus grande précision possible leur altitude, poursuit René Sigrist. Il y effectue ensuite des centaines de relevés de pressions atmosphériques. Il découvre ainsi que la différence des logarithmes de la pression relevée dans deux stations permet d’obtenir la différence d’altitude pour une température équivalant à 12,5 °C. Il détermine ensuite les corrections qu’il faut apporter lorsque la température de l’air et celle du mercure de son baromètre s’éloignent de cette moyenne.»

Toute la démarche est expliquée dans ses volumineuses Recherches sur les modifications de l’atmosphère (1772). On y trouve aussi le récit de diverses excursions qu’il entreprend, à la mer et dans les montagnes, afin de valider sa formule. En 1770, l’une d’elles l’emmène au sommet du Buet, une montagne de Savoie recouverte d’un glacier et culminant à 3069 mètres d’altitude. Il est le premier à la gravir avec son frère. L’événement est considéré comme l’un des premiers exploits de l’alpinisme moderne.

«Ses travaux sur les baromètres lui permettent d’être nommé à l’Académie des sciences de Paris et lui assurent une certaine notoriété, explique René Sigrist. En revanche, sur le plan financier, Jean-André Deluc rencontre des difficultés. Il se rend alors en Angleterre où, grâce à sa réputation et à quelques appuis bien placés, il est engagé comme lecteur de la reine de Grande-Bretagne. Un poste qu’il occupera pendant quarante ans et lui vaudra un traitement de faveur auprès de certains éditeurs scientifiques. Cela tombe bien, Deluc est un horrible graphomane qui a publié des milliers de pages au cours de sa vie.»

«Transmutation» des espèces

L’appétit scientifique de Jean-André Deluc dépasse en effet la seule météorologie. Ses séjours en montagne lui ont également donné le goût de l’histoire de la Terre. Lui et son frère possèdent une riche collection de fossiles ramassés lors de leurs excursions. En les observant, Deluc constate que certaines espèces ont disparu, que d’autres ont migré, changé de taille et même «transmuté». Face à ces indices, le chercheur se lance dans l’élaboration d’une théorie de la Terre capable d’expliquer ces différents phénomènes tout en étant compatible avec le récit biblique.

L’une des difficultés majeures que rencontre la communauté scientifique de l’époque est celle de l’origine des montagnes. Ne parvenant pas à expliquer les forces grâce auxquelles elles se seraient élevées, Deluc considère plus logique d’imaginer un effondrement des fonds océaniques. Cela lui permet non seulement d’expliquer la disparition, le déplacement et la «transmutation» de certaines espèces soumises à des conditions environnementales différentes, mais aussi l’inclinaison surprenante de certaines couches géologiques ou la présence de fossiles marins à des altitudes de 4000 mètres. Ses conceptions sont exposées dans un nouveau traité de 900 pages Lettres physiques et morales sur l’histoire de la Terre et de l’homme adressées à la reine de la Grande-Bretagne (1779-1780).

«A cette époque, la géologie n’est pas encore constituée comme une science de terrain, analyse René Sigrist. On dispose de très peu de données empiriques bien établies et on spécule beaucoup. On cherche à comprendre l’origine du monde, on pratique donc une science de recherche des causes qui est la philosophie naturelle. Pour beaucoup d’auteurs, celle-ci s’apparente encore à de la théologie en raison de l’importance accordée au récit biblique des origines.»

C’est d’ailleurs Deluc qui a forgé le terme même de géologie en 1778 conjointement avec Horace-Bénédicte de Saussure. Cette simultanéité n’est pas surprenante dans la mesure où les deux Genevois sont actifs dans les mêmes domaines. Ils s’affrontent d’ailleurs dans une polémique assez acerbe dans les années 1780 portant sur les hygromètres, chacun défendant son propre choix technologique (le fanon de baleine comme matériau sensible à l’humidité pour Deluc et le cheveu pour de Saussure). La dispute illustre bien les différences de démarche, la philosophie naturelle de Deluc s’opposant à la physique empirique de Saussure.

En l’occurrence, Jean-André Deluc a joué de malchance. En 1770, lors de la fameuse ascension du Buet, il s’est fait surprendre par un orage monumental que son hygromètre, encore à ivoire à l’époque, ne lui a pas annoncé. Et pour cause: son instrument, d’une extrême lenteur, n’a pas pu indiquer à temps l’augmentation d’humidité de l’air. Deluc en conclut que la pluie qu’il a subie ne provient pas, en raison de sa quantité, d’une eau évaporée, mais d’une décomposition du fluide atmosphérique sous l’effet combiné de l’électricité et d’émanations nitreuses provenant de la terre. D’où une élaboration théorique très compliquée, exposée dans un autre traité de plusieurs centaines de pages: les Idées sur la météorologie (1786).

Polémiste obstiné

«Deluc, en vrai philosophe naturel, peut se contenter d’une seule observation, du moment qu’elle est bien établie, comme celle du Buet, souligne René Sigrist. Pour lui, les phénomènes sont assez simples et toute la difficulté réside dans l’élaboration d’une théorie causale. Plus moderne, Saussure est partisan d’explications aussi simples que possible pour des phénomènes relativement complexes, qui doivent donc être décrits et analysés à partir d’observations multipliées. Toute son attention est captée par la description des phénomènes et la découverte de leurs lois. Une sorte de révolution scientifique sépare les deux savants. Deluc, qui vivra nonagénaire assistera à partir des années 1790 au déclin de son œuvre et de sa réputation, qu’il s’efforcera néanmoins, en polémiste obstiné, de défendre jusqu’au bout.»

L’un des aspects les plus curieux de la vie de Deluc est son séjour en Allemagne entre 1798 et 1804. Sous couvert d’un professorat de philosophie et de géologie à l’Université de Göttingen, il est en réalité chargé d’une mission politique secrète au service de Sa Gracieuse Majesté consistant à monter une coalition entre les puissances continentales et l’Angleterre pour contrer les visées hégémoniques de Napoléon. La mission se solde par un échec, mais Deluc en profite pour fréquenter les milieux scientifiques de Berlin et pour polémiquer dans une grande variété de domaines au fil de volumineux traités et de longs articles.

Anton Vos

* Jean-Andre Deluc. Historian of Earth and Man, par John Heilbron et René Sigrist, Slatkine, 2011, 368 p.