Campus n°124

François Huber, roi des abeilles

Le naturaliste genevois est devenu l’un des plus grands spécialistes des abeilles de son époque sans pouvoir les voir : il était aveugle et réalisait ses recherches à travers les yeux et les mains de son fidèle domestique, François Burnens

A l’âge de 20 ans, François Huber (1750-1831) cultive deux passions: Marie-Aimée Lullin, une jeune femme de la bonne société genevoise dont il est tombé amoureux quelques années auparavant et qui lui voue des sentiments réciproques, et les sciences naturelles. Une maladie des yeux, apparue à ses 15 ans et qui le rend alors totalement aveugle, menace cependant de tout gâcher. Son mariage, d’abord, car son futur beau-père n’en veut plus, jugeant inconcevable que la fortune qu’il laissera en héritage tombe entre les mains d’un non-voyant. Sa pratique d’observateur de la nature ensuite, puisque sans l’usage de ses yeux, la tâche semble impossible.

En réalité, le handicap de François Huber, au lieu de ruiner ses aspirations, leur donne une tournure des plus romantiques et dont l’essentiel a été retracé dans une chronique publiée dans la Revue suisse d’apiculture en 2014* par Francis Saucy, biologiste de formation, statisticien de métier et apiculteur de passion. Le jeune homme finit en effet et malgré tout par épouser sa «Manette» et, bien qu’il n’y voie goutte, consacre sa vie à l’étude des abeilles dont il devient le plus grand spécialiste de son temps. Il rédige sur ces petits insectes sociaux un ouvrage de référence, paru en 1814, qui établit des connaissances qu’aujourd’hui encore tout apiculteur amateur se doit de maîtriser: la production de la cire, la fécondation des reines, la construction des cellules et des rayons, etc. Il réalise cette prouesse par le truchement de François Burnens, domestique doué et dévoué qui, durant des années, met ses mains et surtout ses yeux au service de son maître.

«Marie-Aimée est la fille unique de Pierre Lullin, un homme influent, membre d’une des familles les plus riches de Genève, une ville dont il sera syndic en 1781, précise Francis Saucy. Le père essaye par tous les moyens de convaincre sa fille de renoncer à son projet de mariage avec François Huber. Il la supplie, l’amène à des bals pour lui présenter des partis plus avantageux, lui donne des ordres, la menace et finit par se fâcher avec elle, lui fermant son cœur et sa maison.»

Déterminée et patiente Mais Marie-Aimée a la tête dure. Elle ne cède en rien à une époque où les enfants, et les filles à plus forte raison, n’ont pas à contester les décisions paternelles. Déterminée et patiente, elle attend d’avoir atteint sa majorité, à 25 ans révolus, pour arriver à ses fins. Le mariage est célébré 23 jours à peine après son anniversaire, en avril 1776.

L’histoire d’amour a de quoi séduire à une époque qui voit se développer le romantisme et la revanche des sentiments sur la raison. Elle est même relayée par Voltaire (1694-1778), ami du père de François Huber, dans une lettre écrite juste avant sa mort à Madame Necker, la mère de la future Madame de Staël. Cette dernière s’inspire d’ailleurs du couple genevois pour créer les personnages des Belmont, un ménage respirant le bonheur et qui apparaît dans son roman Delphine, publié en 1802.

De fait, dans la réalité, les Huber forment de l’avis général un couple uni. Très attentionnée, Marie-Aimé, qui finit par se réconcilier avec son père, fait la lecture à son mari, écrit son courrier et l’assiste aussi parfois dans ses activités scientifiques. Quoique dans ce domaine-là, François Huber lui ait préféré un autre. Dès le début des années 1780, il s’adjoint en effet les services de François Burnens. Ce domestique et secrétaire, originaire d’Oulens-sous-Echallens dans le canton de Vaud, le seconde dans toutes ses expériences. L’homme se révèle un assistant hors pair. Ses qualités d’observateur, sa patience et son habileté font plus qu’aider François Huber. C’est pourquoi l’on peut considérer sans exagérer que les Nouvelles observations sur les abeilles **, l’œuvre du naturaliste genevois édité une première fois en 1792 puis réédité et passablement augmenté en 1814, ont été rédigées à quatre mains.

La collaboration entre les deux hommes dure une quinzaine d’années, jusqu’à ce que les conséquences de la Révolution française privent la famille Huber de sa fortune. Faute de moyens, elle se sépare, à grands regrets, de François Burnens. Celui-ci retourne dans son village natal (il occupera plus tard le poste de juge de paix pour la région d’Echallens) mais continue à correspondre avec son ancien employeur devenu ami et à réaliser des expériences pour lui jusque dans les années 1827.

La première invention qui vaut à François Huber une renommée internationale est la «ruche en livre». En se basant sur le modèle utilisé par le naturaliste français René-Antoine Ferchault de Réaumur (1683-1757), il développe, sur les conseils de Charles Bonnet (lire Campus n° 109) un dispositif composé d’une série de cadres qui s’ouvrent et se ferment comme les pages d’un livre. Cette disposition lui permet de conserver la dimension de grappe des ruches naturelles tout en ayant la possibilité d’observer les activités des abeilles au cœur de leur nid en ouvrant une section sans déranger le reste de la colonie.

