Campus n°144

Neige et tripes

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Macédonien d’origine, Mirko Trajkovski aime tout autant dévaler les pentes de poudreuse que de travailler en laboratoire pour tenter de comprendre jusqu’à quel point les bactéries du tube digestif influencent la santé et le comportement des humains.

Réaliser une découverte scientifique, pour Mirko Trajkovski, produit autant d’excitation et de pur bonheur que l’ascension ardue d’un nouveau sommet suivie de la descente jubilatoire à ski dans une neige poudreuse immaculée. « La science, comme la montagne, offre une totale liberté de pensée et de créativité, rapproche les gens, repousse des limites et ses bénéfices appartiennent à tout le monde », ajoute le jeune professeur au Département de physiologie cellulaire et métabolisme (Faculté de médecine). Ce spécialiste du métabolisme et du microbiote (définitions) a toujours su allier neige et envie d’aider les gens en soignant les maladies qui les accablent, ses deux passions depuis l’enfance.
Ce sont d’ailleurs des flocons qui saluent ses premiers instants de vie. Issu d’une ancienne famille traditionnelle de Skopje, le petit Mirko naît en effet au milieu de l’hiver particulièrement neigeux de 1977 dans la capitale de l’actuelle Macédoine du Nord.
« La neige était fréquente à Skopje et, surtout, dans les montagnes avoisinantes, confie-t-il. Durant mon enfance, j’étais toujours dehors. J’ai grandi dans les rues du centre-ville aussi bien que dans les montagnes. Cette éducation, parfois rugueuse, m’a donné une polyvalence et une débrouillardise qui se sont avérées précieuses dans ma vie. »
Détruite à 80% par le tremblement de terre de 1963, Skopje a été reconstruite dans le style de l’époque qui n’est pas forcément des plus heureux. « Mais c’est une ville pleine de charme, riche en culture et avec une superbe scène underground et des bars branchés », souligne l’enfant du pays.
Équipe nationale de ski Dans la famille Trajkovski, la mère est avocate au sein du Ministère de la culture et le père professeur de sport. C’est lui qui met le petit Mirko sur des lattes en lui annonçant : « Mon fils, voici ton futur ! » La magie opère et l’enfant tombe amoureux de ce sport. « J’avais 4 ans et je ne voulais plus quitter mon père, se rappelle-t-il. Quand il partait au travail, je croyais qu’il allait skier sans moi. »
Tous les hivers, la famille se rend dans les montagnes pour s’adonner à son sport favori. Mirko grimpe les échelons et intègre l’équipe nationale de ski. Il participera à de nombreuses compétitions avant ses 18 ans. À l’époque de la Yougoslavie, les infrastructures de ski étaient encore en bon état. Depuis l’indépendance de la Macédoine en 1991, cependant, l’entretien fait défaut et elles sont aujourd’hui obsolètes.
« Durant la décennie de transition après l’éclatement de la Yougoslavie, le principal problème de la Macédoine a été l’effondrement économique, le chômage, le délitement du système d’éducation, etc. », précise Mirko Trajkovski. Les seules escarmouches que la Macédoine essuie durant les guerres de Yougoslavie ont lieu en 2001, lorsque des organisations paramilitaires, provenant souvent du Kosovo, se livrent à des attaques contre la police et l’armée dans le nord du pays. Mais le conflit est rapidement désamorcé grâce à une médiation internationale.
Malgré le marasme économique, Mirko Trajkovski obtient son bac et se lance dans une formation à la Faculté de pharmacie à l’Université Saints-Cyrille-et-Méthode de Skopje. « J’étais fasciné par la génétique et la science en général, par la perspective de repousser les frontières des connaissances, se souvient-il. Cette voie répondait en tout cas à mon envie de lutter contre les maladies. J’ai choisi la Faculté de pharmacie car elle offrait une excellente formation fondamentale et clinique non seulement en pharmacie mais aussi en médecine. »
Dresde, plaque tournante Le jeune chercheur en herbe se lance ensuite dans une thèse de doctorat qu’il débute en 2002 à l’Institut Max-Planck de biologie cellulaire, moléculaire et génétique de Dresde. Fondée seulement deux ou trois ans auparavant, la toute jeune école se développe à toute vitesse et l’émulation est grande parmi les étudiant-es. L’établissement devient une plaque tournante importante de la biotechnologie en Europe et dans le monde.
Mirko Trajkovski y fait du bon travail. En 2005, sa thèse est récompensée par le prix « Dr Walter Seipp pour le meilleur travail de doctorat » de l’Université de Dresde (dont le programme de doctorat Max Planck fait partie) et par le prix Carl Gustav Carus de la Faculté de médecine. Sa recherche sur le « lien entre la sécrétion hormonale régulée et l’expression des gènes dans les cellules bêta du pancréas » porte déjà sur le métabolisme, un domaine qu’il ne quittera plus.
Juste après, lors d’une conférence assez sélect sur l’étude du diabète qui se tient à l’Université d’Oxford et à laquelle il est invité, il fait la connaissance de Markus Stoffel, professeur à l’Université Rockefeller à New York, dont le travail l’impressionne. Il entre en contact, fait part de son désir d’intégrer son groupe et est engagé dans les mois qui suivent. Il se débrouille même pour trouver un financement.

