Campus n°128

Charles Baudouin, l’homme sans frontières

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Formé à la méthode Coué, le psychologue d’origine française a introduit à Genève les techniques d’autosuggestion tout en cultivant son attachement aux idéaux européens et son goût pour la littérature

«Le pire ennemi n’est pas en dehors des frontières, il est dans chaque nation ; et aucune nation n’a le courage de le combattre. C’est ce monstre à 100 têtes, qui se nomme l’impérialisme, cette volonté d’orgueil et de domination, qui veut tout absorber, ou soumettre, ou briser, qui ne tolère point de grandeur libre, hors d’elle. » C’est avec ces mots que l’écrivain français Romain Rolland exprimait, en septembre 1914 dans les colonnes du Journal de Genève, son refus de la barbarie. Dans une Europe qui part en guerre la fleur au fusil, cet appel à demeurer « au-dessus de la mêlée » sonne comme une révélation pour tous ceux qui croient encore à la paix. Parmi eux, un jeune étudiant nancéen nommé Charles Baudouin, dont le regard s’est tourné vers la Cité de Calvin depuis quelques années déjà.
Le 28 octobre 1912, le jeune philosophe formé à la Sorbonne apprend en effet, par l’entremise de la revue Foi et vie, la création dans la ville du bout du lac d’un Institut Jean-Jacques Rousseau entièrement dédié à ce qu’on appelle alors l’éducation nouvelle et dont il se promet de suivre les travaux avec attention.
Reste à franchir le pas, choix qui devient une évidence avec le déclenchement des hostilités et la découverte d’une tuberculose qui évite opportunément au jeune homme de participer à la grande boucherie des tranchées. Voilà donc Charles Baudouin à Genève, au seuil d’une carrière qui le verra constamment osciller entre ses engagements pacifistes, la passion qu’il voue à la littérature et la gestion de l’Institut de psychologie appliquée qui porte encore aujourd’hui son nom.
Le 11 octobre 1915, lorsqu’il débarque sur le quai de la gare Cornavin, après un périple ferroviaire qui, en ces temps de guerre, lui aura pris près de trois semaines depuis son départ de Nancy, Charles Baudouin, du haut de ses 22 ans, sait la chance qui est la sienne: « J’avais un peu, écrit-il dans son journal, en foulant le sol de la Suisse, l’impression d’un naufragé qui, sans bien savoir ce qui lui est arrivé, touche tout à coup la terre. J’étais rendu à moi-même ; la vie pouvait recommencer. »
Et pour le jeune homme, ce nouveau départ se fait sous les meilleurs auspices. À peine arrivé à Carouge, où il s’installe, Charles Baudouin se lie en effet d’amitié avec Carl Spitteler, grande figure de la littérature suisse-alémanique et récipiendaire du prix Nobel en 1919, dont Baudouin traduira plusieurs ouvrages en français. Il rencontre ensuite le sculpteur genevois James Vibert et d’autres grandes figures du pacifisme européen comme Romain Rolland, Pierre Jean Jouve et Stefan Zweig, avec lesquels il forme, selon l’expression consacrée par l’auteur de La Vierge de Paris, une « petite Internationale de l’esprit ». C’est dans cette mouvance que s’inscrit la création, par Charles Baudouin, d’une revue pacifiste, Le Carmel, qui sera publiée entre 1917 et 1919 avec pour programme l’affirmation du « droit d’aînesse de la pensée par opposition aux doctrines de la force brutale ». Dans ces pages, il est question de « l’unité de la grande patrie européenne », de « communion par-dessus les frontières » ou de « Confédération mondiale ». L’échec du projet éditorial, miné par des dissensions internes, renvoie toutefois Charles Baudouin à ses études.
Ancien disciple du pharmacien nancéen Émile Coué, auteur de la méthode qui porte son nom, Baudouin dispense deux cours au sein de l’Institut Jean-Jacques Rousseau. Le premier porte sur « la suggestion et l’hypnotisme dans l’éducation et la rééducation », le second sur « la culture du magnétisme personnel ». En parallèle, il donne des conférences à destination des médecins et des étudiants en médecine, ainsi que des leçons privées de philosophie, histoire de faire bouillir la marmite.