Dans une version ultérieure, il met même au point une ruche d’observation formée d’une caisse dans laquelle les rayons peuvent être manipulés indépendamment. «Il s’agit indéniablement de l’ancêtre de la ruche moderne à cadres mobiles qui a été brevetée en 1852, par le pasteur américain Lorenzo Lorraine Langstroth», estime Francis Saucy.

L’origine de la cire L’une des questions qui turlupinent le naturaliste genevois est l’origine de la cire. Depuis Aristote et jusqu’à Réaumur, on pensait qu’elle était produite à partir du pollen récolté par les abeilles. Mais une observation perspicace de François Burnens instille le doute. L’assistant zélé remarque en effet que les abeilles ramènent beaucoup de pollen dans de vieilles ruches alors qu’elles n’en rapportent presque pas dans les nouvelles colonies en pleine construction et qui ont grand besoin de cire.

S’ensuit une série d’expériences au cours desquelles les deux apiculteurs isolent des abeilles et les nourrissent avec du miel. Les insectes, privés de pollen, construisent, malgré tout, leurs rayons de cire. Le travail est même effectué plus vite lorsque le miel est remplacé par du sucre. Huber remarque qu’en réalité, ce sont des glandes sous l’abdomen qui sécrètent la substance et que le miel ou le sucre représentent le carburant nécessaire à cette production. Quant au pollen, le naturaliste genevois démontre qu’il sert de nourriture aux larves.

«François Huber n’est pas le premier à réaliser ces observations, admet Francis Saucy. Le chirurgien anglais John Hunter le précède notamment en 1792. Mais Huber, qui est arrivé dit-il aux mêmes constatations de manière indépendante et ne connaissait pas les résultats de Hunter, est le seul à présenter une démonstration convaincante. Il suit en effet une démarche scientifique, fondée sur l’observation et sur l’élaboration d’hypothèses qu’il teste ensuite par l’expérience.»

L’architecture des rayons La collaboration entre les deux François atteint probablement son apogée avec la description, étape par étape, de la manière dont les abeilles construisent leurs cellules. Le maître a d’abord l’idée géniale d’obliger les abeilles à construire leurs rayons de bas en haut à l’aide de parois et d’un plafond de verre sur lesquels les insectes ne peuvent s’accrocher. Du coup, il évite que ne se forme un essaim dense cachant le sujet d’étude.

Ensuite, se basant sur les observations minutieuses du domestique, il décrit sur près de 200 pages le processus d’élaboration de l’architecture des rayons. L’opération commence par le dépôt d’une fine lame verticale de cire que les ouvrières modèlent de manière à façonner les premières cellules. Ensuite, les rangées de cavités hexagonales se superposent tandis que leur forme et leur taille varient en fonction des besoins de la ruche. L’étude de cette structure tridimensionnelle complexe démontre que François Huber, malgré sa cécité, maîtrise parfaitement la géométrie spatiale et les mathématiques.

Fécondation en plein vol Tout aussi spectaculaire est la démonstration du fait que la reine se fait féconder non pas dans la ruche mais à l’extérieur, lors d’un vol nuptial éphémère. Dans une série d’expériences astucieuses, François Huber parvient à écarter les théories alors en vogue dites de l’Aura seminalis (des germes fécondants seraient relâchés par les mâles dans l’air de la ruche), de la Fécondation externe (les mâles déposeraient leur semence au fond des cellules après que les œufs eurent été pondus) ou encore de l’Auto-reproduction (une fécondation sans intervention du mâle).

Il ne reste alors plus qu’une seule possibilité, la fécondation par copulation, mais elle n’a jamais été observée. Après mûre réflexion, Huber commence à soupçonner la reine de sortir pour répondre aux avances des mâles en plein ciel. En jouant sur la grandeur de l’entrée de la ruche afin de ne pas rater son retour, Burnens finit par découvrir que la jeune reine, peu après la naissance de sa colonie, effectue quelques brèves sorties d’environ une demi-heure. A l’issue de celles-ci, elle revient, visiblement fécondée et, après quelques jours, se met à pondre des œufs.

François Huber réalise encore bien d’autres observations comme celles sur le combat des reines, le carnage des mâles ou encore la ventilation des ruches. Il manque pourtant un élément essentiel de l’histoire naturelle des abeilles: l’origine des mâles. Ceux-ci sont en effet issus d’œufs non fécondés, ce qui signifie qu’ils sont produits par parthénogenèse. Huber ne découvre pas cette faculté chez ses chères abeilles alors que son compatriote de Genthod avec qui il a beaucoup correspondu, Charles Bonnet (1720-1793), l’a identifié pour la première fois chez les pucerons quelques décennies plus tôt.

Anton Vos

*http://urlz.fr/2R62

** http://urlz.fr/2R68