De l’East River à la Limatt

« En fait, j’ai commencé pile au moment où Markus Stoffel déménageait son laboratoire à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ), I. Je l’ai suivi et, au lieu d’aller sur les rives de l’East River, je suis allé directement sur celles de la Limatt. Zurich n’était pas sur ma liste des destinations mais je me suis engagé pour la science, pas pour le lieu où elle se pratique. »
Mirko Trajkovski ne se sera finalement rendu à New York que pour les entretiens d’embauche. Mais cela lui aura suffi pour faire la connaissance d’un des membres du groupe Stoffel : une Suédoise, brillante et post-doctorante. Les choses s’enchaînent assez rapidement. Alors qu’il commence sa thèse, il l’épouse et devient père d’une fille, puis d’un garçon.
Zurich et l’ETHZ lui plaisent. À ses yeux, c’est un endroit remarquable, très organisé et où « lorsqu’on vous promet quelque chose, on le fait ». En 2001, Mirko Trajkovski y publie en tant que premier auteur un article dans la revue Nature, « décrivant les brins de micro-ARN impliqués dans la régulation de la sensibilité à l’insuline ». Il s’agit d’une avancée notable qui lui ouvre des portes, dont celle d’un laboratoire à son nom au sein de l’Université d’Oxford.
Sa femme, qui a décidé de quitter le monde de la recherche, trouve un emploi comme éditrice pour la revue Nature à Londres. Elle s’y installe avec les deux enfants tandis que son mari fait la navette entre Zurich et la capitale britannique. Car les démarches administratives à Oxford traînent en longueur et il doit encore terminer à Zurich un autre article très important, dévoilant les mécanismes moléculaires menant au développement du « tissu adipeux brun », des cellules spéciales découvertes chez l’homme il n’y a qu’une vingtaine d’années et qui utilisent l’énergie chimique des lipides et du glucose pour produire de la chaleur.
« C’était une période un peu compliquée, I. Je rentrais régulièrement à Londres pour pouvoir voir ma famille et m’occuper des enfants. Quand ce n’était pas possible, mes beaux-parents venaient de Suède pour faire du baby-sitting. »
Des heures dans le « Tube » L’article finissant par paraître en novembre 2012 dans Nature Cell Biology, il rejoint sa famille à Londres. Attendant toujours une décision officielle de l’Université d’Oxford, Mirko Trajkovski se laisse tenter par une offre concurrente venant de l’University College de Londres. Grâce à un soutien enthousiaste et une procédure d’engagement rapide, il y est catapulté chef de groupe et professeur assistant de métabolisme et maladies métaboliques.
Cette escapade londonienne ne dure finalement qu’un an. La vie dans la ville est enrichissante mais les déplacements quotidiens deviennent vite éprouvants. Le couple passe des heures par jour dans les transports en commun, en particulier le Tube, le métro londonien. Le temps dévolu aux enfants en pâtit proportionnellement.
C’est donc par décision familiale unanime – et dans l’espoir d’augmenter la qualité de vie des siens – qu’il brigue un poste à l’Université de Genève.
« Nous avons recruté Mirko Trajkovski en 2013 en qualité de professeur boursier au Fonds national pour la recherche scientifique (FNS), se rappelle Pierre Maechler, professeur au Département de physiologie cellulaire et métabolisme. Nous étions impressionnés par sa bibliographie déjà très riche et son parcours dans des laboratoires renommés. Mais c’est surtout sa présentation et son projet qui nous ont convaincus. L’excellente impression s’est confirmée dans les années suivantes et, à la fin de son mandat au FNS, il a non seulement été stabilisé mais aussi directement promu au rang de professeur ordinaire, ce qui est rarissime pour un professeur boursier. »
Entre-temps, Mirko Trajkovski décroche une bourse de démarrage du Conseil européen de la recherche (CER) en 2014. « J’étais bien financé, j’avais de la liberté, déclare-t-il. Je pouvais tenter des choses bien au-delà de ma zone de confort. Je me suis donc intéressé au microbiote. »