Mais l’enseignement n’est pas vraiment sa tasse de thé et il s’en lassera vite, comparant la besogne à une forme de « prostitution de l’esprit ».
Il en va autrement des consultations médico-pédagogiques organisées par l’Institut et auxquelles il participe activement. « J’aime à m’occuper des enfants malades – souvent de milieux pauvres – qui sont amenés le jeudi à la consultation. J’éprouve là de grandes satisfactions », confie-t-il ainsi à son « carnet de route » le 29 décembre 1915.
Le succès est d’ailleurs rapidement au rendez-vous. À tel point que Baudouin est bientôt débordé par la situation. En mars 1916, alors que 60 personnes se pressent à sa consultation, il avoue ses doutes: « Plus je me dépense, plus il m’apparaît que l’isolement est pour moi un devoir: l’isolement où l’on peut créer. Sans doute ma tendance de créateur, d’artiste, est-elle la chose en moi la plus profonde – bien plus profonde que mes tendances charitables et altruistes. »
Le mot est lâché. Baudouin se rêve en poète et romancier. Mais avant de s’adonner pleinement aux plaisirs de la plume, il lui faut une situation. Inscrit en Faculté des lettres, Baudouin se lance dès lors dans une thèse intitulée Suggestion et autosuggestion dans laquelle il présente les bases de sa méthode thérapeutique, avertissant dès la préface qu’« il ne faut jamais oublier que l’enfant est une individualité qui se développe mystérieusement et non un cas de laboratoire ». Publié en 1920, puis réédité en 1921, 1922 et 1924, ce texte lui permet de se faire largement connaître dans le monde encore balbutiant de la psychologie et de la psychothérapie.
Fort de ce nouveau succès – qui sera conforté par une quinzaine d’autres ouvrages théoriques dans les années qui suivent – Baudouin achève son émancipation avec la création, en 1924, de ce qui est aujourd’hui le plus ancien institut francophone de psychanalyse: l’Institut international de psychagogie [sic] et de psychothérapie.
Placée sous le patronage bienveillant de Sigmund Freud, de Carl Jung et d’Alfred Adler, tous membres du comité d’honneur, cette entité à l’appellation saugrenue donne à Baudouin le moyen de poursuivre ses travaux de manière indépendante tout en se démarquant des nombreux « Institut Coué » qui fleurissent alors aux quatre coins de l’Europe. L’enjeu consiste, pour lui, à réorienter le mouvement suggestionniste « en l’annexant d’office à la science pour lui épargner de sombrer dans la thaumaturgie ».
D’un point de vue plus pratique, les revenus qu’il en tire permettent à Baudouin de gagner du temps et de renoncer à nombre de ses engagements chronophages. Temps qu’il va dès lors en grande partie consacrer à son désir d’écrire.
Il en sortira divers essais (dont Le Symbole chez Verhaeren, 1924 ; Douceur de France, 1941, ou Éclaircie sur l’Europe, 1944), des textes biographiques (Émile Coué, 1927 ; Carl Spitteler, 1938 ; Hommage à Romain Rolland, 1945, Blaise Pascal ou l’ordre du cœur, 1962), près d’une vingtaine de recueils de poésie et quatre romans (La loge de la rue du vieux muy, Générations, Printemps anxieux et L’Éveil de la Psyché).
Une bibliographie abondante à laquelle s’ajoute son Carnet de route, un texte en forme de journal intime dans lequel Baudouin « enregistre l’effort fait, jour après jour, pour comprendre les dons du monde » et qu’il a constamment retravaillé au cours de sa carrière sans pour autant trouver le moyen de le faire éditer à l’exception de quelques maigres morceaux choisis. Cette lacune est en partie comblée depuis la publication à l’automne 2014 de Un pays et des hommes, ouvrage édité par Martine Ruchat, professeure associée à la Faculté de sciences de l’éducation et ses deux collègues Antoinette Blum et Doris Jukubec. Un texte qui constitue un précieux témoignage sur l’atmosphère politique et culturel qui régnait à Genève à l’heure du premier conflit mondial.

Vincent Monnet

« Charles Baudouin. Un pays et des hommes. Carnet de route (1915-1919) », édité par Martine Ruchat, Antoinette Blum et Doris Jakubec. L’Âge d’Homme, 334 p.