Micro-manipulateurs

Le microbiote est un sujet relativement nouveau en médecine. Le fait que les bactéries, virus et autres unicellulaires vivent dans nos intestins et nous rendent service est connu depuis longtemps. Mais que ces milliards de micro-organismes, pris dans leur ensemble comme s’il s’agissait d’un organe supplémentaire, aient une influence manifeste sur le métabolisme du corps humain n’est apparu au grand jour qu’il y a une décennie environ.
Une des premières expériences a consisté à transplanter le microbiote d’une souris obèse chez une souris saine, dont l’intérieur du tube digestif est préalablement stérilisé. La souris saine est devenue obèse en quelques jours ou semaines.
« Selon d’autres études, le microbiote est même capable de réguler l’appétit, précise Mirko Trajkovski. C’est-à-dire qu’il peut, d’une manière ou d’une autre, envoyer des signaux au cerveau. Serait-il possible que la faim que nous ressentons soit en partie provoquée par le microbiote de nos intestins qui, lorsqu’il manque de nourriture, nous pousse à en ingurgiter ? Se pourrait-il qu’une horde de microbes, situés tout en bas de l’évolution, soit capable de manipuler le cerveau le plus sophistiqué que l’on connaisse ? »
Cela ressemble à de la science-fiction mais pour le chercheur genevois il s’agit là d’un bel exemple de coévolution. Cette symbiose entre les mammifères et leur microbiote s’est établie au cours des millénaires, voire des millions d’années d’évolution. Elle a probablement permis, dans un monde où la nourriture était rarement abondante, de réguler le sentiment de faim en fonction des ressources disponibles. Aujourd’hui, cet équilibre est rompu, la surabondance de calories disponibles entraînant l’augmentation des maladies telles que l’obésité.
« Ce qui est aussi remarquable, c’est que les maladies que l’on définit comme chroniques, ou non transmissibles comme l’obésité, deviennent potentiellement quand même contagieuses, suggère Mirko Trajkovski. Les bactéries qui peuplent le tube digestif peuvent en effet se propager entre individus d’un même ménage, par exemple. »

Travail pionnier

Depuis quelques années, l’équipe genevoise de Mirko Trajkovski apporte régulièrement de nouvelles pièces au dossier du microbiote en particulier et du métabolisme en général. Dans des articles pionniers parus en 2015, les scientifiques montrent que l’appauvrissement du microbiote de souris régule le développement du tissu adipeux brun et, par conséquent, améliore la sensitivité à l’insuline et réduit les risques d’obésité. C’est la première fois qu’un tel lien est établi et le laboratoire de Mirko Trajkovski poursuit ses investigations dans ce champ de recherche jusqu’à aujourd’hui.
Dans un papier plus récent, paru dans la revue Cell Metabolism en octobre 2020, Mirko Trajkovski et ses collègues révèlent que les souris vivant dans un environnement chaud sont moins sujettes à l’ostéoporose et que cet effet bénéfique passe, une fois de plus, par le microbiote.
« On se rend compte que de plus en plus de maladies sont liées de près ou de loin au microbiote, explique Mirko Trajkovski. On a compris que l’effet du microbiote sur le métabolisme dépend de sa composition. Certaines espèces semblent bénéfiques si elles sont présentes en grandes quantités tandis que d’autres sont plus nocives. On commence aussi à mesurer la présence de composés produits par le microbiote qui pourraient bien jouer le rôle de messagers entre la colonie de microbes et certains tissus ou organes de l’organisme hôte. »
L’espoir est que l’ensemble de ces connaissances débouche un jour sur des traitements capables de jouer spécifiquement sur certaines espèces de bactéries du microbiote (pour les promouvoir ou au contraire les inhiber) ou sur certains composés qu’elles produisent. Récent bénéficiaire d’une bourse de consolidation du CER en 2019, Mirko Trajkovski a devant lui le temps et les moyens pour tenter d’en savoir plus.


Anton Vos